Pause méridienne

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Les deux alpagas marchaient au pas, habitués au vacarme des rues et aux animaux de toutes tailles qui défilaient. À chaque coin de rue, des marchands se saluaient, se tapaient dans le dos ou échangeaient des paroles d’encouragements.

Guanaca tira sur les rênes pour faire ralentir son attelage, laissant passer une carriole où s’extasiaient des touristes.

— On le fait à tour de rôle, promener les vacanciers, précisa-t-elle aux aventurières. C’est pas ce que l’on préfère, mais ça rapporte un peu d’argent.

— Vous êtes nombreux à faire de l’élevage, remarqua Poise, assise à la droite de Guanaca. S’il y a si peu de bénéfices à se faire, pourquoi continuer ?

Les alpagas reprirent leur marche.

— Nous nous transmettons les troupeaux de parents à enfants. Renoncer se résumerait à renier notre héritage.

L’elfe noire trouvait cet esprit admirable, pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de penser avant tout au bien-être des animaux.

— Du coup, vous avez de quoi nourrir vos bêtes ?

— Ne prenez pas cet air inquiet, sourit Guanaca. Ce qu’il y a de bien avec les alpagas, c’est qu’on peut vendre leur laine, et à bon prix.

La charrette bringuebala jusqu’aux abords de la ville. L’éleveuse manœuvra avec habileté son attelage pour effectuer une marche arrière.

— Terminus, tout le monde descend ! annonça-t-elle joyeusement.

Elle mit pied à terre dans une cour, à l’arrière d’une maison à colombages. Un homme âgé, appuyé sur une canne, sortit immédiatement le nez dehors.

— Alors ? Les affaires ont été bonnes ? demanda-t-il de sous son porche.

— Pas le moins du monde, annonça Guanaca, qui déchargeait déjà ses caisses, imitée par le duo d’aventurières.

L’homme soupira et vint à leur rencontre. Il flatta les animaux et leur murmura quelques mots à l’oreille, coinça sa canne entre ses jambes, et entreprit de détacher leurs harnachements.

— Papa ! le gronda l’éleveuse. Tu dois ménager ton dos, laisse-moi faire.

— Je peux bien donner un coup de main. Je ne suis pas encore complètement impotent.

Le vieil homme s’entêta à s’occuper des animaux. Il leur passa un licol et les mena vers les boxes au fond de la cour.

— Il est encore plus têtu que ses bêtes, soupira Guanaca. Mesdames, j’abuse encore un peu de vous, il faudrait déposer les marchandises dans l’entrepôt.

Quelques allers-retours plus tard et les filles se trouvèrent bien réchauffées, les muscles en feu et le dos raide.

L’éleveuse remit en place la barre qui fermait l'entrepôt et s’épongea le front d’un revers de main.

— Merci beaucoup, leur sourit-elle. Ce n’est pas grand chose, mais je peux vous proposer un repas chaud.

Les aventurières ne purent s’empêcher de sourire en retour, leurs ventres criaient famine.

— Avec grand plaisir ! s’exclama Marxia.

Après un débarbouillage en règle, elles s’attablèrent devant une assiette de soupe aux haricots rouges. La maison ne payait pas de mine. Fonctionnelle avant d’être jolie et moderne, elle comprenait trois chambres à l’étage, une petite salle d’eau et une grande cuisine au rez-de-chaussée. La pièce ayant pignon sur rue servait de boutique.

— Et qu’est-ce que vous vendez ? demanda Marxia, la bouche à moitié pleine.

— Nous avons toute une gamme de cosmétiques : savon, brosse, crème etc. Des textiles aussi, de la mercerie avec des pelotes de laine, et puis des petites peluches, des objets de décoration en forme d’alpaga.

Guanaca rompit le pain et le distribua aux convives. Son père s’empressa d’en faire des croûtons, qui disparurent dans la soupe en s’imbibant du liquide chaud.

— Comment vous faites pour pour gérer la boutique, l’élevage et le marché ? questionna à son tour Poise, une idée derrière la tête.

— Ah ça, rigola l’éleveuse. C’est tout un exercice de jonglerie. Papa tient la boutique, le plus souvent. Je le relève dès que possible, son lumbago le fait souffrir.

L’intéressé grogna et se servit un verre de vin coupé d’eau.

— Fais moi passer pour un infirme, tant que tu y es.

— Il n’y a aucune honte à prendre de l’âge, lui rétorqua sa fille. Tu as tenu cette entreprise pendant cinquante ans, il est temps de passer le relais, que tu puisses profiter de tes vieux jours.

L’homme vida son verre d’un trait, sourcils arqués.

— Tu n’as pas d’homme dans ta vie, il faut bien que j’assume ma part de travail.

La conversation prenait l’allure d’un refrain maintes et maintes fois entendu. L’atmosphère devint électrique entre le père et la fille. Les aventurières se recroquevillèrent sur leurs chaises, gênées.

