Chapitre 78

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Prendre l'air

Lily Rose s’est enfermée dans sa chambre suite à l’interruption d’Anthony et Nick à la soirée. Après être restés au calme quelques temps, Jessica et moi allons toquer à sa porte.

– Lily ? souffle gentiment Jess, l’oreille collée au montant en bois. Comment tu te sens ?

Il y a quelques secondes de silence tendu avant que notre amie daigne répondre :

– Ça va un peu mieux.

– On peut entrer ?

Sûrement hésitante, Lily Rose laisse planer de nouveau un instant de silence.

– Tu es avec qui ?

– Zach.

Quelques secondes plus tard, le verrou tourne et nous nous retrouvons face au visage tiré de Lily Rose. Son maquillage a coulé sur ses joues en laissant des traces. Sans hésiter, Jessica va l’entourner de ses bras puis lui frotte les cheveux.

– Tu veux qu’on demande aux autres de partir ?

– Non, non ! s’exclame Lily Rose en se détachant de l’étreinte de Jess. Ça va mieux, je vais juste me nettoyer le visage.

– Je viens avec toi, répond aussitôt Jessica en lui prenant le bras.

Comprenant que je serais de trop, je serre brièvement le bras de mon amie puis leur indique que je redescends. Avec une petite boule dans la gorge, je rejoins le rez-de-chaussée, où l’ambiance fêtarde se réinstalle peu à peu.

Le gorge sèche, je vais me servir un verre d’eau à la cuisine. Un gars que je connais de vue du lycée est en train d’embrasser une brune qui m’est inconnue. Comme ils se trouvent dans l’angle de la pièce, je ne les avais pas vus en entrant. Gêné, je me dépêche de sortir de la cuisine pour les laisser tranquilles.

Dans le salon aussi, l’aura s’est réchauffée. Les mains sont liées, les regards accrochés, les sourires en écho, les rires à l’unisson. Sur la piste de danse improvisée, trois couples dansent un slow. S’il n’y avait eu personne d’autre dans la pièce, j’aurais peut-être demandé à Jess de m’apprendre à danser.


Pour être plus au calme, je m’isole sur la terrasse, allongé sur une chaise longue. La nuit est claire et étoilée. D’un rond presque parfait, la lune blonde nimbe le jardin d’une lumière blafarde. À quelques mètres, trois convives s’amusent encore dans la piscine. Quant au barbecue, personne n’est resté bien loin depuis le début de la soirée. L’odeur des saucisses et des légumes grillés embaume l’air.

Un petit groupe de cinq discute près de moi. Ils ont des bières à la main. Leur bonne humeur doit en partie provenir de là. Mais ils ne sont pas ivres.

– Zach ?

Surpris par la voix de Dante, je lève les yeux. Theo et lui, main dans la main, sont penchés au-dessus de moi. D’abord étonné de leur présence, je finis par retrouver mes esprits.

– Euh, oui ?

– Tu sais où sont Jess et Lily ? Je les ai pas vues depuis un moment, enchaîne Dante en se laissant choir sur la chaise longue à côté de la mienne.

Avec un bras autour de ses épaules, Theo s’installe calmement à côté de lui. Le rapprochement physique a été rapide.

– Elles devraient bientôt revenir. Lily Rose est allée s’isoler dans sa chambre après l’arrivée de Nick et Anthony. Jess est avec elle.

– Hein ? lâche mon ami en écarquillant les yeux. Comment ça, l’arrivée de Nick et Anthony ? Ils ont voulu entrer ?

– T’es pas au courant ? m’étonné-je en fronçant les sourcils.

L’air embarrassé, il jette un coup d’œil à Theo, qui le veille d’un regard soucieux.

– Je… on était en train de discuter au fond du jardin, alors on a rien entendu.

– Oh ! Eh bien… ils ont essayé d’entrer, mais le videur improvisé les a chassés.

– Tant mieux, lâche Dante d’un air soulagé avant de grimacer. Je m’en veux de pas avoir été là. J’aurais dû faire gaffe à ce qui se passait.

– T’inquiète pas, le rassuré-je aussitôt d’un ton bienveillant. Dan, on sait que… (Je jette un coup d’œil à Theo, qui me sourit en retour.) Pour une fois que tu peux passer du bon temps, on veut juste que tu en profites.

Manifestement gêné, il rougit puis se tord les mains. J’ai peur de l’avoir mis mal à l’aise avec mes mots. Ce n’est pas ce que je voulais.

Agacé par ma maladresse, je me penche pour toucher son bras. Il tressaille.

