Chapitre 65

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65

Anniversaire

Après notre confrontation enflammée avec Anthony, les jumeaux ont tenté de nous soutenir, Lily Rose et moi, mais la douleur est restée poignante toute la journée et les deux qui ont suivi. Mon cœur ne s’est allégé que lorsque la sonnette de la maison a retenti samedi matin. C’était Dante, pour m’annoncer que Jessica et lui fêtaient leurs dix-sept ans aujourd’hui. Je suis resté planté comme un idiot devant lui, me maudissant de ne pas leur avoir demandé leur date d’anniversaire plus tôt. Dante a avoué qu’il n’était pas prévu que sa sœur et lui fassent quoi que ce soit, mais qu’ils avaient changé d’avis à la suite des événements de la semaine passée. Lorsqu’il m’a annoncé, avec son sourire éclatant, que ça lui ferait plaisir si Lily et moi passions la journée chez eux, j’ai manqué m’effondrer de soulagement. La complicité et la simplicité de l’amitié était tout ce dont j’avais besoin.

J’ai couru prévenir Mark et, avant que je ne quitte son bureau où il préparait ses cours, il m’a réprimandé : « Et tu pars les mains vides ? »

Et je me suis de nouveau planté comme un imbécile devant Dante avec un gâteau à la fleur d’oranger, que j’avais préparé ce matin pour me changer les idées.

« T’as eu une bonne idée ! » s’est exclamé Dante en m’apercevant. « À croire que tu savais que c’était notre anniversaire. »

« Je ne savais pas » ai-je avoué avec gêne. « Et j’ai que ça à vous offrir. »

Il m’a adressé ce regard qui m’avait donné envie de mieux le connaître, de lui ouvrir mon cœur et de devenir son ami.

« Zach, ta présence suffit largement. »


Pendant qu’il allait me chercher, Jess est allée voir Lily Rose, qui a accepté avec joie. La mère des jumeaux nous attendait dans la voiture et nous nous sommes tous retrouvés près de l’auto. J’ai adressé un signe de la main et un sourire un peu crispé à Mme McKinney, qui m’a salué en retour. Quand elle m’a vu, Lily Rose m’a serré dans ses bras et j’ai fait de même. Quant à Jessica, elle m’a fait la bise et c’est tout. J’ai été peiné sur le coup, car elle s’était montrée très proche les trois derniers jours. Puis j’ai fait fonctionner mon pauvre cerveau et j’ai compris qu’elle souhaitait peut-être garder nos moments d’intimité pour nous et ne pas s’exposer devant sa mère et ses amis.

Comme il est plus mince que sa sœur, Dante est passé au milieu et Lily Rose et moi nous sommes installés à ses côtés.

« Bonjour Mme McKinney, a lancé Lily avec enthousiasme. C’est très gentil de nous inviter chez vous, merci beaucoup. »

« Oui, merci beaucoup » ai-je ajouté précipitamment d’un ton mal assuré.

« Avec plaisir, les jeunes » a-t-elle soupiré avant de lancer la voiture sur la route.


Nous avons déjeuné avec les jumeaux et leurs parents un très bon gratin de pommes de terre accompagné de poulet mariné au curry. En dessert, nous avons servi le gâteau que j’avais apporté avec quelques fruits de saison. À mon grand soulagement, c’était mangeable.

Évidemment, mon visage encore gonflé et marqué n’est pas passé inaperçu et j’ai eu droit à un tas de questions des parents McKinney. Alicia, la mère, m’a toisé avec suspicion tandis que Daniel, le père des jumeaux, m’interrogeait. L’homme a le sourire calme et doux de Jess et les mêmes yeux que son fils. Dante et sa sœur ont bien tenté de m’épargner la mise à l’épreuve de leurs parents, mais ils n’ont pas réussi. Je leur ai expliqué ce qui s’était passé à la suite de mon départ du collège public. À la fin de la conversation, je me sentais étrangement dénudé, mais, au moins, je n’avais rien à leur cacher.

