Chapitre 77

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Fauteurs de trouble

La soirée se déroule dans une ambiance bonne enfant, rythmée par les pas frénétiques sur la piste de danse, par les voix enrouées de fatigue et de cri qui chantent par-dessus la musique, par les éclaboussures qui proviennent de la piscine et les éclats de rire.

Pour être certaine d’avoir le moins de problèmes possibles avec l’alcool, Lily Rose a demandé à l’un de ses amis, grand et musclé, de vérifier les poches de chaque invité. Si je suis passé à côté, c’est parce que le videur improvisé était en pause toilette. M’enfin, je n’aurais pas eu trop de soucis avec mon jus-de-fruit au bouchon scellé.

Pour ceux et celles qui voudraient quand même boire un peu, Lily Rose a supplié ses parents de lui laisser deux packs de bières. Douze canettes au total, pour un peu plus de vingt personnes. À moins qu’un invité s’enferme aux toilettes avec l’alcool, personne ne sera ivre ce soir.

Et même si certains sont déçus de cette perspective, on est tous un peu rassurés de savoir que l’un des principaux dangers en soirée est mis de côté.


Conformément à ce que l’on pressentait, Dante et Theo ne se lâchent plus d’une semelle. Ils ne se touchent pas non plus, à peine un effleurement des jambes ou une main frôlant celle de l’autre. Avec Jessica, assis l’un à côté de l’autre sur le grand canapé en cuir du salon, nous observons le jeu de séduction entre les garçons, émerveillés par leur finesse, agacés par leur lenteur. Tout est dans leurs regards, leurs sourires, leurs piques, leurs défis.

Non seulement Dante est bon danseur, mais il est aussi bon parleur. Theo, de quelques années notre aîné, a l’esprit aussi aiguisé qu’une lame et cherche la moindre faille chez son adversaire. Plutôt que de se laisser faire, Dante ouvre sa garde, attire Theo près de sa confiance, pour ensuite mieux l’attaquer.

Dire que Jess et moi nous sommes contentés de nous dévisager en secret, de nous tourner autour avant de finalement oser le grand pas. Dante et Theo sont des envoûteurs : ils se tâtent à coups de piques douces-amères, se découvrent en arrachant à l’autre des révélations douloureuses, se font confiance en s’ouvrant péniblement, mais sûrement, pour exposer autant leurs faiblesses que leurs forces.

Alors que leur petite mascarade dure depuis presque trois heures déjà, Theo agrippe finalement Dante par le bras pour l’entraîner sur la piste de danse improvisée. Cramoisi jusqu’aux tempes, notre ami se laisse dépasser par la musique avant de reprendre petit à petit son assurance.

Aux aguets, perchés derrière quelques convives qui les regardent danser, Jessica et moi attendons la fin de leur parade. Elle broie ma main dans la sienne en se mordillant les lèvres. Si je serais ravi que Dante trouve un gardien pour son cœur, je n’ose pas imaginer l’appréhension de sa sœur. Jess attend depuis des années que son jumeau déniche enfin la perle rare.

Soudain, une exclamation de la foule m’arrache à la contemplation de Jessica. Essoufflés, pantelants, Theo et Dante se tiennent debout face à face, les mains unies par la fin de la danse. Les cheveux châtains de notre ami se sont ébouriffés malgré le gel, ce qui n’échappe pas à son courtisan, qui les remet en place d’un mouvement leste.

Tout le monde retient son souffle.

– Aller, crétin de frère, marmonne Jess entre ses dents. Fais-le !

Avec une boule au ventre, j’observe Dante regarder autour de lui d’un air perdu, les joues rougies par l’effort, la honte et, peut-être, le désir. Je me mets à sa place et je n’aime pas du tout ce que je ressens alors.

– Pardon, lâché-je d’une voix forte en lâchant Jessica pour poser une main sur l’épaule du gars devant moi. Pardon. Pardon… désolé. Pardon, pardon.

Petit à petit, je m’insère jusqu’à la piste, où Dante me regarde venir avec des yeux de merlan fris. Avec un sourire que je veux rassurant, je m’approche de lui, l’attrape gentiment par le bras et l’entraîne loin de la piste. Du coin de l’œil, je vois Jessica et Theo nous suivre.

Sans prononcer une seule syllabe, notre petit groupe s’éloigne vers le fond du jardin, où le bruit et l’ambiance sont plus intimes. Dante a encore les pommettes roses.

