Chapitre 75

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Avenir

La fin des cours et le début de l’été approchent à toute allure. Lily Rose nous a déjà prévenus qu’elle organisait une fête pour célébrer tout ça, le 20 juin. C’est dans maintenant seize jours. Plus que deux semaines à tenir et ce sera les vacances. Je pourrai enfin respirer, apaiser la tension constante de mon être et profiter de mes amis.


Mon dernier cours de la journée porte sur l’histoire contemporaine des États-Unis d’Amérique, avec Mr Dalton. Comme je mets un peu de temps à ranger mes affaires, Dante me souffle qu’il doit y aller, tapote mon bras avec un sourire puis file. Sa spontanéité et sa légèreté me font du bien. Comme nous suivons plusieurs matières ensemble, nous avons souvent l’occasion d’être proches.

Au début, après avoir appris son homosexualité, j’étais incapable d’être complètement à l’aise à ses côtés lorsque nous étions seuls. Puis j’ai franchi une barrière, celle de la maturité et du non-jugement. Depuis, je peux rire, lui sourire, le laisser me passer un bras autour des épaules – ou de la taille, je suis bien plus grand que lui – par amitié et discuter seul avec lui sans arrières pensées ou craintes.

Ça fait du bien.


– Zachary ? souffle la voix de Mr Dalton dans mon dos.

Il porte sa sacoche sous un bras avec un sourire penaud. Sa longue journée a accentué ses cernes et plissé son visage de cinquantenaire.

– Oui ?

– Comment ça va ?

Sa question me prend au dépourvu. J’attends que le dernier élève soit sorti de la salle avant de répondre :

– Mieux qu’en début d’année, monsieur.

– Tant mieux. Et les cours ?

– Ça va aussi, le rassuré-je avec un sourire timide.

Remarquant ma gêne, il s’éclaircit la gorge puis fait un geste vers la porte.

– Désolé, je ne voulais pas t’ennuyer. Je ne te retiens pas plus, bonne soirée !

– Vous ne m’ennuyez pas, répliqué-je en prenant la sortie juste devant lui.

Le couloir est calme maintenant que la plupart des élèves a déserté le lycée. D’un pas tranquille, Mr Dalton et moi nous dirigeons vers la sortie.

– Tu as hâte de passer en terminale ? souffle-t-il en m’observant du coin de l’œil.

Pensif, je hausse les épaules. Hâte, peut-être pas. Personne n’a hâte de retourner à l’école alors que l’année en cours n’est même pas encore terminée. En revanche, j’espère que ce sera une année où je pourrai mieux faire connaissance de Dante et Jessica.

– Ça dépend, avoué-je au bout d’un moment. Si ça se passe comme pour ma première, si je me fais harceler par mes camarades, je n’ai pas très envie.

Il ralentit le pas, la bouche tordue sur un pli sévère.

– J’ai appris trop tard que Mlle Daniels, Mr McKinney et ton père témoignaient devant le directeur à propos du harcèlement physique et moral que te font subir Mr Greenlight et Mr Johnson. Autrement, j’aurais moi aussi témoigné.

Sa déclaration me touche et je hoche la tête, la gorge trop nouée pour parler.

– En même temps, je reprends une fois que ma boule d’émotion est passée, j’ai vraiment envie de profiter d’une vie d’ado normal avec mes amis.

– Je comprends tout à fait. (L’air complice, il m’adresse un regard brillant.) Surtout que les jumeaux McKinney ne te laissent pas de marbre, n’est-ce pas ?

Un peu gêné, je hoche de nouveau la tête. Il rit discrètement puis déclare :

– Je ferai plus attention à toi l’année prochaine, Zachary. Tu es sûrement l’un des élèves les plus passionnés que j’ai pu rencontrer et je n’ai pas envie de te perdre parce que des imbéciles veulent jouer les justiciers.

Il s’arrête pour me dévisager gravement.

– Je sais ce que tu as fait par le passé. Et je sais aussi que tu fais beaucoup d’efforts pour profiter de la deuxième chance qu’on t’a accordée. Alors, continue dans cette voie, mon garçon. Je ferai tout pour t’y encourager.

Ému, j’approuve de plusieurs mouvements secs de la tête. Les larmes me brûlent les yeux. Avec un petit sourire, Mr Dalton me tapote l’épaule.

– Autrement, tu as une idée de ce que tu souhaites faire après le lycée ?

Comme nous nous approchons de mon casier, je ralentis le pas. Ça me donne aussi une excuse pour réfléchir à ma réponse.

– Peut-être de l’histoire. (Devant le sourire radieux de mon professeur, je hausse les épaules.) Vous vous y attendiez, non ?

– Un peu. Mais je n’étais pas sûr non plus. Je te vois bien faire des études d’histoire, en tout cas.

