Chapitre 68

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Amères paroles

Nous discutons encore une bonne heure avec Elena et son frère. Celui-ci met fin au rendez-vous suite à un appel professionnel inattendu. Après s’être excusé, il nous quitte, non sans m’adresser un salut de la main enthousiaste et un sourire sincère. Je crois que je commence à bien l’aimer.

Une fois Oliver parti, Elena et Mark se dévisagent de manière assez ouverte pour que je comprenne qu’il est temps de leur laisser de l’intimité. Je m’éclaircis la gorge.

– Euh, j’ai des amis dans le coin qui m’ont proposé de les voir, alors je vais vous laisser.

– Des amis ? s’étonne Mark en fronçant les sourcils.

Il sait comme moi que je n’ai aucune connaissance habitant à Denver. Je le dévisage avec de gros yeux tandis que j’enfile ma veste. Finalement, il cligne des paupières puis m’adresse un sourire légèrement crispé.

– Bon, d’accord, pas de soucis, finit-il par souffler en s’avançant pour me laisser passer. Amuse-toi bien !

– Euh, ouais, merci. (Je leur jette un regard gêné.) Vous aussi.

– À bientôt, Zach ! s’exclame Elena avec un large sourire.

Elle ajoute plus bas d’une voix douce :

– Merci.

Je me demande si elle me remercie de leur laisser du temps pour eux ou si c’est par rapport à Oliver Dent. Sûrement les deux.

Une fois dehors, je me dirige vers le Jeep de Mark. Je me rappelle que nous nous sommes garés à côté d’un petit square. Je n’ai qu’à attendre là-bas.

Assis sur un banc à la lisière du parc, j’observe les joggeurs zigzaguer entre les enfants, les poussettes et les chiens. Je me sens bête et seul, avachi sur un banc tagué de partout.

La joie de faire la connaissance d’Oliver Dent se fracasse contre la douleur d’avoir perdu Jessica. Je n’arrive pas à maîtriser le flot de sentiments qui déborde de ma poitrine lorsque je songe à elle. J’aurais tant aimé mieux la connaître, passer plus de temps avec elle. Mais je l’ai perdue avant même de l’avoir conquise. Son cœur s’est fermé alors qu’elle venait de me l’ouvrir. Quand je pense à notre dispute, une terrible envie de tout casser et de pleurer me tenaille. Je me sens impuissant, incapable de résoudre le problème.


Mon pouce flotte à quelques millimètres de l’icône « Envoyer » sur l’écran de mon portable. J’ai écrit un message à Jessica lui proposant de se retrouver ici pour qu’on discute. Je n’en peux plus du silence, du non-dit, des mots vides entre nous. J’ai besoin de la voir, d’entendre sa voix, de toucher sa peau. Tant pis si c’est pour la dernière fois. Mais j’ai besoin de savoir.

Comme si ça allait m’aider à surmonter l’épreuve, je ferme les yeux au moment d’envoyer le message. Mon cœur bat à une vitesse folle. Les mains moites, la gorge serrée, je pose mon téléphone sur mes cuisses et attends la réponse fatale. Qui ne tarde pas à arriver. Moins d’une minute plus tard, une vibration me fait ouvrir les yeux.


OK. Suis là dans 45min.


Laconique, clair. Soulagé et terrifié en même temps, je regarde son message fixement jusqu’à ce que l’écran s’éteigne. Le temps qu’elle se prépare et prenne les transports en commun jusqu’ici, j’ai le temps de réfléchir.


Quand je la vois arriver au loin, immanquable avec sa tignasse rouge, ses Doc Martens bordeaux, son short coupé dans un jeans, ses collants troués et sa chemise noire, je me rends compte que je n’ai, en réalité, pas du tout idée de comment je vais aborder les choses.

Je me pousse au bord du banc pour lui laisser de la place lorsqu’elle arrive près de moi. Son visage est tiré, ses lèvres plissées et ses yeux n’ont plus cette lumière que j’aime tant.

– Salut, lâche-t-elle froidement en se laissant choir à côté de moi.

– Bonjour. Je… désolé de te faire venir ici.

Le regard levé vers le ciel dégagé de fin d’après-midi, elle hausse les épaules.

– Pas grave, j’avais besoin de bouger, de toute façon. Mais qu’est-ce que tu fais ici ?

Rapidement, je lui conte les événements de la journée. Lorsque je lui révèle que j’ai accepté de passer le test de parenté, elle hoche doucement la tête.