Si ce n’est que j’aimais leur fille. Ce dont ils semblaient malgré tout se douter, d’après certaines questions qu’ils m’avaient posées.


En fin d’après-midi, ils nous laissent enfin tranquilles et nous nous installons dans la chambre que partagent les jumeaux. Ils n’ont pas encore déménagé, mais les procédures sont en cours. Bientôt, ils seront nos voisins à Daree.

– Désolé, souffle Dante en nous jetant un regard circulaire. Je pensais pas qu’ils allaient autant t’interroger, Zach.

– Pas de soucis, lâché-je en secouant la tête. Ils… ça me semblait important qu’ils en sachent plus sur moi.

– Je n’aurais pas cru que tu leurs dirais pour… la famille Grace, intervient Lily Rose en posant une main sur ma cuisse.

Son regard plein d’empathie et d’amour m’étrangle la gorge. J’inspire difficilement, prends ses doigts entre les miens, puis explique en observant les jumeaux :

– Vos parents veulent juste votre bien. Ils savaient déjà que j’étais responsable d’un homicide involontaire. Je voulais qu’ils apprennent comment ça s’était passé, pourquoi Mark m’a adopté et comment on s’en sort tous les deux aujourd’hui.

Je serre fort la main de Lily Rose et lui adresse un regard empli de reconnaissance. Elle rougit légèrement.

– Et je voulais qu’ils connaissent les personnes grâce auxquelles je m’en suis sorti.

Soudain, elle pince les lèvres, baisse les yeux, puis les relève, tremblante. Je place sa main contre mon cœur.

– Merci. Merci, Lily Rose.

– Espèce de crétin, siffle-t-elle, les yeux larmoyants. Et, après, ça ose se traiter de monstre. (Elle m’enlace soudain et son front tape ma joue. Je l’entends renifler.) J’espère que tu seras heureux toute ta vie, imbécile.

J’essaierai.

Elle finit par me lâcher. Les jumeaux nous observent avec tendresse.

– D’ailleurs, reprend Lily avec une grimace, je n’ai pas eu le temps d’aller acheter vos cadeaux, à tous les deux. Mais, promis, la semaine pro, je les aurai !

– Tu savais que c’était leur anniversaire, aujourd’hui ? chuchoté-je, étonné.

– Bah oui.

Je me sens rougir.

– Euh… Je n’ai pas de cadeau non plus. Et, euh, c’est… c’est parce que je ne savais pas.

– Pas grave ! me rassure Dante avec un sourire.

Après quoi, nous discutons de tout et de rien. Surtout de rien, car le « tout » nous effraie : l’avenir, le harcèlement, les cours, nos familles…


Alors que le soleil se couche, Jessica va chercher un paquet de chips et un autre de bonbons tandis que Dante ramène des boissons et des gobelets.

Nous nous servons chacun à notre tour et je profite d’un instant de silence pour lâcher ce qui m’envahit l’esprit depuis des jours :

– J’ai peur.

Mes amis s’arrêtent soudain de boire ou manger pour me dévisager.

– Si encore il n’y avait qu’Oliver Dent, lâché-je en serrant les mains en poings. Je sais même pas ce que je dois faire pour lui. Alors avec Anthony et les autres ?

Je lève les yeux pour chercher les leurs. Leurs visages sont crispés et effrayés dans la pénombre de la chambre. Néanmoins, leur silence m’invite à poursuivre.

– Anthony m’a promis qu’il me tuerait. Et je crois qu’il le souhaite vraiment.

J’effleure avec hésitation mon visage.

– Bientôt, il me fera assez de mal pour que je me relève pas.

Soudain, j’entends un grognement sourd à côté de moi. Lily Rose, dont les yeux semblent bouillir, a la mâchoire serrée et les poings crispés.

– Tout ça parce qu’il est jaloux de toi, susurre-t-elle en secouant la tête. Pauvre type !

– Jaloux ? s’étonne Dante en se penchant vers nous.