– Merci, souffle-t-il en levant les yeux pour me regarder. Je m’en serais pas sorti tout seul.

– Je sais. C’est pour ça que je l’ai fait.

Soudain, il jette les bras autour de moi et étouffe un sanglot nerveux. Désemparé, je lui tapote le dos et demande :

– Dan, ça va ?

– Oui. Non. Je sais pas.

Inquiet pour lui, je jette un regard d’appel à l’aide à Jessica, mais elle s’est éloignée de quelques mètres avec Theo. Ils discutent vivement et je crois reconnaître l’inflexion particulière de la voix de mon amie lorsqu’elle en veut à quelqu’un.

Après quelques nouvelles secondes de discussion-dispute, Theo s’avance vers nous d’un pas décidé. Méfiant, je lui jette un regard lourd de sens. S’il approche, c’est seulement avec une bonne intention. Le cas contraire, je sors les griffes.

– Je voudrais te demander pardon, annonce-t-il d’une voix solennelle en s’arrêtant à distance respectueuse.

Hésitant, Dante se sépare de moi pour le dévisager.

– Je ne t’accuse de rien, Theo.

– Oui, mais je m’en veux quand même. J’ai aimé danser avec toi, mais je n’aurais pas dû nous exposer aux autres. (Il baisse le nez en faisant une moue coupable.) Tu me pardonnes ?

– Hein ? O-Oui, bien sûr !

D’un bond, Dante s’approche de Theo et le prend par la main. Je comprends au regard que me jette mon ami qu’il aimerait être seul avec sa nouvelle connaissance. Avec un dernier sourire à son égard, je rejoins Jess qui m’attend plus loin.

À peine l’ai-je rattrapée qu’un cri perce l’air chargé de musique. Avec un regard tendu, nous nous mettons d’accord pour en trouver la source. En approchant de la maison, nous remarquons qu’un groupe s’est formé dans l’allée qui mène au portail d’entrée. Les cris proviennent de là-bas.

D’un pas précipité, nous rejoignons l’amas d’invités. Sans peine, je reconnais la voix de Lily Rose hurler :

– Allez-vous-en ! Dégagez ! Si vous entrez, j’appelle la police.

Ces mots me glacent le sang. Sans plus réfléchir, je perce la foule de ma silhouette élancée et remonte jusqu’au portail. Une jambe de chaque côté, assis sur le montant de ce dernier, Anthony Greenlight vomit un flot d’injures à l’adresse de son ancienne petite-amie.

En m’apercevant, il se tait puis sourit largement.

– Coucou Zachounet ! Tu t’amuses bien avec cette salope et sa bande d’amis écervelés ?

Je réprime les frissons de peur qui s’emparent de mon corps et réponds avec le plus d’assurance possible :

– Anthony, va-t’en. Vite.

– Autrement quoi ? lance une voix moqueuse derrière le portail.

Je remarque alors, à travers les interstices, Nick, les bras croisés sur la poitrine. Il devait s’apprêter à grimper, lui aussi.

– Vous êtes malades ! crache Lily Rose d’une voix nerveuse, son téléphone à la main. J’appelle la police.

– Mais attends, ma puce, lance Anthony en faisant basculer son autre jambe par-dessus le portail. Je veux juste te faire un câlin d’adieu.

– M’approche pas, gémit Lily en reculant de quelques pas.

Le masque d’effroi sur son visage me brise le cœur. Je ne suis pas le seul à être terrifié par Anthony. Dans un stupide élan de courage, je me place devant mon amie et assène avec colère :

– Anthony, Nick, dégagez, vous n’êtes pas conviés.

– Ah bon ? raille le joueur de football avant d’éclater d’un rire mauvais. Zach, tu ferais mieux d’aller courir loin de nous. (Il agrippe soudain les montants du portail de ses deux mains puissantes.) Tu te rappelles que nous t’avons promis de te faire vivre l’enfer ?

Oui, je m’en rappelle, bande de malades.

– J’ai la police au téléphone ! lance soudain quelqu’un dans la foule. Je les préviens tout de suite. C’est quoi ton adresse, déjà, Lily Rose ?

Alors que mon amie s’apprête à lui répondre, Anthony beugle avec férocité :

– NON !

Et il se laisse tomber, court vers la foule, qui recule avec un cri, et arrache le portable de la main de son propriétaire. Avant que le gars ait pu faire quoi que ce soit, son téléphone vole en éclat au sol.