– Tu as bien fait. Dans le pire des cas, c’est pas ton père et vous mettez éventuellement fin à votre relation et, dans le meilleur, tu as enfin découvert une partie de tes origines. Et, d’après ce que tu me dis, cet Oliver Dent a l’air quelqu’un de bien.

– C’est vrai. Il s’intéresse à moi, malgré les conditions difficiles de notre rencontre, malgré… ce que j’ai fait.

– Une preuve que tu as bien fait d’accorder une chance à cet homme, approuve Jessica en posant une main sur mon bras.

Lorsqu’elle remarque que je me raidis à son contact, elle enlève ses doigts, mais je les retiens in extremis. Elle est pâle sous sa frange rouge.

– Jessica, il faut que je sache.

Comme elle détourne le regard, je me penche vers elle.

– Dis-moi si tu veux qu’on arrête tout, ici et maintenant.

L’air mortifié, elle m’observe sans rien dire.

– Jess, j’ai besoin de savoir, insisté-je d’une voix suppliante. Je ne peux pas rester comme ça.

Pas alors que je suis en train de tomber amoureux de toi.

– Alors, dis-moi juste si, oui ou non, on continue à se fréquenter en étant plus que des amis.

Je vois ses mains trembler alors qu’elle mordille ses lèvres. Elle croise puis décroise les jambes. Sa nervosité me met mal à l’aise.

– C’est que… commence-t-elle avant de soupirer.

L’air décidé, elle tourne la tête vers moi pour m’observer. Il n’y a aucun jugement, aucune colère, aucune accusation dans ses yeux noisette. Juste du dépit, des regrets et, peut-être, une étincelle d’affection.

– Je t’assure que tu es quelqu’un de bien, commence-t-elle d’un ton posé en prenant mes mains dans les siennes. Tu m’en donnes la preuve chaque fois que tu regardes Lily Rose ou Dante avec cette bienveillance toute fraternelle, ou dans la façon dont tu parles de l’homme qui t’a adopté. Malgré ce que tu as vécu, tu as trouvé le courage d’affronter le mépris et la colère des autres, tu as accepté d’être élevé à la dure pour tenter de te racheter.

– C’est le minimum… commencé-je avant d’être interrompu par Jess.

– Non, Zach. Tu as un cœur généreux et un esprit sain et ton père adoptif a dû le remarquer comme moi pour accepter de te donner une deuxième chance. (Avec délicatesse, elle fait tourner mes mains entre les siennes et en caresse le dos.) Ce que je veux dire, c’est que s’il y a un problème entre nous, tu n’y es pour rien.

À moitié convaincu, je hausse les épaules et marmonne :

– Si j’avais su gagner ta confiance et me montrer comme quelqu’un de raisonnable et sensé, on en serait peut-être pas là.

Bornée, elle secoue la tête.

– Zach, c’est parce que j’ai une peur bleue des relations amoureuses depuis… la mauvaise expérience avec mon ex, qu’on en est là. Pas parce que tu as mal agi ou je ne sais quoi. (Elle m’adresse un sourire tendre qui manque faire fondre mon cœur entre mes côtes.) Au contraire, dans chacun de nos baisers, de nos câlins, tu as toujours été prévenant, attentif et doux.

– Alors, je suis censé faire quoi ? lâché-je d’un air abattu. Tu me dis que ce n’est pas ma faute, que j’ai agi correctement avec toi, mais… que ce n’est pas possible entre nous ?

– Zachary, je ne veux rien t’offrir si je ne suis pas sûre de le faire pleinement. J’ai peur. J’ai une peur irrationnelle des hommes, maintenant. Tu as envie d’aimer une fille qui a peur de toi ?

– Non. Et je ne voudrais pas que tu aimes quelqu’un qui te fait peur.

– Au moins, nous sommes d’accord sur ça, soupire-t-elle en lâchant mes mains.

Lorsque sa peau cesse d’être en contact avec la mienne, je me sens comme vidé.

– Et je suppose que te dire des choses comme « Je ferai attention », « Je t’écouterai », « Je n’irai pas contre ta volonté, on ira à notre rythme » n’y changeront rien.

L’air sincèrement désolé, elle hoche la tête.

– Alors, tu resteras seule pour toujours ? demandé-je, perplexe et meurtri.

