Chapitre 59

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59

Un père

Vendredi soir, avant de partir en week-end, je reste quelques minutes à discuter avec Lily Rose devant le lycée. Nous nous sommes peu croisés depuis lundi dernier, alors je prends le temps de savoir comment elle va. D’une voix qui se veut ferme, mais qui tremble un peu, elle m’assure qu’elle n’a plus pensé à sa séparation, qu’elle tire une force nouvelle de la relation balbutiante que Jess et moi entretenons. Elle se veut rassurante, mais elle sait aussi bien que moi qu’elle est fragile en ce moment. Je la réconforte maladroitement jusqu’à qu’un groupe de copines vienne la chercher pour qu’elles boivent un coup ensemble au cybercafé. Alors qu’elle s’éloigne en me saluant de la main, je souris. J’espère qu’elle pourra se vider un peu la tête en leur compagnie.

Suivant une demi-douzaine d’élèves, je rejoins l’arrêt du car scolaire. Mon sac à mes pieds, je plisse les yeux devant le soleil rasant en espérant voir le bus arriver. Je rêve de me glisser sous la couette avec un roman ou l’ordinateur pour regarder un film.

Soudain, une voix souffle à mes côtés :

– Zachary ?

Je sursaute et me retourne, mon portable à la main, m’attendant à trouver un camarade de classe. Au lieu de quoi, un homme en costume d’un peu moins de quarante ans se tient devant moi. En silence, nous nous dévisageons avec stupéfaction. Son visage est figé en une expression interdite. Quant à moi, je suis trop abasourdi pour réagir.

Je crois qu’Oliver Dent vient de me trouver.


Il me ressemble tellement. Ou, plutôt, je lui ressemble tellement. La photo en disait déjà long, mais la vérité est beaucoup plus brutale. C’est moi, dans vingt ans. Nous avons la même silhouette dégingandée, une grande partie des traits du visage en commun. La seule différence notable réside dans son regard, presque noir.

Subjugué, mortifié, tétanisé, je reste immobile devant lui.

– Zachary ? répète l’homme d’une voix pourtant convaincue de mon identité.

Il me faut de longues secondes pour faire redémarrer mes fonctions cognitives. Clignant des yeux, me sentant stupide au plus haut point, terrorisé à l’idée de dire n’importe quoi, je bredouille :

– O-Oui ?

– Je… Je m’appelle Oliver Dent. Je suis le frère d’Elena.

Je l’ai compris depuis un moment, ça.

– Je suis désolé de te rencontrer dans de telles circonstances, reprend l’homme, qui semble moins désarçonné que moi. Mais je devais te voir. De mes propres yeux.

Il toussote en se détournant.

– J’ai fait le plus vite possible, mais je n’ai pas pu me libérer avant cette après-midi. J’espère que tu ne m’en veux pas trop. (Comme je ne réponds pas, il relève les yeux vers moi, songeur.) Zachary ? Je… te dérange peut-être ? Tu voudrais qu’on se voie plus tard ? On ne peut pas au moins discuter autour d’un café ? J’avais tellement hâte de te rencontrer…

Il laisse sa phrase en suspens en me dévisageant. Je vois quelque chose fleurir dans ses yeux sombres, une lueur qui me fait peur. Quelque chose naît en lui, quelque chose que je connais bien. L’espoir.

– … mon fils.

Le mot tombe entre nous comme une masse. J’ai l’impression qu’un poids enfonce ma poitrine et j’ai soudain du mal à respirer.

Il n’a pas le droit. Pas le droit de m’appeler comme ça. Je ne suis pas son fils. Je ne l’ai jamais été.

N’est-ce pas ?

C’est Mark, mon père.

Un terrible sentiment de peur et d’envie s’écrase sur moi. J’ai envie de lui parler, de le connaître, de lui poser mille questions. Mais je suis effrayé par son existence. Je suis Zachary sans parents, je suis Zach l’orphelin. Je ne suis le fils d’aucune femme et d’aucun homme.


Oliver Dent semble remarquer ma détresse. L’air mortifié, il recule de deux pas et bredouille :

– Je suis désolé, je n’aurais pas dû être aussi brusque. Est-ce qu’on pourrait s’installer quelque part pour parler un peu ?

Mes lèvres tremblent. Je n’ai aucune envie de rester aussi près de lui. Il représente trop de choses en une seule enveloppe charnelle. Il porte avec lui trop de possibilités que je ne peux gérer. Il me fait peur. Je ne suis pas prêt à me confronter à lui. C’est encore trop tôt pour moi.

Trop tôt pour faire la connaissance de mon probable père.

Sous ses yeux médusés, je lui tourne le dos. D’une main tremblante, la gorgée nouée, je ramasse mon sac. Je ne sais pas ce qu’il pense. Je ne sais pas à quoi il s’attend.

Je fuis. Je bondis, loin de lui, et je m’enfuis. En courant, en exécutant de longues foulées. Mes pas frappent le sol en rythme avec ma respiration hachée. Je ne suis pas bon sportif, mais aucune importance. Je veux juste de la distance entre lui et moi.

C’est lâche et puéril. Un simple « C’est encore trop tôt » aurait suffi. Néanmoins, je redoute de voir la déception sur son visage. J’ai déçu et meurtri trop de gens, je ne veux pas qu’il s’ajoute à la liste.

Alors, je fuis. Le soleil se couche, la silhouette sombre d’Oliver Dent disparaît derrière moi et j’avale l’air en même temps que la distance.

Je sais que je vais le regretter. Tant pis.

Je ne suis pas prêt.

Et c’est tout.

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