– Dante, je… je suis sincère. Enfin, je veux dire… On sait pas du tout comment ça va évoluer avec Theo, mais…

J’essaie d’ignorer les regards pesants des deux garçons.

– … Que ce soit Jessica, Lily Rose, ou moi, on serait vraiment heureux que tu te trouves quelqu’un.

Touché, il prend ma main et la serre. Il a de petites paumes douces. Les yeux brillants, il m’adresse un sourire qui lui fend le visage puis hoche doucement la tête.

– Merci, Zach, merci.

– Tu rigoles ? lâché-je avec un rire étranglé. Avec tout ce que tu as fait pour moi…

– C’est le principe de l’amitié, réplique-t-il d’une voix moqueuse.

– Je sais, je sais, soupiré-je avec un petit sourire.

Alors que Dante lâche gentiment ma main pour récupérer celle de Theo, je reçois une petite tape sur l’épaule. Étonné, je tourne la tête pour faire face à l’un des convives qui discutait près de moi.

– Une bière ? propose-t-il en tendant une cannette dans notre direction.

D’abord enclin à refuser, Theo me devance en lâchant :

– Oh, moi, je veux bien !

D’un air réjoui, le compagnon de Dante agrippe la cannette et la décapsule d’un geste habile. Comme il est plus âgé de quelques années, il a déjà dû boire de l’alcool. L’air appréciateur, il en avale quelques gorgées, avant d’en proposer à Dante. Dubitatif, mon ami accepte, goûte du bout des lèvres puis tire la grimace.

– Berk, pas bon.

Amusé par son expression, je m’esclaffe, vite suivi de Theo, qui récupère sa bière. Il me la tend en haussant un sourcil. Je refuse avec un sourire poli.


– Ah, tu es là ! s’exclame une voix féminine derrière moi.

Deux mains s’abattent sur mes épaules alors que je redresse la tête. Comme j’ai le menton levé vers elle, Jessica en profite pour presser ses lèvres contre les miennes. Mon cœur bondit contre ma poitrine : il y a tellement de monde autour de nous ! Malgré tout, si ce ne sont Dante et Theo, personne ne nous regarde. Après tout, nous ne sommes pas le seul couple de la soirée et loin d’être les premiers à s’embrasser.

– Alors, comment ça va ? s’enquiert Dante en jetant un regard préoccupé à sa sœur.

– Moi ça va, le rassure Jess en venant s’asseoir à côté de moi sur la chaise longue. Et Lily Rose… elle s’est aéré l’esprit puis est allée danser. Elle a dit que ça lui viderait la tête. (Soudain, Jess pousse une petite exclamation.) Theo, je peux te prendre une gorgée de bière ?

– Ah ? Oui, bien sûr !

Avec un sourire pendu aux lèvres, Jessica avale deux ou trois gorgées. Contrairement à son frère, elle semble bien apprécier.

– T’en veux ? me propose Jess en se tournant vers moi, les yeux brillants.

Leur légèreté me donne envie. Malgré la musique et les rires, je n’arrive pas complètement à me déconnecter. Les sourires mauvais d’Anthony et Nick ne cessent de hanter mon esprit. En dépit de la présence de mes amis, j’ai toujours une angoisse discrète au fond des tripes.

J’aimerais être comme eux, à cet instant : l’esprit léger, le baume au cœur, sans autres soucis que les lèvres de la personne que j’aime sur les miennes.

Alors j’accepte.

Et je sais que j’ai eu tort au moment où la boisson légèrement amère coule dans ma bouche. Avec un coup de poing en pleine face, je suis balancé cinq ans en arrière, sur le siège de la petite voiture grise de Mme Hudson, ma prof d’histoire au collège. Raylen est assis à ma droite, une bouteille de vodka chipée à son père à la main. Moi, je viens de finir ma bière. J’ai encore le goût d’un joint dans la bouche.

J’ai le sang en feu et l’esprit à l’air libre. On vient juste de voler la voiture en cassant la vitre. Raylen a démarré le moteur. Son père est garagiste : il sait bien s’y prendre en mécanique.

Quelques heures plus tard, après s’être familiarisés avec la conduite automobile, on prend la route. Sans trop savoir ce qu’on fait, trop ivres et défoncés, trop jeunes et paumés, on erre dans le crépuscule, à la recherche de nous-mêmes.

Raylen descend son paquet de cigarettes à une vitesse folle. Il a à peine douze ans. Déjà un regard de désespéré, la voix rauque d’un stade trois du cancer du poumon, la rage d’un condamné. J’ai douze ans, moi aussi. De sales envies. Un cerveau grillé par la drogue, une gorge abîmée par l’alcool, un cœur martelé de vide.

