Sang dessus dessous

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Marxia se rasa les jambes et y appliqua une huile aux senteurs de bonbon. L’aventure ne lui laissait pas vraiment le temps de prendre soin d’elle et elle culpabilisait à la vue de ses sourcils mal entretenus. Sa mère l'avait toujours disciplinée à prendre soin de sa peau, à surveiller son poids, à marier ses accessoires... leçons qu'elle tendait à ne plus appliquer, tant cela jouait sur son plaisir alimentaire et la manière dont elle se regardait. Cette éducation laissait tout de même des traces, et c'est pourquoi elle ressortit de la salle de bain avec un masque à l’argile verte étalé en grosse couche sur le visage.

— Tu t’es déguisée en ogre ? ricana Poise, assise sur le lit.

— Tu ferais bien d’en faire autant, on ne rentrera jamais dans le club avec un teint de panais.

La demi-elfe s’accroupit pour fouiller dans ses affaires.

— C'est des vampires j'te rappelle, leur couleur de peau varie entre carrelage de cuisine et baignoire en porcelaine.

Marxia leva les yeux au ciel et tira de son sac un nécessaire de maquillage.

— Angel nous a dit de mettre le paquet, on ferait mieux de l’écouter.

— Je tiens pas à me badigeonner de graisse de phoque, merci, répliqua l'elfe noire, échouée sur le couvre-lit.

L'archère soupira et s'enferma de nouveau dans la pièce d’eau.

On toqua à la porte. Poise traîna des pieds pour ouvrir et sa moue blasée s'accentua en découvrant Angel, accompagné d’une deuxième fée. La nouvelle venue paraissait au comble de la joie, chargée de deux housses à vêtement gris metallique, assorties à sa teinture de cheveux et sa robe moulante.

C’est une habitude chez eux ou quoi ? se demanda Poise.

— Re-bonjour, chantonna Angel, déjà posé sur l’édredon.

Il tendit le bras vers le chocolat à la liqueur posé sur l’oreiller le plus proche.

— Alors, qu’est-ce que vous pensez de l'hôtel ?

La gourmandise disparut dans son gosier.

— C’est… sympathique, répondit l'elfe noire, un sourire crispé sur le visage.

Elle s’assit dans un coin, sur un petit fauteuil rose, piqueté de gros diamants en toc.

— Waouw, commenta Angel, septique, il va falloir faire mieux que ça pour rentrer au Dra-cul-la. On dirait que tu as des gazs.

L’intéressée laissa tomber son masque hypocrite.

— Félicia vous a apporté des tenues, elle est styliste, enchaîna-t-il, appuyé sur un coude tel un éphèbe sculpté.

La fée ouvrit les housses de vêtements, dont elle extirpa deux robes tape à l'œil.

Poise se sentit défaillir.

— Je pense pas que ça va m’aller, plaida-t-elle aussitôt pour tenter d’échapper à l’essayage.

— Tatata ! prévint Angel, un majeur impérieux en l'air. Cesse de te défiler, et fais-nous plutôt un défilé.

Marxia vint saluer les visiteurs, enroulée dans une serviette.

— Superbe ! apprécia Félicia en la détaillant. Tu vas être trop canon.

Elle lui tendit une robe rouge bustier, fendue sur le côté. La matière semblait élastique, créée pour épouser les formes de son ou sa propriétaire.

— Va passer ça, qu’on voie ce que ça donne, ordonna l’homme-fée.

De nouveau enfermée dans la salle d’eau, la demi-elfe enfila le vêtement par les pieds. La robe coinça au niveau de ses hanches et elle s’acharna une bonne minute pour faire glisser la matière. Sa poitrine se trouva bientôt comprimée dans la pièce de créateur, qui lui coupait la respiration.

C’est pensé pour des hommes-asperges ou quoi ? pensa-t-elle, le nombril rentré autant que possible.

Elle s'inspecta dans le miroir et lissa le tissu des deux mains.

Ça n'est pas trop mal, se fit-elle la réflexion.

Des sifflements enthousiastes accueillirent son retour dans la chambre. L’archère n’osait s’asseoir, de peur de craquer la tenue difficilement enfilée.

— Et pour les chaussures ? demanda Félicia. Il est hors de question que tu portes les godasses boueuses qui traînent dans l’entrée.