– Je ne sais pas si j’y arriverai.

Mr Dalton me jette un regard sévère et, j’ai beau faire quelques centimètres de plus, j’ai soudain l’impression d’être minuscule.

– Tu vas y arriver, Zachary. Tu es intelligent, persévérant et passionné. Tu vas y arriver.

Sa foi en moi me laisse interdit. J’aimerais dire que je possède la même confiance en ma personne.

– Je dois récupérer des affaires, je finis par répondre en indiquant mon casier.

– Oh, oui, bien sûr. Sur ce, je te souhaite une bonne soirée.

– Merci, à vous aussi, Mr Dalton.

Je le regarde filer en sifflotant.

Avec un sourire, je dépose les affaires dont je n’ai pas besoin.


Alors que les portes du lycée ne sont qu’à une trentaine de mètres de moi, j’entends des bruits de pas précipités et, avant d’avoir pu me retourner, quelqu’un me fait basculer en avant.

J’évite de me fracasser les dents sur le carrelage en me réceptionnant sur les coudes, mais ça n’empêche pas la chute d’être douloureuse.

– Je t’ai fait une promesse, Gibson.

La voix gelée et cruelle d’Anthony m’arrache des sueurs froides. Comme je sens la peur grandir en moi, j’essaie de me relever, mais le poids sur mon dos m’en empêche.

– Pas bouger, sale chien ! crache Nick d’un ton venimeux en enfonçant ses doigts puissants dans ma nuque.

– Bande de malades, grondé-je entre mes dents serrées. On est en plein milieu du lycée.

– Mais plus personne n’est là, rétorque Anthony d’une voix cajoleuse.

Terrifié par ce qu’ils s’apprêtent à accomplir, je ne peux retenir mes mains de trembler. Le remarquant, Anthony tire mon bras droit, m’oblige à l’aplatir le long du sol et écrase sans pitié mes doigts. Ça fait un mal de chien, alors je crie.

– Ta gueule, gronde Nick en plaquant une main sur ma bouche.

Comme j’ai la tête tournée, je peux voir l’expression de satisfaction sadique qui s’est peinte sur ses traits déformés par la rage. À quel moment Anthony a-t-il cessé d’être un garçon inquiet et amoureux de sa copine ? Quand est-il devenu un narcissique possessif et jalousement maladif ?

Je ferme les yeux lorsqu’Anthony écrase de nouveau ma main. J’ai l’impression que mes os s’enfoncent dans le carrelage, que ma peau s’effrite.

– Eh, mais regarde, siffle Nick avec une voix dégoulinante de mépris, il est en train de chialer.

– Quoi ?

Le pied d’Anthony cesse d’écraser ma main. Le soulagement est tel que je ne prête même pas attention à leurs rires moqueurs.

– Mais quelle tapette, raille Anthony avant de me donner un coup de pied dans les côtes qui finit de déloger les larmes qui s’accrochaient désespérément à mes cils.

J’aimerais vous y voir.

Soudain, Nick s’enlève de mon dos. J’inspire une grande bouffée d’air, aussitôt chassée par la pointe de la chaussure du joueur de football. La vision rendue floue par les larmes, je vois Anthony s’approcher. Sans douceur, il m’attrape par le devant de mon t-shirt et me force à me lever. J’ai beau être plus grand que lui, il me domine de sa présence vibrante et menaçante.

– Vous me faites mal, déclaré-je alors en observant dans les yeux mon tortionnaire.

Il ne semblait pas attendre cette réponse, car il éclate d’un rire incrédule avant de me gifler sèchement. Puis il recommence sur l’autre joue. Mon visage brûle.

– T’es une mauviette, Zachary. Une grosse mauviet…

J’abats mon poing sur son nez pour le faire taire. L’os craque sous mes jointures, mais je sais que je ne le lui ai pas cassé. Je n’en avais pas envie. Je voulais juste ne plus l’entendre me traiter de faible alors qu’il a passé ces derniers mois à me fracasser. À briser mes os et mon âme.

– Espèce de… commence Nick avant de se jeter sur moi.

J’esquive assez vite pour qu’il se contente de m’entraîner vers le mur. Comme mon crâne tape contre ce dernier, je suis désorienté pendant quelques secondes.

– Anthony, ça va ?

Mon démon ne répond pas tout de suite. Penché en avant, il se tient le visage. Je vois du sang couler entre ses doigts et, malgré moi, j’en ressens une pointe de satisfaction. Je ne rends jamais les coups, car c’est la Dette qui me l’impose. Néanmoins, la tentation est parfois trop grande. Et la douleur trop effrayante pour que je n’essaie pas de m’en sortir.

– Je vais le tuer.