J’étais en train de m’endormir quand je les ai tuées.


L’esprit assailli de souvenirs destructeurs, je bondis de la chaise longue pour m’en aller le plus loin possible. J’ai renversé la cannette de bière par terre. Son liquide ambré se répand sur la terrasse. Effréné, mon cœur bat contre mes côtes à m’en faire mal. J’ai mal. Toujours en trottinant, je m’éloigne vers le fond du jardin. J’entends Jessica et Dante m’appeler.

Tu es vraiment trop con ! hurle un tas de voix en moi.

Et elles ont raison. Si je n’ai plus jamais fumé ou bu d’alcool depuis l’accident que j’ai provoqué, c’est qu’il y a une raison. De la même façon que la maison est imprégnée de l’odeur de Mark, de ses souvenirs, l’alcool est empreint de mes péchés, de mes erreurs.

À peine la boisson a-t-elle effleuré ma langue que mon cerveau se déclenchait à la recherche des souvenirs empoisonnés qui y sont liés.

Et les voilà : vidant leur sang, leur amertume, leur douleur, sur ma conscience meurtrie. Me rappelant sans cesse combien j’ai été stupide et inconscient.

Oh, Mark, pardon.


Réfugié au fond du jardin, je laisse de grosses larmes rouler sur mes joues, peinant à respirer. Je défais les premiers boutons de ma chemise, tente de calmer mon cœur furieux qui semble grossir dans ma poitrine. Mes mains tremblent, mes dents grincent entre elles, ma conscience s’effrite. Ma vision du jardin de Lily plongé dans le noir se confond à celle de la route mal éclairée que j’ai prise ce jour-là. Les convives de la fête, au loin, sont les silhouettes floues d’Alison et ses deux filles.

Avec l’impression d’étouffer, je me laisse choir par terre, me penche en avant, arrache l’herbe entre mes mains, suffoque de souvenirs.

Puis des pas font froisser les plantes. En levant les yeux, un soulagement sans nom s’empare de moi. Les bras tendus, j’appelle la silhouette qui s’approche.

– Zach… chuchote-t-elle en se laissant tomber à genoux près de moi.

L’odeur de Jessica, ses cheveux soyeux, son souffle tiède, sa voix grave et sensuelle, ses paumes calleuses, son corps chaud pressé contre le mien. Avec un sanglot, je la serre fort contre moi. Sans un mot, elle me caresse l’arrière du crâne.

– Jess, finis-je par murmurer avant d’enfouir le nez dans son cou.

Elle embrasse ma tempe et me berce contre elle. J’aimerais rester comme ça pour l’éternité.

– Ça va mieux ?

Quelques secondes – plus ? – se sont écoulées. Avec déception, je lâche Jessica, qui m’observe d’un air soucieux dans la pénombre.

– Je… oui, ça va un peu mieux.

Malgré tout, des tremblements infimes m’agitent encore. Même s’il a ralenti, mon cœur reste comme un marteau contre mes côtes.

– Je… vais faire un petit tour, je pense, finis-je par décider en jetant un regard au petit bois qui s’étend derrière le jardin de Lily Rose.

Je me redresse sur des jambes tremblantes, ce qui n’échappe pas à mon amie.

– Je t’accompagne ?

Pas cette fois, regrette mon cœur. Faut qu’on soit en tête-à-tête, ajoute mon esprit. Pour faire le point, conclut ma conscience avec fermeté.

– Non, ne t’inquiète pas, la rassuré-je en prenant ses mains. Merci d’être venue.

– Tu croyais quoi ? s’exclame Jessica en se rapprochant soudain de moi. Zach, t’es devenu tout pâle après avoir bu la bière. Puis tu l’as laissée tomber et tu t’es sauvé en courant. Évidemment que j’allais venir voir ce qui va pas !

Puis elle m’enlace en tremblant elle aussi. Débordant de culpabilité à l’idée de l’avoir angoissée, je lui frotte le dos.

– Reviens vite, ajoute Jessica avant de plaquer un baiser furtif sur mes lèvres. Idiot.

– Je fais vite, lui assuré-je avec un sourire.

Je la regarde partir puis disparaître dans la maison.

Avec une grande inspiration, je me tourne vers le sous-bois avant de m’y enfoncer.

J’ai besoin de calme et de solitude pour rappeler à mes tendres souvenirs qu’ils font partie du passé et que, la seule chose dont j’ai envie, c’est d’aller de l’avant. Pas de croupir dans une vie antérieure.

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