– J’en sais rien. Peut-être que, quand je me sentirai plus en confiance, j’essaierai de commencer une nouvelle relation.

La déception brutale qu’elle vient de m’infliger me fait chuter brutalement. J’étais empli de vains espoirs en lui proposant de venir. Au moins, je suis fixé quant au devenir de notre relation.

Et ça fait un mal de chien.


Comme si ni l’un ni l’autre n’étions capables d’assumer notre décision, nous restons assis sur le banc, moi à fixer le ciel, elle à contempler le sol entre ses pieds. Ses cheveux lui tombent sur le visage alors je ne peux pas la voir. Je me demande si elle se sent aussi dépitée que moi.

– Alors, à ton avis, ton père et Elena Dent ont l’air de se plaire ?

Le changement de conversation me fait grimacer. Prenant sur moi, je fais l’effort de répondre :

– Ça saute aux yeux. Et Mark m’a clairement dit qu’il restait pas de marbre face à elle. Elena est plus réservée sur ce qu’elle ressent, mais elle a l’air de vraiment bien l’aimer.

Elle m’a observé pendant que je lui expliquais et je l’entends soupirer bruyamment lorsque je me tais.

– Ce serait bien pour eux, s’ils pouvaient entamer quelque chose de sérieux, souffle-t-elle en râclant le sol du bout de sa bottine.

Ce serait bien aussi pour nous si on pouvait faire la même chose.

– Oui, je réponds d’un ton distant.

Comme si elle venait de lire dans mes pensées, elle me jette un regard en coin, mais ne dit rien.

Je me demande comment je vais faire à présent. Je ne me sens pas de la fréquenter sans l’aimer de la façon dont j’ai envie. Mais ne plus la fréquenter reviendrait à ne plus voir Dante, à devoir l’éviter… Trop compliqué.

Après quelques secondes de silence, je murmure :

– Tu peux t’en aller, si tu veux.

– Je sais.

Mais elle reste à côté de moi, l’air concentré. Qu’est-ce qui la pousse à rester ?

Alors que je m’apprête à lui poser la question, elle se tourne vers moi, le visage fermé.

– Je vais y aller.

– OK, chuchoté-je, mi-soulagé, mi-déçu.

Comme elle se penche vers moi, je lui tends pudiquement ma joue. Elle se fige une demi-seconde, glisse son index sous mon menton et m’oblige à tourner la tête. Sans que j’aie eu le temps de reculer, ses lèvres sont contre les miennes.

Una vague de colère et de reconnaissance m’envahit. J’ai envie de la repousser comme de l’attirer à moi. Quand j’essaie de casser le baiser, elle enlace ma nuque pour me retenir.

Jess, bon sang.

Mon cœur frappe mes côtes et le souffle me manque lorsqu’elle recule enfin, les yeux baissés.

– Je devais le faire, explique-t-elle d’une voix grave. Quoi qu’il advienne de nous plus tard, je devais le faire. Pour ne pas regretter. (Elle m’adresse un petit sourire penaud.) Pour me rappeler ce que ça fait de t’embrasser.

J’ai les joues brûlantes et une terrible envie d’être ailleurs.

Une silhouette au loin derrière Jessica attire mon regard. Mon estomac remonte vers ma gorge lorsque je reconnais Mark qui approche d’un pas tranquille.


Avec précipitation, j’agrippe Jessica par les épaules.

– Jess, il faut que j’y aille. On… se voit au lycée demain.

– Oui.

Ses traits s’affaissent lorsque je la lâche et me lève du banc.

Sans me retourner, je vais à la rencontre de Mark, qui me fait signe en me voyant approcher.

– Alors, c’était comment ? demandé-je aussitôt dès que je suis à portée de voix.

– Très bien. On devrait manger ensemble dans la semaine qui arrive.

Un sourire flotte sur son visage détendu. J’aimerais tellement le voir ainsi tous les jours. Le savoir heureux et accompagné d’une bonne personne. Pas comme un veuf sans enfants qui ne vit plus que pour son travail.

Je reprends la marche en direction de la voiture garée, mais Mark me retient par l’épaule. Il donne un coup de menton en direction du banc où Jess est encore assise, la tête entre les mains.

– Tu ne me présentes pas ton amie ?

Mortifié, je le dévisage. Que dois-je lui dire ? Mentir ? Dire la vérité ?