– Mais t’es complètement taré, mec ? hurle l’invité en empoignant Anthony par le col.

Je remarque alors qu’il a une carrure impressionnante. Est-ce le gars à qui Lily Rose a demandé de vérifier l’identité et les poches des invités ?

Sans ajouter un mot de plus, le videur improvisé de la soirée jette son adversaire au sol et lui plaque un bras dans le dos. Un gémissement de douleur s’échappe des lèvres d’Anthony. J’en éprouve une malsaine satisfaction. Pour une fois que c’est lui qui souffre.

– Lâche-moi, sale porc, gronde notre opposant en battant des pieds.

– Attends d’être dehors.

Avec une force surprenante, le videur improvisé redresse Anthony sur ses jambes, l’amène vers la haie qui borde le jardin des Daniels et le soulève au-dessus de sa tête avec un grondement. Les yeux écarquillés, je regarde la silhouette d’Anthony disparaître dans les buissons, dégringoler, puis s’affaisser de l’autre côté.

Un cri de joie monte de la foule, qui scande le prénom de notre sauveur. Jonas. Je prends soin de le retenir pour remercier personnellement le concerné plus tard.


– Vous allez nous le payer ! gronde Nick avant de nous adresser un doigt d’honneur, à Lily Rose puis à moi. Surtout toi, Gibson.

Une boule d’appréhension dans la gorge, je le regarde s’éloigner pour aller ramasser un Anthony à moitié assommé par terre. Sans un mot de plus, ils s’en vont bras-dessus bras-dessous.

Nerveux, je me tourne vers Lily Rose, dont les yeux verts pétrifiés de peur ne quittent plus le portail. Elle tremble doucement, légèrement penchée en avant.

– Lily… murmuré-je en tendant le bras vers elle.

Surprise, elle me jette un regard apeuré puis rentre en précipitation à l’intérieur. Je n’ose pas la suivre. Il y un raclement de talons à côté de moi puis la main calleuse de Jess qui se loge entre mes doigts. Je la serre franchement, les nerfs en pelote.

– On peut rentrer ? demandé-je à mon amie en me tournant vers elle, le souffle coincé dans la gorge par un reste d’angoisse noire et rouge.

– Bien sûr, murmure-t-elle avant de m’entraîner à l’intérieur.

Lily Rose a interdit l’accès à l’étage, mais nous nous y rendons quand même. J’ai besoin de calme et de silence pour reprendre mes esprits. Nous nous asseyons sur un petit divan installé en face d’une grande bibliothèque bourrée de livres de médecine et de droit. Sûrement les ouvrages personnels de Sofia et Philip.

Installée tout contre moi, Jessica caresse le dessus de ma main avec tendresse.

– Ça va mieux ? s’enquiert-elle au bout de cinq minutes de silence.

– Un peu. Mais je crois que j’ai besoin de m’isoler encore un moment.

– Bien sûr, je comprends.

Délicatement, elle lève ma main, presse les lèvres contre mes tendons et mes os saillants puis la pose sur sa cuisse. Le tissu de sa robe est doux.

– Tu as été courageux, Zach.

– Courageux ? répété-je avec dépit. J’ai rien fait du tout, Jessica.

– Non, je t’ai vu t’interposer. T’étais prêt à affronter Anthony, malgré tout ce qu’il t’a fait. T’étais prêt à prendre des coups, encore et toujours. (Elle tourne soudain des yeux brillants de larmes refoulées vers moi.) Zach, je sais que tu as voulu la protéger et faire bien, mais… parfois il ne suffit pas d’être courageux. Parfois, tu as aussi le droit de réfléchir, de faire attention à toi.

– Jess…

– Me coupe pas, m’intime-t-elle en secouant la tête. J’ai conscience que tu voulais simplement protéger Lily Rose, mais qui te protège toi ? Comme tu te fiches bien de ce qui peut t’arriver, tu te mets en danger.

Elle serre soudain les dents en tenant ma main fermement. Son menton tremblote.

– Moi, je m’inquiète pour toi. J’ai peur de ce qui peut t’arriver. (Avec douceur, elle pose ses doigts calleux sur ma joue.) Alors, Zach, s’il te plaît, fais plus attention à l’avenir.

– Je… j’essaierai, soufflé-je, perturbé par sa demande.

– J’espère bien.

Avec un sourire, elle pose son autre main pour attirer mon visage près du sien. Son baiser me semble d’une tendresse inouïe après les récents événements.

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