3 - Virginie

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De nos jours

Très tôt, ma grand-mère m’a appris que la vie se trouve devant soi, et non derrière. C’est une belle philosophie que j’adopte depuis toujours et qui érige ma route depuis.

Pourtant, ce soir je déroge quelques instants à cette règle en me remémorant un souvenir bien précis et que je pensais oublié. La mémoire est étrange parfois.

Je suis là, assise sur une chaise en bois vétuste au fond d’une classe jaunie par le temps. Mes yeux cachés derrière de fines lunettes, abandonnées depuis, fixent ces images irréelles venues d’une autre époque. Comme la plupart de ceux de ma classe, je ne me soucie guère de l’impact de ces témoignages historiques. À cet âge, tout nous semble loin et surjoué. En somme, c’est bien plus important pour nous de savoir qui a embrassé qui devant tout le gymnase.

Du haut de mes douze ans, je distingue sur le minuscule écran cathodique posé dans le coin sombre de la pièce, un homme vêtu d’un uniforme foncé en pleine course pour sauver sa peau. Il piétine ce qui me semble être des détritus, mais qui, avec le recul, s’avère plus ressembler à des restes humains, des armes et autres objets fracassés par l’horreur. Soudain, quelque chose tombe dans son dos. Le souffle écumant du sol le projette dans les airs, avant qu’une vague de terre calcinée ne s'abatte sur lui et avale son corps meurtri. Il disparait de l’écran pour tomber à tout jamais dans l’oubli.

Quinze ans ont passé depuis ce cours d’histoire ennuyeux et le visionnage de ces effrayantes images sur la pire facette de l’Homme. Pourtant, elles m’apparaissent aujourd’hui plus assourdissantes que le sifflement constant du téléviseur fatigué, passant en boucle la même VHS, durant plusieurs générations d’élèves.

Épuisée, les pieds brulants, je me félicite d’avoir tenu la marée avec cette rhino qui ne me lâche pas depuis lundi. Comme d’habitude lorsque je termine mon service, j’arrive sur la place déserte de mon quartier au volant de ma petite citadine, mais cette fois-ci avec une heure d’avance. Mes phares éclairent les buissons de cotonéaster qui encerclent le parking, effrayant un ou deux chats au passage. Le moteur éteint, j’attrape mon sac, délivre mon portable de sa pochette décousue aux extrémités et souris lorsque le minuit symbolique s’affiche sur l’écran ensoleillé.

J’adore cette photo de David et moi, dévorant une glace sur la plage des Sables-d’Olonne l’été dernier. Elle me rappelle les vacances et le bonheur de le retrouver chaque jour après une dure journée de travail.

Une fois mes vertèbres étirées dans un craquement qui ferait rugir mon kiné, je descends du véhicule, lève la tête vers le ciel étoilé et apprécie la beauté du monde un instant de plus. C'est une sensation agréable de se sentir privilégiée d'un tel spectacle, même si ce n’est qu’une illusion. L’air frais finit par me caresser les bras. Je frémis et aspire les quelques mètres qui me séparent de ma maison au jardin clôturé, sur le bout de la place.

J’ai su dès mon arrivée que j’avais fait des jaloux avec cette maison. Certains habitants du bourg me mataient d’un œil sévère et la lèvre pincée tandis que je les saluais avant de prendre mon service. J’imagine qu’ils guettaient la place pour leur fils, neveux et je ne sais qui d’autre, mais je n'y peux rien si je suis née sous une bonne étoile. Elle était pour moi.

Mes oreilles s’habituent sans mal au silence après des heures à subir le brouhaha du restaurant bondé. Seul le chant apaisant du grillon me rassure dans cette pénombre. Au bout de quelques pas, le détecteur de présence m’inonde de lumière et je peste une fois de plus, de n’avoir pas encore réglé la hauteur de ce foutu boitier.

Sans bruit, je franchis la porte rouge sang de l’entrée. Souvent après mon service, David, m’attend avec une petite tisane chaude, ou un bain juste coulé. Mais ce soir, c’est différent. Il ne faut pas que je le réveille, car, après son service de midi, il a demandé à prendre le reste de sa journée. Je ne l’avais encore jamais vu faire une telle chose en trois ans. Mais, ce matin, j’avais bien eu un pressentiment étrange. David et moi, nous sommes rencontrés au collège du coin. La vie nous a séparés, puis on a retenté le coup, il y a trois ans. Après de maintes pauses, disputes, et réconciliations sur l’oreiller, la dernière fut la bonne puisque nous sommes retournés ensemble depuis deux automnes. Comme si de rien n’était, nous vivons et bossons au même endroit, presque sans engueulades et avec beaucoup d’amour. C'est naturellement qu'il est venu s’installer chez moi, il y a six mois, en envahissant mes placards et mon garage de toutes ses immondices et sac de poussières.

Là, je n'ai qu'une seule idée en tête, c'est de me lover contre le corps de David et le border jusqu'au petit matin.

Le tapis opaque de l’entrée m’accueille et je quitte aussitôt mes chaussures usées. Mes orteils parviennent enfin à bouger un à un, ce qui me soulage et me torture à la fois. La télévision à l’autre bout du salon m’interpelle. Je peste en silence. Monsieur fait partie de cette caste à ne pas baisser la lunette des toilettes, laisser le dentifrice ouvert au bord de l’évier et se coucher sans même daigner fermer quoique ce soit. Je passe mon temps à le suivre à la trace pour éteindre la radio ou la cafetière et je déteste quand il fait ça.

Une fois la chose faite, je m’enfonce à pas feutré dans le couloir obscur,quand soudain, mon souvenir d’enfance m’apparait, le soldat. Ainsi que ce vieil adage que ma mère me répétait toujours en toute circonstance. « Rien n’est acquis ». Cette phrase, je pense me la faire tatouer un de ces jours.

La main crispée sur la porte de notre chambre, tout ce qui me vient à l’esprit c’est cet inconnu, la terre qui vole sur son corps. David m’offre une vue imprenable sur le sien. Son dos nu et transpirant, comme pris de frénésie. Je connais bien cette danse effrénée des hanches. Cette fois, elles tapent violemment contre les fesses rougies de Rachel, la petite serveuse de dix-neuf ans que j’avais fait entrer au restaurant deux mois plus tôt. Son visage comblé de plaisir est blotti contre mon oreiller dont elle mord encore le coin.

Je m'imagine alors en train de courir à mon tour, dans un désert de couleur, la bouche ouverte prête à me prendre une bombe sur la tête.

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