– Euh… commencé-je, pris au dépourvu. En fait, c’est…

En constatant que je bafouille et rougis comme un abruti, il prend un air de connivence. Je n’aime pas ce regard amusé et ce sourire en coin.

– C’est la fameuse Jessica, non ?

– Oui, je reconnais, les épaules basses.

– Vous ne vous êtes pas expliqués ?

– Si, justement, chuchoté-je, sentant la peine m’emprisonner la poitrine dans un étau glacé.

– Zach… Je suis désolé.

Il serre mon épaule, mais je recule, les yeux brûlants. Je n’ai pas très envie d’exposer mon chagrin en public.

– Tu la laisses seule ici ? reprend-t-il en observant mon amie.

– Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? répliqué-je avec hargne, piqué au vif.

– Peut-être lui proposer de la ramener chez elle. Elle habite à Lake Town, c’est ça ? (Devant ma bouche béante et mon air interdit, il marmonne :) Zach, elle souffre autant que toi. Lui éviter les transports en commun ne l’aidera pas à surmonter sa peine, mais ça lui fera au moins gagner du temps.

Il s’engage dans la direction du banc, ce qui gèle mon sang dans mes veines.

– Mark, non…

– Et je pourrais faire sa connaissance, conclut-il en m’ignorant.

Merde, c’est pas vrai.


Je sais parfaitement que m’enfoncer dans mon siège et regarder obstinément par la fenêtre ne me fera pas disparaître, mais je le fais quand même. Le paysage défile à toute allure tandis que nous avalons les kilomètres dans un silence tendu.

Jessica a hésité un certain moment avant d’accepter la proposition de Mark. Elle était gênée et l’idée de passer encore du moment avec moi ne devait pas non plus la réjouir. Néanmoins, devant l’insistance de Mark, elle a fini par capituler et est montée avec nous dans la Jeep.

Trente minutes se sont écoulées. Mark et Jessica ont fait connaissance l’un de l’autre, se sont apprivoisés. Passions, famille, passé… Ils ne laissent rien passer et se confient l’un à l’autre avec une confiance qui me laisse pantois. Jamais je n’ai vu Mark s’ouvrir aussi facilement et rapidement à quelqu’un – peut-être avec Elena, mais c’est tout. Je sens que le courant passe bien entre eux. Lorsque Mark mentionne le dessin de Jade que Jessica a modifié pour m’ajouter dessus, mon amie explique d’une voix douce et posée les raisons qui l’ont poussée à cet acte. Loin de la juger ou de se moquer d’elle, Mark hoche la tête d’un air compréhensif.

Puis il faut que Mark aborde le sujet de notre relation. Comme je m’y attendais, Jessica s’est refermée comme une huître et a murmuré du bout des lèvres que ce qui était né entre nous était en suspens pour le moment. Que nous étions dans une passe difficile d’où nous sortirions soit soudés comme des aimants, soit si déchirés que nous ne nous reverrions plus jamais.

Mark n’a pas osé répondre et je lui en ai été reconnaissant. Il m’avait déjà rendu mal à l’aise en proposant à Jess de la ramener et en la questionnant, alors qu’il n’en rajoute pas une couche ne pouvait que me soulager.


Une vingtaine de minutes plus tard, Mark arrête la voiture en bas de l’immeuble de Jessica.

– Merci beaucoup de m’avoir ramenée, Mr Grace, lance-t-elle en ouvrant la portière. Au revoir et à bientôt. Passez une bonne soirée.

– Merci, bonne soirée à toi aussi, répond Mark d’un ton enthousiaste.

– Salut, me contenté-je de marmonner, beaucoup plus sobre.

Je sens le regard de Jess sur ma nuque, mais je me contente de la voir disparaître dans le hall de l’immeuble grâce au rétroviseur. Mon cœur se serre légèrement lorsque sa chevelure n’est plus visible dans le miroir.

– Cette fille est extra, souffle Mark en redémarrant.

Tu crois que je ne le sais pas déjà ?

– C’est dommage que ce soit tendu entre vous. Je pense qu’elle t’apporterait beaucoup de bonnes choses.

– Je le pense aussi, chuchoté-je, la gorge comprimée. Ce n’est malheureusement pas possible entre nous.

Mark me jette un coup d’œil de côté, mais il a la bonne idée de ne pas me demander de détails. Avec un soupir, je m’enfonce toujours plus dans mon siège et fixe le vide par la fenêtre.

Oui, j’aimerais vraiment disparaître.

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