Poudre de Gerlinpinpin

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De fins rayons de soleil filtraient à travers les rideaux, tandis qu’un pic-vert martelait les tempes de Poise. Elle se releva en position assise, l’esprit hagard et la bouche sèche.

Boire ! lui intima son cerveau.

Un tam-tam battit la mesure de ses pas sous son crâne alors qu’elle se traînait vers la salle de bain. Elle but de longues minutes au lavabo, la tête penchée, des mèches de cheveux aux allures de tentacules sur le visage. Quand l’aridité de sa gorge se fut apaisée, l’elfe noire prit conscience de son odeur de fauve et se rua dans la douche.

Marxia dormait encore à poings fermés quand elle revint dans la chambre. L’eau chaude l’avait délassée, sans pour autant lui remettre les idées en place.

C’est la première fois que j’ai un aussi gros trou noir, se fit-elle la réflexion.

Elle se rallongea sur le lit et tenta de reconnecter ses neurones. Les yeux rivés sur le plafond, aux traces douteuses, des bribes de la soirée lui revinrent en mémoire. Des flashs de lumière, de la musique atroce et bien trop forte, un verre avec une paille… et puis… fin.

Marxia ouvrit un œil, qu’elle referma aussitôt, agressée par la lumière du jour. Elle grogna, cacha son visage sous le drap et considéra son état physique un instant. Sa plaie au cou la tiraillait. Pour le reste, cela pouvait aller. Elle s’étira avant de saluer sa comparse.

— Tu peux me faire un topo de la soirée ? demanda aussitôt Poise, anxieuse.

— Attend d’avoir avalé quelque chose, conseilla l’archère.

Les quelques clients attablés dans la salle du petit déjeuner consommaient en silence leurs œufs brouillés et autres tartines beurrées. La demi-elfe, une tasse de thé à la main, choisit une table à l’écart. Elle entreprit d’ouvrir un pot de confiture miniature, dont le couvercle s’avéra collé par le sucre.

— Je me suis faite droguer par un vampire… répéta Poise, dépitée, son plateau non entamé devant elle.

Sa binôme venait de lui résumer les faits de la veille alors qu’elles faisaient la queue pour les pancakes.

— Humm… confirma Marxia, qui rougissait sous l’effort.

— J’ai juste été un gros boulet toute la soirée, continua l’elfe noire sur le même ton médusé.

— Humm… émit de nouveau son interlocutrice, qui faisait maintenant levier sur le couvercle avec son couteau.

Poise se massa les tempes du bout des doigts. Un bruit métallique ricocha sur le plafond, indiquant la victoire de Marxia sur la confiture.

— Eh mince, geignit l’archère. C’est framboise-rognon, j’avais mal lu.

Dégoûtée, elle se détourna du pot et enfourna dans son bec une viennoiserie.

— Allez, ne te fais pas de bile, continua-t-elle, des miettes collées sur les joues. L’important c’est qu’on s’en soit sorties, et avec des indices en plus.

— Marxia…

L’intéressée cessa de mâcher et croisa le regard de sa comparse, qui conservait un air fermé.

— Merci, compléta Poise. Tu m’as sauvé la vie.

Sa binôme sourit.

— Ne prend pas ce ton dramatique. J’ai juste assommé un très vieux pervers avec un porte-savon.

L’elfe noire éclata de rire. Des clients dérangés par sa bonne humeur lui jetèrent un regard mauvais.

— Une très bonne expérience à ajouter à ton CV, ricana-t-elle de plus belle, mais t’as toujours pas utilisé ta spécialité.

L’étincelle de malice s’était rallumée dans les yeux de Poise, au plus grand plaisir de son amie.

— Que veux-tu, un arc sous cette robe étriquée, ça n’aurait pas été bien pratique.

L’elfe noire sourit et se décida à entamer ses haricots à la tomate.

— Donc on y retourne aujourd’hui ? demanda-t-elle entre deux bouchées.

— Oui, c’est en journée qu’il faut opérer. Après, rien ne nous a confirmé que le bâton se trouve encore dans le bureau de Globine.

Une employée en tenue de soubrette débarrassa la table voisine. La femme sortit un plumeau et se pencha exagèrement pour disperser les miettes, sous l’oeil lubrique de la clientèle.

— Comment on va entrer dans le club ? poursuivit l’elfe noire, ignorant le spectacle en cours.

— Alors ça... Il doit bien y avoir une entrée du personnel, comme partout. Et puis… continua Marxia plus bas, j’ai le passe-partout de la milice, ça va bien nous servir.

Elles rassemblèrent leurs affaires et libérèrent la chambre en fin de matinée. Avant de partir, elles déposèrent les housses de vêtements à la consigne, satisfaites de ne plus jamais voir ces robes de leur vie.