— C’est que, je n’en ai pas de rechange… indiqua Marxia, la respiration douloureuse.

— Détends-toi, le tissu va s’adapter à ta morphologie, la rassura la styliste en tirant de la housse une paire d’escarpin à talons.

Poise, déjà patraque, fut sur le point de s’évanouir.

— Je vous arrête tout de suite. Je porte ni maquillage, ni robe, ni talons ! s’écria-t-elle, bras croisés sur la poitrine.

— Ce qu’elle est têtue ta copine, se plaignit Angel à la demi-elfe. Pas moyen de la faire fléchir.

Avec des gestes précautionneux, Marxia s’assit sur le rebord du lit. Félicia s’empressa de voleter vers elle pour relever ses cheveux en un élégant chignon.

— Poise, parfois, l’aventure, ça demande des sacrifices. Dis-toi que c’est un rôle, comme au théâtre, ou mieux, une mission d’infiltration.

La mine boudeuse de l’elfe noire se défroissa un peu.

— Infiltration… réfléchit-elle tout haut.

— C’est ça ! enchaîna Angel après avoir claqué des doigts. Ça fait partie des attributs de tout bon aventurier ! Il faut savoir se fondre dans le décor, changer d’apparence, passer inaperçu !

Il plongea sous la couette avec l'aisance d'un incube* sous la robe d'une pucelle et ressortit sa tête à l'autre bout du lit, face à une Poise décontenancée.

— On ne te demande pas de te déguiser en gorgone, fit remarquer Félicia, des épingles à cheveux dans la bouche. Pourtant, des perruques avec serpents vivants, j’en ai...

L'elfe noire retroussa son nez, tordit sa bouche, puis capitula devant les yeux de cocker de son amie.

— Bon, j’essaie votre machin. Mais je vous préviens, si je me fais foudroyer en sortant d’ici, c’est que mes ancêtres n’auront pas supporté une humiliation de plus.

Une fois lavée, la boudeuse sortit de la salle de bain dans son habit de lumière, sans même se regarder dans le miroir.

L’homme-fée se redressa pour s’asseoir en tailleur.

— Hummmm, réfléchit-il, une main soucieuse sous le menton. Je ne suis pas sûr de la couleur.

— Tu m’avais dit elfe noire, répliqua la styliste, toujours affairée à préparer Marxia. Je ne pouvais pas savoir que sa peau tirait sur le vert.

— Je suis là je vous rappelle, se rembrunit l’intéressée. Si c’est moche, je mets autre chose.

La robe en mousseline rose pâle descendait jusqu’au sol. Elle ne possédait qu’une bretelle, sur l’épaule gauche, et un élégant ruban de satin marquait la taille.

Quand on connaissait le caractère de Poise, c’était comme admirer un ours en tutu. Félicia passa à sa mise en beauté.

— Ça fera parfaitement l’affaire, décida finalement Angel. Ne manque plus que les chaussures.

— En ce qui concerne ces échasses, c’est non ! rebondit aussitôt Poise, son visage figé en une grimace alors que Félicia lui appliquait du mascara.


Un quart d’heure plus tard, et après moultes chantage et marchandage — allant jusqu'à la menace de la privation de dessert — elles sortirent fin prêtes de l'hôtel.

— Heureusement que j’avais une vieille paire de sandales au fond de mon sac, fit remarquer Marxia.

Poise acquiesça, bien trop heureuse d'avoir échappée aux escarpins. Elle détestait la sensation du gloss sur ses lèvres, qui lui donnait l'impression d'être un poisson ventouse. Le froid nocturne la fit frissonner et elle se frotta les bras pour les réchauffer.

— Je crois que le moyen le plus rapide pour que je finisse cul-de-jatte, ça aurait été que je sorte direct à poil.

— J’avoue qu’un manteau n’aurait pas été de trop, confirma l’archère, que la fine étole sur ses épaules nues ne protégeait pas de la nuit d'hiver.

À relire

C’est totalement frigorifiées qu’elles arrivèrent devant la crypte de Dra-cul-la. Marxia avait chaudement recommandé à Poise de ne pas tenter de sourire. Son attitude froide et hautaine pourrait la faire passer pour une “ bourgeoise friquée ”, selon ses termes.