– Oui. Au début, je pensais que c’était parce qu’il avait du mal à accepter mon amitié avec Lily à cause… de ce que j’ai fait par le passé. Ça me semblait logique et je comprenais ses intentions. Je n’arrivais pas à le détester. Comment détester quelqu’un qui cherche à vous éloigner des autres, car il vous sait capable de malheurs ? Bref… Je crois que notre animosité a commencé ainsi. Après…

Furtivement, j’observe Lily Rose, qui casse des morceaux de chips entre ses doigts fins.

– Lorsqu’il a vu que Lily Rose continuait à me fréquenter, voire plus qu’avant, il s’est énervé.

– Ça m’arrive aussi d’être énervée, intervient Jessica. C’est pas pour autant que je tabasse à presque-mort les gens.

– Je sais, mais…

– Zach, tu lui cherches des excuses, m’interrompt Jess en secouant la tête. Anthony doit être puni pour toutes les violences, physiques ou psychologiques, qu’il t’a fait subir.

Dante et Lily approuvent de la tête, les traits crispés. De nouvelles secondes s’écoulent dans un silence froid et tendu.

– Les gars, lâche soudain Jessica en tapant dans ses mains, ça vous dit un film ?

– Film d’horreur ! approuve son frère en se levant brusquement.

– Oh non, gémit Lily Rose en pinçant les lèvres.

Je souris.

– Je refuse le film d’horreur, réplique Jessica. Film d’aventure ?

– Dans une civilisation étrangère ? propose Lily, déjà plus détendue.

– Aller. Je vais voir si je nous dégote ça ! (Jess me tend la main.) Tu viens ?

Conscient qu’elle m’offre un moment rien que pour nous deux, j’accepte volontiers.


Nous ne nous lâchons pas tandis que nous traversons le couloir pour rejoindre le salon. Ses parents sont en train de regarder la télévision, alors Jessica desserre soudainement ses doigts des miens et passe derrière le canapé d’un pas tranquille. Je la suis, un peu moins à l’aise.

– Vous allez regarder un film ? nous demande son père en se tournant vers sa fille alors qu’elle farfouille dans leur réserve de DVDs. J’ai entendu Dante crier « film d’horreur ».

– Oui, mais non, marmonne Jessica en secouant la tête. On a opté pour de l’aventure.

– De l’aventure, hein, répète son père en passant son regard de Jess à moi.

Je me sens devenir brûlant et me détourne, gêné.

– Papa, maugrée Jess en se relevant, un DVD à la main. Allez, bonne nuit !

Daniel McKinney tapote sa joue et, après avoir roulé des yeux, sa fille va y déposer un bisou. Elle n’embrasse néanmoins pas sa mère, qui la regarde à peine s’en aller.

Avant qu’on ne rejoigne la chambre, je la prends par le poignet.

– T’es si en manque ? chuchote-t-elle d’un ton railleur en s’approchant de moi.

Malgré la chaleur qui se diffuse jusqu’à mes oreilles, je garde un air sérieux.

– Tu t’entends bien, avec ta mère ?

La question semble la prendre au dépourvu. Clignant des yeux, elle réfléchit puis soupire.

– Elle… Je sais qu’elle nous aime, Dante et moi, mais… elle aurait aimé un fils hétéro et une fille dans les lignes droites, tu comprends ?

J’acquiesce, sans vraiment savoir ce que ça fait de ne pas grandir comme ses parents l’auraient souhaité.

– Quand je suis entrée au collège, je n’étais pas de ces filles qui commencent à devenir coquettes, à vouloir mettre du maquillage et des vêtements mignons pour attirer les regards. Moi, j’adorais les jeans larges et les sweats à capuche. J’avais les cheveux longs, mais je les ai teints en rouge, ce qui a failli rendre folle dingue ma mère.

Je ris, imaginant facilement les cheveux hirsutes et les yeux écarquillés de Mme McKinney en voyant sa fille débarquer avec sa chevelure écarlate.