Les oiseaux de nuit avaient quitté les rues. Témoignaient de leur passage des gobelets ayant fait office de cendrier et des restes d’alcool entre les pavés.

Elles passèrent une première fois devant la Crypte, l’air de rien, pour repérer les lieux. Feindre l’indifférence ne fut pas aisé, car l’endroit leur inspirait à présent une trouille de tous les diables. Un rideau de fer remplaçait le videur en journée et obstruait donc l’entrée du club. Les filles firent le point devant la boutique d’oreillers, feignant d’admirer les marchandises.

— Je pense pas que le passe-partout marche sur le machin en ferraille là-bas, s’inquiéta Poise.

— J’avais espoir que la milice soit toujours sur place. J’aurais pu entrer en disant que je voulais récupérer un objet égaré. L’avocat de Globine a vraiment fait du bon travail, soupira la demi-elfe.

Elles se turent à l’approche de potentiels clients.

— Olala Romaric, regarde moi ces pompons sur les coussins brodés, de pures merveilles ! s’extasia une femme à la permanente orange vif.

L’elfe noire tira sa comparse par la manche pour les éloigner des oreilles indiscrètes.

— De quel avocat tu parles ? chuchota-t-elle alors que la femme permanentée déclamait son amour pour les polochons d'apparats en plumes de quetzalcoatl.

— Hier, un gradé de la milice parlait avec l’homme qui défend Globine. L’avocat a dit que son patron n’aimait pas être dérangé, ni mêlé à des histoires louches. Il a reporté la faute sur la société des agents de sécurité.

Poise réfléchit quelques instants.

— Si y’a du personnel d’ordre, doit y avoir un poste de sécurité dans le club. On doit pouvoir entrer par là. Mais Globine doit surveiller ses arrières. Ça va être blindé d’alarmes et de caméras de surveillance.

— Mesdames, un renseignement ? demanda un vendeur en costume, sourire aux lèvres.

— Merci, nous regardons, répondit poliment Marxia.

L’homme fronça les sourcils, entendant par cette réponse que les deux jeunes femmes ne mettraient pas la main au porte-monnaie.

— Je vous demanderais de ne pas traîner devant la vitrine, vous cachez les articles.

Avec un air pincé, il réinvestit son magasin. L’elfe noire lui souhaita d’avoir un ongle incarné et les aventurières s’écartèrent des oreillers hauts de gamme.

De retour dans la rue, elles avisèrent une ruelle entre le Dra-cul-la et Le baiser de Neptune — bar avec jacuzzis. Elles s’engouffrèrent dans le passage, les sens aux aguets.

— La porte de service, souffla Marxia, le doigt pointé vers le bout du bâtiment.

L’endroit sentait l’urine à plein nez. Au sol, des détritus douteux jouxtaient des touffes de mauvaises herbes, sur un fond de terre et de gravier.

— Va falloir être rapides.

— Je pense avoir quelque chose d’utile, répondit Marxia, qui s’agenouilla pour mieux fouiller dans son sac.

Inquiète, l’elfe noire surveilla les alentours tandis que sa binôme déversait son fourbi sur le sol.

— Bon alors, tu trouves ?

— Une minute ! Tu te souviens du livreur de Ninja sushi ?

— Oui, et alors ? Tu comptes proposer le menu maki à volonté aux vampires ?

L’achère rangea à la va vite les objets qu’elle venait d’éparpiller.

— Mais non, s’indigna-t-elle. Ils ont toujours sur eux un sac de poudre de dissimulation, ça fait partie du spectacle quand tu reçois ta commande.

Elle montra dans sa paume un petit paquet rond et violet.

— J’ouvre la porte, je jette la poudre dans le couloir, et on sera invisibles pour les caméras.

— Sauf qu’ils ont une cagoule spéciale pour voir au travers, objecta Poise. Nous on va juste cracher nos poumons et se manger les murs.

Sa binôme perdit son air satisfait.

— Bon, se résigna-t-elle, alors je garde la poudre à portée de main si on doit prendre la fuite.

Les caméras ont déjà dû nous repérer, pensa l’elfe noire. Deux nanas qui rôdent dans une ruelle pour vider leurs sacs par terre, ça attire pas du tout l’attention.

— À quoi tu penses ? sollicita l’archère.

— Je me dis que c’est pas si grave qu’on soit filmées. On vient pour une quête officielle, donc on pourra pas vraiment avoir d’ennuis. C’est le jeu, non ? Dans un PAR. Soit on réussit, soit ils nous sortent juste à coup de pied au fion.