La demi-elfe, pas tellement à l’aise dans le rôle de la séductrice, attendit avec anxiété que le garde du corps les décortique de la tête à leurs orteils congelés. Il finit par leur ouvrir le rideau, les invitant à descendre rejoindre l’obscurité du club.

Les deux jeunes femmes avancèrent sans piper mot. Le lourd tissu se rabattit derrière elles.

Du bas de l’escalier leur provenait le son étouffé d’une musique aux basses prononcées. Elles entamèrent leur descente, handicapées par la faible luminosité. Marxia s'agrippa à la rampe pour éviter de s’étaler avec ses talons.

— Fichu chaussures inconfortables, grommela-t-elle en manquant de glisser.

— Oh ça va ! lui souffla l’autre. Toi tu ne ressembles pas à un flamant rose.

Arrivées en bas des marches, un deuxième vigile les dévisagea à travers le hublot de la porte.

Il leur ouvrit et cria par dessus le bruit :

— File de droite !

Un cordon noir délimitait l’attente pour les humains. La file de gauche était réservée aux vampires, VIP dans ce club. L’ambiance débecta aussitôt l’elfe noire. Des dizaines de clients se trouvaient assis sur des tabourets hauts, accoudés au bar en acier poli, pendant que des danseurs se tortillaient autour de barres rutilantes, montées sur des podiums. Des femmes aux ailes de chauve-souris se déhanchaient, tête en bas, dans de grandes cages d’argent suspendues au plafond.

— Je m’attendais à de la musique baroque, beugla la demi-elfe à sa partenaire.

— Apparemment ils se sont modernisés.

Poise se liquéfia en voyant le barman verser dans une élégante coupe un liquide vermeil servi avec de la glace pillée.

La file avança.

— Encore quelques personnes et ça sera à nous, informa Marxia dont la hauteur sur talons permettait de voir par-dessus les têtes.

— Je ne sais pas si c’est une bonne nouvelle, répliqua sa binôme.

Les stroboscopes lançaient en tous sens d’aveuglants rais de lumière blanche. Au fond de la pièce, le DJ s’activait sur ses platines surélevées. De jeunes fans s’agglutinaient autour de la vitre qui le protégeait.

L’hôtesse aux canines d’un blanc imaculées décrocha le cordon une nouvelle fois et les filles purent s’aventurer plus loin dans la crypte.

Sur la droite de la piste de danse s'égrainaient de petites alcôves privées, ou des invités de marque discutaient et sirotaient des verres, installés sur des cercueils noirs cloutés.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Poise à sa comparse, affreusement mal à l’aise dans cet endroit.

— Je crois qu’il faut qu’on se fasse remarquer.

— Pardon ? s’étrangla l’autre.

— C’est le seul moyen de se faire inviter dans un salon et d’en apprendre plus.

Pour donner l’exemple, elle se mit alors à chalouper son postérieur moulé de rouge sur le rythme de la musique. Marxia invita sa partenaire à l’imiter, lui tendant la main. Celle-ci restait paralysée au bord de la piste, persuadée que la dignité de la compagnie venait de prendre la poudre d’escampette.

— Mais allez, danse, l’incita la demi-elfe.

— Je ne sais pas danser, répliqua l’intéressée. Et je ne m’agiterai certainement pas du fessier comme tu le fais.

— Dans ce cas, tu n’es en rien utile à la mission, lui rétorqua sa partenaire en entamant un moulin avec ses bras.

De mauvaise grâce, le regard aussi noir que ses cheveux, Poise se mit à se déplacer d’un pied sur l’autre.

Les créatures à sang froid pouvaient danser des heures sans surchauffer ou sentir des aisselles, ce qui n’était pas le cas des humains présents dans le club. Rapidement, les filles se retrouvèrent en nage dans leurs tenues de soirées.

— Tu crois qu’ils servent des jus au bar ? Ou juste des poches de sang ? cria Poise à sa partenaire pour couvrir le vacarme.

Marxia haussa des épaules pour signifier qu’elle ne le savait pas. Elles se faufilèrent dans la foule jusqu’à trouver deux tabourets.

— Je suis certaine que quelqu’un m’a touché les fesses, couina Poise, dépitée.

— Mesdames, entama le fort séduisant barman. Groupe A, B ou O ?

La demi-elfe apprécia le brun ténébreux avant de lui répondre en désignant ses dents.