Sa voix est tellement rauque qu’elle en est à peine audible.

– Je vais te tuer.

D’un mouvement raide, Anthony se redresse en écartant la main de son visage. Deux minces filets de sang s’écoulent depuis ses narines jusqu’à son menton.

– Je te l’ai déjà dit, Zachary.

Oh que oui. Une fois à l’hôpital, devant ses parents, Lily Rose, Mark et moi. Puis sur mon casier il n’y a pas si longtemps.

Anthony plonge la main dans sa poche, les yeux fous. Mon cœur fait un demi-tour dans ma poitrine. A-t-il une arme sur lui ?

– Qu’est-ce qui se passe, ici ? lance une voix depuis le couloir adjacent.

Un soulagement sans nom s’empare de moi. L’air préoccupé, Mr Dalton apparaît. Il doit revenir de la salle des professeurs, car il a un café à la main. Anthony, qui a toujours le poing dans la poche, plonge l’autre dans son pantalon. Ses talents de comédien m’irritent au plus haut point alors qu’il secoue la tête avec légèreté.

– Nick a commencé à s’en prendre à Zach, commence-t-il d’une voix débordante d’assurance. J’ai essayé d’intervenir, mais c’est rapidement parti en… cacahuète.

Vous étiez en train de me tabasser ! ai-je envie de hurler.

Mais le regarde meurtrier de Nick posé sur moi m’en retient.

– Au milieu de la dispute, Zach m’a mis un coup de poing, poursuit Anthony d’un ton tranquille en essuyant avec ses doigts le sang qui coule à la pointe de son menton. Rien de grave.

Mr Dalton me jette un coup d’œil. La façon dont il fronce les sourcils et observe avec consternation mes deux foutus démons me fait comprendre qu’il n’y croit pas.

– Dégagez d’ici, gronde soudain mon professeur en ouvrant de grands yeux colériques.

Je ne l’ai jamais entendu employer un tel langage ni hausser la voix. J’en ai des frissons.

– Sauf toi, ajoute Mr Dalton en plantant son regard brillant sur moi.

Raide comme un piquet, je hoche la tête. Avant de disparaître, Anthony et Nick m’adressent des regards empoisonnés.


Dès que les deux adolescents ont disparu, Mr Dalton s’approche de moi, un pli soucieux sur le front. Avec gentillesse, il pose une main sur mon épaule.

– Tu es blessé ?

– Pas au visage, je réponds en massant mes côtes douloureuses. Les blessures qui ne se voient pas les arrangent.

– Quelle bande… commence le professeur d’un ton étouffé de colère et d’impuissance. Bouge pas, je vais appeler le directeur.

– Attendez ! Je… Je veux bien que vous parliez de ce que vous venez de voir avec Mr Harrys, mais pas ce soir. (Je soupire lourdement.) Je suis trop fatigué pour en discuter.

L’hésitation qui danse dans les yeux du professeur m’amène à penser qu’il ne va pas accepter. Finalement, il réajuste sa sacoche sous son bras, finit son café d’une traite puis déclare gravement :

– D’accord. Mais, demain soir, je veux que nous discutions dans le bureau du directeur avec ton père, s’il est disponible.

– OK, accepté-je d’une petite voix.

Remarquant mon air abattu, il souffle :

– Tu habites à Lake Town ?

– Non, à Daree.

– Je te dépose chez toi, alors.

– Quoi ? Non ! Ne vous inquiétez pas, je peux renter seul…

– Je te dépose, insiste Mr Dalton en me coupant dans ma phrase.

Sans un mot de plus, il tourne les talons et se dirige vers la sortie. Gêné et honteux, je le suis jusqu’au parking des profs. Il a une petite Seat grise.

Nous nous y installons dans un silence embarrassé.


Quinze minutes plus tard, il s’arrête devant chez moi.

– Jolie maison, commente Mr Dalton en observant la maisonnette à deux étages, ses volets rouges et sa peinture dorée.

– Oui, soufflé-je d’un ton rendu sourd par les vagues de souvenirs douloureux qui surgissent. Merci beaucoup, Mr Dalton.

– Avec plaisir, mon garçon. J’étais inquiet à l’idée que tu rentres tout seul après t’être fait cogner.

J’hésite à lui avouer que j’ai l’habitude.

– Encore merci et bonne soirée.

– À demain !

En lui adressant un petit sourire penaud, j’ouvre la portière puis le regarde repartir. Une fois sa voiture au loin, je pousse le petit portillon, entre dans la maison vide et plongée dans la pénombre, puis monte directement dans ma chambre. Je retire mon t-shirt, observe avec une grimace les traces rouges qui ne vont pas tarder à se transformer en hématomes, puis me plonge sous la couette.

Je suis épuisé.

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