Marxia tordit sa bouche, pas vraiment convaincue, mais objecter aurait pour effet de refroidir son amie, chose qu’elle ne voulait pas. Elle se contenta de glisser le passe-partout le long de la porte jusqu’à entendre un cliquetis métallique. Le battant s’entrouvrit, comme par magie. Surprises de l’efficacité de l’objet, les jeunes femmes pénétrèrent dans le club, les veines chargées d’adrénaline.

Elles traversèrent une première pièce, où traînaient des sacs poubelles aux fragrances d'œuf pourris, des chariots de ménage et du matériel de scène usagé ou cassé. Une porte les mena dans un couloir au sol de ciment, où se trouvaient peints sur le mur en lettres rouges les mots “Poste de sécurité”. Elles se stoppèrent net et s’accroupirent pour échapper à la vue des grandes vitres, qui donnaient sur les bureaux. Poise donna un coup de coude à sa binôme. Scotchée sur l’une des baies vitrées, une feuille de papier portait la mention “ EN GRÈVE " écrite à la main et soulignée. Les filles soufflèrent et poursuivirent vers le prochain couloir, qui menait au bureau du maître des lieux.

— Tu crois qu’il est là ? souffla Marxia quand elles arrivèrent devant la bonne porte.

Poise haussa les épaules, la respiration bloquée par l’anxiété.

Avec d’infimes précautions, elle actionna la poignée rutilante.

— C’est fermé, annonça-t-elle après avoir expiré la quantité d’air accumulée.

La demi-elfe joua de nouveau de son passe-partout. La porte s’ouvrit sur une pièce plongée dans le noir. L’esprit des aventurières était en ébullition. Elles s’attendaient à tout : vampire pendu au plafond, chauve-souris mangeuse d’homme en embuscade, arbalète automatique avec pieux en bois ou en argent… Le silence le plus total régnait dans la pièce obscure. Le moindre pet aurait retenti comme dans une cathédrale. L’elfe noire alluma sa lampe torche. Le faisceau éclaira un large bureau, en bois laqué et aux pieds griffus. De grandes vitrines s’alignaient le long des murs. La lumière de l’elfe noire ricocha sur les trésors d’Emo Globine, une collection d’objets hétéroclites, du précieux au répugnant. De lourdes tentures obstruaient les fenêtres et le plancher vieilli grinçait sous leurs pas.

— Il récolte ça où, tu crois ? couina Poise alors que sa lampe passait sur une tête réduite dans du formol.

— Aucune idée, mais je ne vois pas le bâton ! s’inquiéta sa comparse.

Poise jeta un coup d’œil à la grande armoire en acajou, qui se révéla pleine à craquer de dossiers administratifs. De son côté, la demi-elfe fureta un peu partout, bien que handicapée par la faible luminosité.

— Il a une machine pour masser les pieds, s’amusa-t-elle, assise dans le fauteuil de Globine. Et des charentaises !

Elle glissa ses doigts dans les chaussons rembourrés pour les montrer à Poise.

— Repose ça ! s’agaça sa partenaire, pressée de quitter les lieux. Et sors tes miches de là !

— Il y a quelque chose dans ses pantoufles !

De mauvaise grâce, l’elfe noire éclaira le petit élément en pierre, terminé par une tige dorée, qui reposait dans la paume de l’archère.

— On dirait un genre de clé en forme d’animal.

— Vas-y, éclaire partout, qu’on trouve ce que ça ouvre ! s’enthousiasma Marxia.

Poise fit la moue mais obtempéra. Sa lampe s’arrêta sur une statuette, posée sur une étagère. Assis sur un sofa, un vampire en robe de chambre plantait ses crocs dans le cou d’un jeune éphèbe.

— Il manque la tête du teckel, remarqua l’elfe noire.

Sa comparse s’empressa de compléter le chien saucisse, allongé sur le sofa de pierre. Il y eut un cliquetis sonore.

— Là ! pointa Poise. Il y a de la lumière derrière ce tableau.

La toile représentait un homme d’âge mûr, sur une balançoire, son costume queue de pie au vent. Le grand sourire du personnage laissait voir ses canines protubérantes. Derrière lui, un apollon bouclé tendait les bras pour le réceptionner.

— "Folâtrerie au clair de lune”, lut Poise sur le cartel. “Cadeau du peintre Eduardo Bo’Pinço à son inspiration et ami, Emo Globine”. C’est donc à ça qu’il ressemble.

Elle détailla les traits secs du vampire. Ses joues creuses et son menton pointu ne faisaient pas de lui un modèle d’esthétisme. Il portait ses cheveux longs, retenus en une queue basse par un ruban rouge.

— Ils sont tous bruns, les vampires ? questionna Marxia.

Son amie fit un bruit de bouche pour signifier qu’elle ne le savait pas — et qu’elle s’en tamponnait — et les aventurières se glissèrent dans le passage secret dissimulé par la peinture.