– Ce n’est que récemment que j’ai pris plaisir à m’habiller comme… je le voulais vraiment.

Ce faisant, elle montre les rubans dans ses tresses et son collant déchiré. Elle n’a pas fait d’effort spécial pour son anniversaire et porte un short noir et un t-shirt à l’effigie de Pink Floyd.

J’ai soudain envie de la serrer contre moi et de l’embrasser.

– Enfin, voilà quoi, conclut-elle en haussant les épaules. On est un peu en froid, en ce moment, mais c’est passager. ‘Fin, j’espère.

– Et ton père ?

Ses yeux noisette volent jusqu’à celui-ci puis reviennent sur moi.

– C’est un ange, mon père, sourit-elle. Il s’est vite rendu compte de mon côté garçon-manqué et l’a accepté. Pour ce qui est de mon goût pour la peinture, le dessin… il affirme toujours que j’ai un don précieux et que je dois tout faire pour le garder.

Son regard bascule vers la chambre, où Lily Rose et Dante discutent à voix basse.

– Pour Dan… Papa a appris par hasard qu’il préférait les gars. Un jour, Dante et moi, on en discutait. On devait être en quatrième. On se pensait seuls. Mais papa était à la maison, dans sa chambre, et il a entendu notre conversation. (Elle mordille sa lèvre inférieure, ce qui fait monter mon cœur dans ma gorge.) Lorsqu’il a débarqué dans le salon, j’ai vraiment eu peur. Je me suis imaginé les pires horreurs possibles. Qu’il allait prendre Dante par le col et le lancer contre un mur. L’insulter, lui dire qu’il ne l’aimait plus, qu’il avait honte, qu’il n’était pas son fils, qu’il était sale et contre-nature. J’ai même cru qu’il allait le foutre dehors à treize ans.

Elle expire un grand coup en fermant les paupières.

– Mais, très calmement, je m’en rappelle, il est venu s’asseoir entre nous deux sur le canapé. Il a passé un bras derrière nos épaules et il nous a serré contre lui. Il nous a dit qu’on était ses anges, ses joyaux, ses précieux cadeaux de la nature. Maman et lui ont eu des difficultés pour nous avoir, alors notre arrivée, des jumeaux en bonne santé en plus, les a ravis. Il n’a jamais cessé de nous aimer. Même si je devenais pas la jolie petite fille qu’il s’était imaginée avoir, même si mon gringalet de frère n’était pas un tombeur d’adolescentes en émoi. On a compris ce jour-là qu’on pourrait compter éternellement sur lui.

C’est si touchant que j’en ai l’estomac retourné. Cette crainte de ne pas grandir comme ses parents ont en envie, je ne l’ai jamais connue. Mais je l’imagine bien. Il me suffit de me remémorer la déception dans les yeux d’obsidienne de Mark pour avoir la gorge bloquée. Ce sentiment qu’on n’est pas comme on le devrait, qu’on déçoit ceux qui ont tout fait pour nous.

Sans vraiment m’en rendre compte, j’attire Jess à moi. Son souffle tiède vient caresser mon cou. Fébrilement, je laisse ma main glisser sur sa taille. Je sens sous ma paume sa hanche généreuse, le creux de son flanc, la courbure de son dos. Toutes ces formes murmurent des images tièdes à mon esprit et je les chasse d’un clignement des yeux.

– Désolé.

J’enlève ma main, mais elle la retient en souriant.

– Il y a peu de règles avec moi, Zachary Gibson. Mais la principale que tu dois connaître – et dont tu dois avoir déjà conscience – c’est que tu n’as rien de moi sans mon consentement.

Elle se hausse sur la pointe des pieds pour effleurer mes lèvres. Son souffle frémit contre le mien sans qu’elle daigne m’en donner plus.

– Je te connais, je sais que tu mesures chacun de tes actes. (Elle farfouille dans mes yeux, ce qui met toujours plus à mal mon calme.) Je sais que, chaque fois que je te touche, ton cœur s’emballe.