— Oh, je vois, pardonnez moi. Je vais vous chercher la carte.

Il les laissa avec le document déclinant les boissons pour humains et revint rapidement avec deux grands cocktails colorés.

— Nous n’avons encore rien commandé, s’étonna l’elfe noire.

— Ça vient du baron Lagoule.

Les aventurières suivirent le regard du barman pour tomber sur un vampire en smoking de dandy, appuyé sur une canne à pommeau. L’intéressé se porta à leur hauteur à une vitesse vertigineuse. Impossible de lui donner un âge, bien évidemment, mais l’homme observait des manières de gentlemen désuètes, leur laissant penser qu’il n’était pas né hier.

— Très chères dames, s’inclina-t-il. Me feriez-vous l’honneur de partager ma table ?

Marxia sauta immédiatement sur ses pieds. Poise suivit avec plus de réticence, aspirant une grande lampée de boisson pour se donner du courage. Le centenaire aux cheveux noirs gominés les prit chacune sous un bras et les escorta jusqu’à une alcôve où patientaient déjà deux belles plantes. La première, brune, aux cheveux courts, portait un serre-tête d’où dépassait des oreilles de chats. Ses faux ongles peint en noir croisés sur ses genoux nu, elle semblait s’ennuyer dans sa petite robe en tulle. La seconde, extrêmement souriante, s'apparentait à la famille des nymphe. Sa cascade de cheveux miel recouvrait le croisillon doré du dos de sa robe en satin.

Ravi de son butin du soir, le baron accrocha sa veste à une patère et appuya sa canne contre le mur.

Il remit en place ses boutons de manchettes sertis de diamant.

— J’aime être bien entouré pour converser, ronronna-t-il en s’asseyant. Mirena, Damaris, je vous présente…

Sa phrase resta en suspend, laissant aux nouvelles venues le soin de répondre.

— Marxia, répondit aussitôt l’intéressée en prenant place sur un pouf. Et Poise, ajouta-t-elle en désignant son amie, qui sifflait bien trop rapidement son cocktail.

Le vampire se laissa aller contre le mur noir en cuir capitonné. Il déroula ses bras autour des épaules de ses conquêtes.

— Qu’est-ce qui vous amène dans la crypte, très chères ?

Mirena dissimula un bâillement. Pas un instant elle n’avait regardé ou prêté intérêt aux nouvelles venues.

Elle joue très bien les bourgeoises friquées, pensa Poise dont l’esprit commençait à s’embrumer.

— Eh bien... Nous adorons le Dj qui joue ce soir, inventa Marxia en attrapant sa paille du coin de la bouche.

— Moi aussi ! s’empressa de répondre la dénommée Damaris. Amber Moon est hyper demandé ! C’est trop cool qu’il vienne encore mixer ici.

— Quel adorable caractère, n’est-ce pas ? roucoula Raoul en caressant le dos de la nymphe..

La blonde gloussa et continua de bavasser avec Marxia.

De son côté, Poise tanguait dangereusement sur son assise.

— Ça vous plait, douce Poise ?

— Ouaip, répondit-elle les yeux dans le vague. Mais ça monte vite à la tête votre affaire.

Le vampire dévoila ses crocs effilés. La chair de poule s'empara de Marxia, qui reposa immédiatement son verre.

— La sangria maison ne vous enchante pas ? demanda aussitôt le vampire, plantant ses prunelles d’acier dans celles de son interlocutrice.

— Je préfère le déguster tranquillement, sourit poliment la demi-elfe.

— Ne vous privez pas, susurra-t-il. Nous en recommanderons.

La tête de Poise flancha vers l’avant, ce qui effraya d’autant plus sa comparse.

— Votre amie sera plus à son aise sur la banquette.

Mirena se leva sans se départir de sa mine renfrognée. Elle passa le bras de l’elfe noire par-dessus ses épaules pour la transporter jusqu'au cercueil. Poise s’affaissa à la gauche du baron.

Une sueur froide parcourut l’échine de l’archère. Le piège de Lagoule se refermait sur elles. Plus aucune doute possible, un puissant narcotique agrémentaient la sangria maison. Elle-même sentait sa vision se troubler peu à peu.

Autant tenter le tout pour le tout, décida-t-elle.

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