Pour le coup, ça fait crypte, releva Poise.

Des toiles d’araignées s’accrochaient aux torches fixées dans le mur en pierres apparentes. Une odeur de renfermé baignait le passage, où traînait un courant d’air froid. Les filles descendirent les marches avec précaution. Arrivées en bas, un lustre s’alluma automatiquement. Bouche bée, elles découvrirent le repère secret d’ Emo Globine.

Un grand lit à baldaquin attendait le prochain rendez-vous privé du vampire. Les tentures noires relevées dévoilaient des draps en satin argenté. Des statues d’albâtre couraient le long des murs. Toutes représentaient le même modèle : Globine. On le découvrait en déshabillé de soie, porte-jarretelle en dentelle, habit de plombier ou simplement couvert d’une feuille de vigne. Une cheminée artificielle donnait du cachet à l’ensemble, devant laquelle trônait un grand canapé ivoire et un tapis en peau de bête.

— Il y a même un mini-bar, remarqua Marxia. Il doit y conserver des poches de sang pour l’apéritif.

L’elfe noire se sentait prise au piège dans cette pièce souterraine. Une seule issue leur permettait de s’échapper, celle-là même par laquelle pouvait débouler un centenaire en rogne.

— On ne touche à rien ! prévint-elle. Je tiens pas à ce qu’on réitère nos exploits d’hier.

— Poise ! Poise !

La demi-elfe sautillait sur place, l’index tendu vers l’une des statues à demi-nue. L’une des mains de pierre se refermait sur un long bâton émeraude, au bout duquel brillait une énorme améthyste. Marxia eut tôt fait de se trouver devant la sculpture, manquant de renverser un vase hors de prix au passage.

— Comment on ouvre la main ? questionna Marxia.

L’elfe noire la rejoignit, mi-anxieuse, mi-bougon.

— Si on essayait de faire coulisser le bâton ? continua de réfléchir tout haut la demi-elfe.

— Non, il va toucher le plafond, répondit l’autre, la tête tournée vers les escaliers pour surveiller leurs arrières.

Décidée à tout tenter, l’archère tira sur les doigts de pierre, qui ne se desserrèrent pas d’un pouce.

— Je t’ai dit de rien toucher ! s’énerva sa binôme.

— Mais on va pas rester là à le regarder, il nous le faut ce bâton.

Poise soupira et se décida à étudier la statue avec plus d’attention.

— Tu as vu le cartel ? pointa-t-elle.

— ”Preuve d’amour”, lut sa binôme. Et donc ?

— J’sais pas, faut peut-être lui donner un cadeau ? ironisa l’elfe noire.

Marxia prit l’information au pied de la lettre et s’excita derechef.

— Ah mais oui ! Mais qu’est-ce qui serait le mieux ? Un bouquet de roses ? Une boîte de chocolats ? Ou un bisou ? C’est une preuve d’amour ! Non ?

L’autre ne se donna pas la peine de répondre et s’abima dans l’inspection de la sculpture. Après de longues minutes d’examen — pendant lesquelles Marxia tenta d’amadouer la statue en complimentant son postérieur et sa chevelure — l’elfe noire s’éclaira.

— Là, c’est un petit bouton dissimulé.

Elle pressa le téton droit du vampire. La statue gloussa et ouvrit la main. Ravie, l’archère, récupéra le précieux bâton. Les doigts glacés se refermèrent sur son poignet.

— Mince ! couina-t-elle en se débattant. Aïe, aïe, aïe ça serre fort !

L’avant bras de la demi-elfe semblait sur le point d’être broyé.

— Arrête de te débattre ! ordonna sa binôme. Si t’essaies de partir, la statue te retient.

Marxia cessa de gesticuler. Le vampire de pierre relâcha son étreinte.

— Il est collant comme amoureux ! geint la prisonnière. Je comprends mieux pourquoi Gerlin l’a plaqué.

— Il devrait s’appeler Ego Globine ouais, s’énerva Poise. On va essayer de lui donner autre chose à tenir.

Elle rappuya sur le bouton et, dès que sa comparse fut libre, elle fourra dans la main de la statue sa lampe torche, qui accepta le présent sans rechigner.

Marxia fit tourner dans l’air son poignet douloureux.

— Plus de peur que de mal, rien de cassé, sourit-t-elle.

Les réjouissances furent de courte durée, car au même moment, un bruit de pas leur parvint depuis l’escalier. En panique, Poise étudia la possibilité de se cacher sous le lit ou derrière les rideaux du baldaquin, mais déjà, sa binôme filait vers la sortie, le bâton en main. Arrivée en bas des marches, la demi-elfe se retrouva nez à nez avec le propriétaire des lieux.

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