Le Renard dans la cabane

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En 1996, je crois, mon père était allé me chercher à l'école en revenant de la guerre. Je m'étais jeté dans ses bras quand il avait ouvert la porte de la salle de classe. Je crois que mes copains ne comprenaient pas, mais je me souviens que la maîtresse était émue. Exceptionnellement, ce jour-là, on avait décidé de rentrer plus tôt à la maison. Il avait pu récupérer sa Trabant 601, et on avait fait quelques tours en parlant un peu. Il me demandait beaucoup de choses, mais je n'avais rien de plus à lui raconter : je ne vivais que la vie d'un enfant à l'école. Lui, en revanche, je savais qu'il avait certainement des récits assez incroyables à partager, mais quand je l'interrogeais, il ne disait rien, ou bien il changeait de sujet. À un moment, mon excitation s'est estompée, et nous avions commencé à rouler en silence. Jusqu'à ce qu'un renard fasse son apparition.

Il était allongé, là, au milieu de l'asphalte. Cela devait faire un moment qu'il avait été percuté, car la route était bien droite et longue et nous n'avions croisé aucun véhicule depuis longtemps. Il ne saignait pas, mais il était incapable de bouger. Papa a bondi hors de la voiture et s'est mis à genoux, près de lui. Quand j'ai essayé de l'approcher, il m'a crié de rester à l'écart, qu'il ne voulait pas que je sois mordu. On ne savait jamais. Il le caressa doucement et après l'avoir tâté au ventre, il l'enroula dans sa veste militaire et le mit sur la banquette arrière.

Quand nous sommes rentrés à la maison, maman embrassa papa, mais sa joie déchanta très vite quand elle vit qu'il avait apporté un animal sauvage. Comme il lui avait manqué, malgré leurs longues argumentations, elle céda à condition qu'on mette l'animal dans la cabane à outils. C'est ce que mon père fit. Il lui aménagea un cageot en bois, et puisque ma mère ne voulait pas qu'on y mette un drap blanc, il lui laissa sa veste. Il lui découpa des morceaux de viande, notamment du rôti que maman avait préparé et lui donna une gamelle d'eau. Moi, j'avais le droit de l'accompagner, j'ai même pu caresser l'animal, mais on m'interdisait d'aller le regarder seul. Le premier soir, nous avons mangé beaucoup plus tard que prévu, et mon père ne m'a pas bordé. Je me souviens que cela m'avait rendu triste. Maman m'a expliqué qu'il était fatigué, qu'il rentrait d'un pays lointain, puis elle m'a lu une histoire et a éteint la lumière. Je me suis réveillé plus tard, et depuis la fenêtre de ma chambre, je voyais que la cabane à outils était encore éclairée. Le gros corps de mon père dépassait de la porte, penché sur la bête. Il était trois heures du matin, et je devinais qu'il n'était pas si fatigué que ça. J'ai pleuré cette nuit-là.

Les jours suivants, rien n'avait vraiment changé. Papa était silencieux. Même maman ne savait rien de ce qu'il avait fait ou de ce qui lui était arrivé. Il passait ses journées à regarder la télé, puis dans la soirée, il rendait visite au renard. A un certain moment, il m'avait interdit d'aller le voir. Il me disait que c'était dangereux, qu'il se remettait de ses blessures et qu'il pourrait me mordre s'il ne me reconnaissait pas. Je lui ai rétorqué que j'étais avec lui quand on l'avait sauvé, mais il s'était montré catégorique. Pendant plusieurs jours, je n'ai pas vu le renard.

La septième nuit, un dimanche, j'ai décidé que j'en avais assez. Je me suis levé et je suis allé voir papa, dans le cabanon. Je voulais me plaindre, je voulais crier, mais je l'ai entendu quand je suis arrivé. Il parlait au renard comme il parlait à un ami. Je me suis approché doucement, en silence, et j'ai entendu tout ce qu'il disait. Il lui confiait tout, sur la guerre, sur ses copains morts au combat, sur ce qu'il avait vu et ce qu'il avait fait. Il avait parlé de la Tchétchénie et des gens qui vivaient là-bas. Il lui disait ce qui le révoltait chez son propre pays, et aussi chez celui contre lequel il se battait. Je me suis senti jaloux. Il passait des heures avec ce renard, partageant tout sur l'endroit où on l'avait envoyé lutter. Et maman et moi, nous ne savions rien. Il parlait plus au renard qu'à moi.

Le lendemain, j'ai décidé d'aller rencontrer l'animal, tout seul cette fois-ci. Je n'avais que huit ans, alors je lui avais bêtement préparé des sandwiches. Je crois qu'à ce moment-là, j'avais besoin de voir celui à qui mon père se confiait. Mais quand j'ai ouvert la porte du cabanon, la bête ne reconnut pas mon père. Son poil s'était hérissé et j'eus à peine le temps d'approcher qu'il se jeta sur moi pour me mordre au poignet.

Quand elle entendit mes cris, maman débarqua dans le jardin, paniquée en parlant de la rage. Je me souviens de la colère, des cris, de la peur et de la douleur. Il me semblait que le renard avait plein de sang sur la gueule, et à un certain point, mon père apparut et l'arracha à mon bras. Ce jour-là, il le tua avec une pelle. Ma mère m'emmena en urgence à l'hôpital et après de longues heures d'attente, on me fit quelques points de suture. Nous sommes rentrés dans la nuit, et après avoir vite mangé, nous sommes allés nous coucher. Comme je n'arrivais pas à dormir, je suis descendu au rez-de-chaussée. J'y ai vu mon père, seul, pleurant dans la cuisine.

"Il ne savait pas, fiston, me dit-il en sanglotant. Il ne savait pas qu'il te faisait du mal. C'était juste un pauvre animal sauvage et blessé. Il ne savait pas qu'il te faisait du mal."


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