La profilocratie

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« Votre compte a voté !

Conformément à la planification prévue, à 8h37 la nouvelle loi Travail et Projets de loisirs a été adoptée avec 73 % d'avis favorables suivant les préférences des 52.324.123 utilisateurs inscrits. »

Voilà le message qu'ont reçu aujourd'hui des millions de Français sur leur téléphone. Je crois que vous n'êtes pas bien familier de nos pratiques, et en particulier du gouvernement profilocratique. Je vais vous en dire plus. Déjà, comme vous pouvez vous l'imaginer, tout le monde n'était pas connecté pour voter en direct à 8h37 ce matin. Les utilisateurs n'ont pas eu non plus besoin de se connecter hier ou la semaine dernière pour donner leur avis sur la question précise concernant la loi en cours de vote.

Non, la profilocratie est beaucoup plus simple :

- à 18 ans, la création d'un Compte Citoyen Personnel (CCP) est obligatoire et gratuite ;

- reste ensuite à s'y connecter pour remplir des dizaines de questionnaires permettant de faire connaître l'avis du citoyen sur un grand nombre de questions de société et de géopolitique (en fait, cela va jusqu'aux croyances religieuses et à l'éthique en général) ;

- le CCP est mis en relation de manière automatique avec le Fichier Central des Consommateurs (FCC) qui est le point de chute des données collectées par tous les commerçants du pays (ainsi que par un grand nombre de commerçants internationaux partenaires), cette mise en relation permet d'affiner le profil psychologique et moral du citoyen ;

- lorsqu'un vote est planifié, le moteur de scrutin va simplement déterminer le choix de chaque citoyen en consultant son profil ;

- pour chaque vote validé, le citoyen reçoit des bons cadeaux et des offres de réduction en relation avec le domaine touché par la loi votée ou rejetée.

Quid des idées de loi ? Elles sont proposées par des algorithmes informatiques qui scrutent les tendances du moment au sein des réseaux sociaux. Bien sûr, d'autres propositions de lois sont initiées à partir des instances internationales dont la France fait partie. Les directives européennes et les propositions de l'ONU ou de l'OTAN en représentent une bonne partie.

Tout ce système n'offre que des avantages : pas d'abstention, pas de risque de rater un vote en raison d'une maladie ou autre souci, pas d'hésitation au moment de choisir un bulletin… Le moteur de scrutin connaît en quelque chose vos choix mieux que vous-même, puisqu'il se base sur un profil construit avec patience et longueur de temps, qui, à la différente d'un vote « à l'ancienne », ne sera pas impacté par des tracas du quotidien affectant votre jugement sur l'instant.

Bien sûr, chaque année vous pouvez retourner remplir les questionnaires de profilage afin de mettre à jour votre compte. Nous évoluons tous, et il est important de le prendre en considération. Pour une somme minime, il vous est possible de faire disparaître les publicités qui apparaissent lors de la saisie des réponses aux questionnaires.

D'aucuns se plaignent parfois de l'intégration des données commerciales dans ce processus de scrutin. C'est oublier un peu vite que l'essentiel de notre vie et de nos croyances réelles ne trouve pas meilleur indicateur que nos achats. Que penser d'un citoyen qui indiquera dans ses questionnaires être « pour » le traitement non-spéciste de la vie animale (et affirmant être en faveur d'un mode de vie végétalien) tout en achetant chaussures en cuir et en s'alimentant dans des fast-foods servant de la viande bon marché produite en élevage intensif ? Il devrait paraître évident à tout citoyen honnête et sensé que nous avons là affaire à quelqu'un qui est en réalité en faveur d'une industrialisation des matières premières animales. Cela n'empêche pas les entreprises de produire de manière raisonnée, durable et écologique. Cette personne est saine, mais son jugement est perturbé par la surinformation à laquelle nos cerveaux sont livrés en pâture sans y être préparés. Nous sommes les mêmes homo sapiens qu'il y a dix mille ans. Notre culture foisonnante ne peut que nous dépasser. L'important, ici, est de passer outre les blocages psychologiques qui empêchent bon nombre de nos citoyens de regarder avec lucidité et neutralité leur propre fonctionnement.

Bien sûr, même si nous ne les avons pas encore découvert, il y aura sans doute un jour quelque défaut que nous verrons apparaître dans la cuirasse de la profilocratie. Ce n'est peut-être pas le système parfait.

Mais aux détracteurs, nous dirons, à la manière de Churchill avant nous qui évoquait un mode de gouvernement aujourd'hui considéré comme lent, dépassé et injuste : « La profilocratie est le pire des régimes – à l'exception de tous les autres déjà essayés dans le passé. »

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