Avec un sourire moqueur, elle presse sa paume contre ma poitrine.

– Là, tu le sens ? (Du bout des doigts, elle chasse une boucle de mes cheveux derrière mon oreille, me faisant frémir.) Et ces frissons dès ma peau touche la tienne.

Elle met mes nerfs à rude épreuve, la malicieuse. Elle le sait.

Alors que je penche la tête, elle recule avec agilité. J’en grognerais de frustration.

Ses yeux brillent comme des pépites dans la semi-obscurité et ses dents scintillent sous ses lèvres rouges.

– Si je n’ai pas envie que tu me serres dans tes bras, alors tu resteras seul, OK ? lance-t-elle d’un ton badin en s’adossant au mur, en face de moi.

Je hoche la tête.

– Si je n’ai pas envie de t’embrasser, alors que tu garderas pour toi tes envies.

Agacé, j’acquiesce. Qu’est-ce qu’elle s’imagine ?

– Si je n’ai pas envie de coucher avec toi, alors tu dégageras de ma chambre sans un mot, compris ?

Son ton est devenu gelé. Ses yeux durs comme la pierre.

Un seau d’eau froide me tombe dessus et mes genoux manquent de céder.

Devant mon expression atterrée, sa voix se fait toujours plus rauque.

– Oui, je t’ai chauffé, Zach. Oui, je me comporte mal en faisant ça. (Elle se redresse et plonge les yeux dans les miens.) En seconde, je suis tombée amoureuse. C’était un chouette type, un gars qui faisait plus attention aux cours que les autres. Il était intelligent, bienveillant et plutôt mignon. C’était mon premier amour.

Mon cœur bat comme un forcené. Mais c’est un sang gelé qu’il envoie dans mon corps.

– Il te ressemblait. Comme toi, il était très réservé, il faisait attention à ses gestes. Il m’embrassait délicatement, il me touchait que lorsqu’il était sûr que j’étais d’accord.

Mes mains tremblent et mon ventre me fait mal. Une peur viscérale me vrille le corps.

– Il y a un an, pour mes seize ans, je l’ai invité. (Son regard noisette reste calme tandis qu’elle lâche les mots avec une précision mortelle :) Si Dante n’avait pas été là, il m’aurait violée.

Soudain, je n’ai plus envie d’entendre la suite. Je ne veux plus rien savoir, je ne veux plus qu’elle me regarde fixement comme ça, alors qu’elle explique sa douloureuse expérience.

Bordel, comment peut-elle penser ça de moi ?

Pourquoi pas ?

Non, non. NON.

Non, je ne suis pas comme ça.

Je sais ce que ça fait d’être brisé, je le ferais vivre à personne !

Alors que Jess ouvre la bouche, je la bouscule et m’en vais. Je préfère ne pas avoir son amour plutôt que de l’avoir en sachant qu’elle craint que je l’agresse.

Comme je n’ai pas envie de sortir, je me contente d’aller me réfugier dans mon duvet, sur le matelas que les jumeaux m’ont préparé dans le bureau familial. J’entends Lily Rose et Dante m’appeler, mais je les ignore.

– Laissez-moi tranquille ! cinglé-je en les entendant entrer dans la pièce.

Mon ton les dissuade d’essayer une nouvelle fois. La porte se ferme, avale la lumière et me laisse seul avec mon cœur cassé.


Des heures se sont écoulées. À mon propre étonnement, je n’ai pas pleuré. Je suis trop gelé pour ça. Ce n’est pas un froid physique, c’est dans la tête. Ce froid quand une personne qu’on apprécie nous trahit. Ce froid quand on sait que quelque chose de violent s’est produit près de nous sans qu’on en ait eu conscience à ce moment-là. Ce froid qui empêche la passion des larmes et durcit les cœurs.

Alors que mon cerveau en bouillie m’entraîne vers le sommeil, la porte grince. Je ne bouge pas. Un poids creuse mon matelas et une silhouette s’installe à côté de moi.