Guanaca débarrassa les assiettes vides et les déposa dans l’évier avec bruit. Elle fit couler un filet d’eau pour rincer la vaisselle. Le silence s’épaississait dans la cuisine. Marxia et Poise échangèrent un regard, de plus en plus mal à l’aise.

Avant qu’elles ne trouvent un sujet de conversation pour briser la glace, l’éleveuse, un torchon à la main, reprit la parole :

— Qu’on se le dise une bonne fois pour toutes : je n’ai pas besoin d’un homme pour assumer mon travail ou subvenir aux besoins de ma famille.

Ses mains essuyées, elle fit claquer le tissu sur son épaule et rangea la vaisselle dans les placards.

— J’ai toujours été volontaire pour t’aider, poursuivit-elle, et je pense m’abîmer assez à la tâche pour ne pas devoir supporter ce genre de discours.

— Justement, rebondit son père sans la regarder dans les yeux. Si tu crois que ça me fait plaisir de te voir te lever aux aurores et te coucher bien après la tombée du jour. Je dis juste qu’un travailleur de plus sous ce toit, ça ne serait pas de trop.

Poise mit un coup de pied dans le tibia de sa partenaire.

— Aïe ! couina aussitôt la demi-elfe sans comprendre le message.

Les regards convergèrent vers Marxia, dont les joues devinrent cramoisies.

— Alors… euh… non… ça n’a rien à voir avec votre échange, c’est juste que…

— Que justement nous cherchons du travail pour la saison ! compléta sa binôme, qui pressentait l’incident diplomatique.

Les deux éleveurs restèrent silencieux.

L’elfe noire préféra enchaîner :

— Le temps devient trop froid pour voyager. Nous pensions trouver une mission de quelques mois, le temps que ça se réchauffe...

Le vieil homme ouvrit la bouche pour répondre, mais la demi-elfe devança son objection.

— Nous ne voulons pas d’unités en échange, juste le gîte et le couvert, si cela vous est possible.

Les filles retinrent leur respiration alors que l’information faisait son chemin dans l’esprit de leurs hôtes. Guanaca se mit à sourire. Elle raccrocha le torchon à son crochet et s’appuya contre le plan de travail.

— Voilà qui réglerait le débat pour le moment. Qu’en dis-tu, papa ? Tu pourrais te reposer et superviser les tâches de ces dames. Et puis, un peu de compagnie ne nous ferait pas de mal.

L’homme aux mains calleuses reboucha la bouteille de vin.

— Fait comme tu l’entends, répondit-il avant de se lever et de quitter la pièce.

— Dans son langage, ça veut dire oui, chuchota Guanaca.

Un soupir de soulagement échappa aux aventurières. Un poids venait de sauter de leurs épaules, ne restait plus qu’à se retrousser les manches.

— Je vous préviens, vous n’allez pas chômer, informa leur nouvelle employeuse, une éponge en main pour essuyer la table.

Le soir venu, Guanaca déplia le canapé-lit de la chambre d’ami. Le sommier grinça et les ressorts se firent entendre. La literie ne datait pas d’hier. Les aventurières aidèrent la femme à faire le lit, ignorant la lassitude de leurs membres.

L’après-midi s’était découpée entre la visite de la boutique, de l’entrepôt et des boxes. Les alpagas prenaient l’air plusieurs fois par semaine dans un grand pâturage, mais vivaient la saison froide dans leurs stalles. Les filles avaient nettoyé l’endroit avec application et avaient distribué du fourrage aux animaux.

— Cette odeur de bergerie me quittera plus, se plaignit Poise quand Guanaca fut partie.

— C’est sûr que ça n’est pas très agréable. Il faut voir le bon côté des choses, on a un toit sur la tête pour les mois à venir.

Marxia peigna ses cheveux pour en défaire les nœuds entremêlés de paille. Une couche de poussière épaisse lui tendait le visage. Elle avait hâte de prendre une bonne douche. Poise plaçait ses affaires dans l’armoire en chênes à triple battants.

— On se débrouille plutôt bien, non ?

Elle ne lui en avait pas parlé jusque-là, mais une angoisse lui brûlait les entrailles depuis quelques temps, celle de décevoir Marxia et que, par conséquent, elle veuille faire demi-tour. L’archère n’était pas du genre à se plaindre, ni à s’épancher sur ses ressentis. L’elfe noire se demandait souvent si son amie regrettait d’avoir tout abandonné pour la suivre, mais n’osait le formuler, de peur d’entendre la réponse. Pourtant, si elle avait osé en parler, elle aurait bien vite été rassurée. Marxia se plaisait beaucoup dans cette nouvelle vie. Elle trouvait la profession d’aventurière bien plus enrichissante que tout ce qu’elle avait fait auparavant. L’authenticité des rencontres que le duo faisait au fur et à mesure du voyage la mettait en joie. Elle qui avait si souvent été mise de côté pour son atypisme se sentait à sa place.

— Oui, je trouve que l’on n’est pas aussi tarte qu’on en a l’air, affirma l’archère avec son éternel sourire.

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