Je me retiens de frissonner de surprise quand une main caresse mes cheveux.

– Pardon, souffle Jessica d’une voix morne. Pardon.

Mon cœur se remet à battre. Il m’envoie des vagues de peur, d’espoir, de honte, d’amour.

– Pardon, chuchote-t-elle une dernière fois d’un ton qui laisse présager de futures larmes. Tu ne méritais pas ça.

Elle pose ses lèvres sur la peau fine de ma tempe et se lève.

Alors qu’elle s’apprête à sortir de la pièce, peut-être même de ma vie, je la retiens.

– Jessica, attends.

J’inspire un grand coup.

– Reviens, s’il te plaît.

Comme elle reste sans bouger, j’ajoute d’une voix tremblante :

– S’il te plaît.

Ses pas légers reviennent vers moi.

– Je ne te forcerai jamais à rien, murmuré-je dans l’obscurité.

– Il disait la même chose.

– Mais j’ai une conscience, moi ! crié-je soudain de colère en me redressant.

Je tombe nez à nez avec elle et remarque alors qu’elle tient une lampe de poche à la main. Ses traits tirés m’apprennent qu’elle n’a pas non plus fermé l’œil de la nuit. Et son regard sombre qu’elle ne me croît guère.

– J’ai tué des gens, Jessica, c’est vrai, continué-je en plantant mes yeux dans les siens. Mais…

Ma voix tremble, trébuche et s’étrangle. Avec rage, j’abats mon poing dans mon matelas.

– Comme ce type, je suis peut-être un monstre. Mais, moi, j’ai conscience de l’être.

Comme elle ne dit rien, je me rallonge sur le matelas.

– Tout ce que j’ai à t’offrir, c’est le pauvre morceau de cœur qu’il me reste. Mais c’est inutile si tu ne peux pas me faire confiance.

Son silence me rend dingue.

– Bon sang ! fulminé-je en agrippant mon duvet. Si c’est pour rien dire, va-t’en ! Si tu me vois vraiment comme un monstre capable de te faire du mal, alors lève-toi et mets fin à ce qui a commencé entre nous.

Mais elle ne se lève pas, ce qui me met presque en rogne. La respiration hachée, j’attends dans un silence glacial ce qu’elle va décider pour nous deux.

Je sens mon matelas se creuser de nouveau sous son poids puis ses lèvres sur ma joue. Surpris, je tourne la tête et sa bouche épouse la mienne. Comme à chaque fois qu’elle m’embrasse, mon cœur s’agite et mon ventre remue. Ses lèvres délicieuses me feraient presque tout oublier.

Sans délicatesse, je la prends par les épaules et la repousse.

– Non, Jessica, susurré-je en la toisant. Non.

Lorsqu’elle comprend que je ne veux pas de ses baisers, elle écarquille les yeux. Puis elle les baisse.

– Est-ce que… je peux au moins dormir à côté de toi ?

Renfrogné, je hausse les épaules et m’allonge de nouveau sur le flanc, du côté où je ne la vois pas. Je l’entends se relever, traverser la pièce, puis revenir quelques secondes plus tard. Son oreiller à côté du mien, enroulée dans sa couverture, Jessica s’allonge contre moi, dos à dos.

– Peut-être que, demain matin, ce sera fini, souffle-t-elle.

Parle-t-elle de notre dispute ? Si elle pense que je vais oublier si rapidement…

– Mais sache que j’ai aimé les rares moments qu’on a passés ensemble.

Elle parle de notre relation.

– Moi aussi, avoué-je au bout de quelques secondes.

Résolue, elle ne répond rien.


Je finis par m’endormir. Cette nuit, je rêve que je suis un vieil homme qui n’a plus qu’un feu pour se réchauffer. Mais les flammes, malgré mes efforts, ne se ravivent pas. Elles meurent.

Mon cœur se flétrit quand les braises disparaissent définitivement dans un dernier souffle cruel.

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