Chapitre 55

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55

Couper les ponts

L’ambiance dans le salon est presque morbide. Une vingtaine de minutes s’est écoulée depuis qu’Ashley est arrivée. Installée sur le canapé, près de Mark, elle me toise avec méfiance, une tasse de chocolat chaud à la main. Assis sur le fauteuil, je fixe la cheminée, me détournant de leur attention

Elle a le même regard que lui, intense et profond. Son petit froncement de sourcils. Je me demande si la sœur de Mark lui ressemble beaucoup.

– Ça fait longtemps que tu vis avec Mark ? lance-t-elle sans préambule.

– Euh… presque cinq ans. Je suis venu vivre ici en mai 2010.

– Qu’est-ce que tu as fait pendant trois mois, entre l’accident et ton emménagement ? poursuit-elle d’un ton toujours aussi directif.

Je me sens rougir comme si l’un de mes professeurs me grondait pour une idiotie.

– Je… j’étais hospitalisé.

– Pendant trois mois ?

– Oui.

– Qu’est-ce que tu as eu ?

– Ashley… commence Mark en posant une main l’épaule mince de l’adolescente.

– J’ai le droit de savoir non ? réplique-t-elle d’un ton revêche. Il a tué mes cousines !

J’ai l’impression de me prendre un seau d’eau glacée dans le dos. Évidemment qu’elle a le droit de savoir.

– Je suis le seul à m’en être sorti, expliqué-je d’une voix calme. Il y avait aussi mon meilleur ami, Raylen, dans la voiture. Il n’avait pas attaché sa ceinture alors il a été projeté contre le pare-brise. Le verre l’a transpercé de plusieurs côtés et il s’est vidé de son sang.

Je vois le visage de l’adolescente se défaire. Mark m’observe avec interdiction. Mon apparente indifférence doit les glacer.

– Mme Grace a été tuée sur le coup. Holly n’a pas souffert non plus : elle a eu le coup du lapin. (J’inspire.) Jade n’a pas eu la même chance. Elle est passée sous les roues de la voiture et a eu la colonne vertébrale brisée. Elle aurait été en vie quelques minutes avant de décéder à son tour.

Ils restent muets devant la monstruosité de mes propos. C’est presque plus facile pour moi d’expliquer ainsi. De manière aussi détachée.

– Pour ma part, j’ai glissé sous le tableau de bord de la voiture. Le choc m’a fracturé la jambe droite et le genou, j’ai eu plusieurs côtes cassées, dont certaines ont percé mes poumons, et l’articulation de mon bras gauche a été pulvérisée. (Je remonte machinalement ma manche et tends le bras pour exposer l’intérieur de mon coude, couturé de cicatrices blanchâtres.) Les chirurgiens ont relié mes os par un disque métallique et tu peux le sentir si tu touches ma peau. Tu veux la toucher ?

Je n’ai pas quitté la table basse des yeux si ce n’est pour prononcer la dernière phrase. Ashley me dévisage avec crainte.

– J’ai passé trois mois à essayer de guérir et à ne pas succomber à la dépression ni aux tentatives de suicide.

Un silence pesant accompagne mes mots.

Ashley se lève, le visage fermé. Elle fait le tour de la table basse et vient se planter devant moi, les poings serrés. Elle va crier, m’insulter, hurler, me maudire.

– Ashley… souffle Mark en se redressant légèrement.

J’observe l’adolescente en lui offrant mon corps comme mon âme. Elle peut me frapper si elle le souhaite. Me traiter de ce qu’elle veut. Qu’elle fasse n’importe quoi, je le mériterais.

Elle se baisse. Je la regarde droit dans les yeux ; je ne me détournerai pas de ma culpabilité. Ses bras fins entourent ma nuque et sa tête se pose sur mon épaule. Stupéfait, je ne réagis pas. Ses cheveux sentent la noix de coco.

– Je suis désolée, renifle-t-elle d’une voix étranglée. Si j’avais su que tu avais tant souffert, autant physiquement que psychologiquement, j’aurais été moins cruelle.

Elle redresse légèrement la tête, les yeux larmoyants, la bouche plissée.

– Pour un meurtrier, tu as l’air tellement… vulnérable. Innocent, meurtri.

Je ne sais pas quoi dire. Son changement d’attitude a été brutal. Disparue l’adolescente méfiante et revêche. J’ai maintenant affaire à une fille sensible et attentionnée.

– C-C’est pas grave, bredouillé-je, gêné de sa proximité. Je suis un assassin ; tu n’es pas en tort, c’est plutôt moi.

Elle secoue la tête.

– Tu n’as pas l’air d’un assassin.

– Ashley, lance Mark en se levant. Il faut qu’on parle.

Un peu maladroitement, elle me lâche, m’adresse un regard embarrassé puis s’en va avec Mark vers son bureau. Il ferme derrière eux, me laissant seul dans le salon.


Les fonds de boisson dans les tasses sont froids, mes jambes engourdies d’inactivité et ma tête remplie de peurs quand ils sortent enfin. L’expression de Mark m’empoigne le cœur : ses yeux sont tristes, ses épaules basses, sa bouche amère. Ashley n’a pas meilleure mine. Je me demande quels sujets ils ont abordé. Tous ceux que je déteste, je suppose.

– Zach, tu veux bien montrer ta chambre à Ashley ?

La demande de Mark me prend au dépourvu. Hésitant, je ne me lève pas tout de suite du fauteuil.

– Si tu ne veux pas, je comprendrais, bredouille Ashley en se tortillant. C’est juste que… j’aimerais mieux te connaître.

– O-Oui.

Je l’accompagne en haut puis lui ouvre la porte de l’ancienne chambre de Jade.

– Les murs jaunes, souffle l’adolescente d’un air nostalgique en avançant dans la pièce. Tu as quand même enlevé le tapis !

Silencieux, je la laisse explorer le fragile univers qui m’empêche de devenir cinglé. Quelques photos au-dessus de mon bureau bien rangé. Lily Rose, Jessica, Dante. Quelques bouquins d’histoire qui prennent la poussière sur ma commode, une bouteille d’eau et un roman à moitié entamé sur ma table de chevet, l’ordinateur portable au pied de mon lit. Les dessins colorés et innocents de Jade punaisés au mur.

Ashley s’approche de ces derniers, comme médusée.

– Tu les as gardés.

Évidemment.

Elle les observe, les détaille, les scrute les uns après les autres jusqu’à tomber sur celui où Jess m’a ajouté.

– C’est qui, sur ce dessin ? s’étonne-t-elle.

– Euh… et bien, je… Une amie m’a… Elle a… pris le dessin pour m’ajouter dessus.

– Oh !

Elle récupère la feuille et s’assied sur mon lit pour mieux l’observer.

– Ton amie est douée, elle a su retranscrire le style de Jade pour que ça se fonde assez bien.

– Oui, elle l’est, approuvé-je en songeant à cette précieuse fille qui occupe de plus en plus mes pensées.

– Tu t’entends bien avec elle, je suppose. (Elle pointe du menton les clichés au-dessus de mon bureau.) Elle est sur une des photos ?

– Oui. C’est la fille aux cheveux rouges.

– Oh, d’accord !

Elle replace le dessin sur le mur et s’approche des clichés. Elle récupère le plus récent, celui que Lily a pris à la montagne. Celui où j’ai l’air d’un parfait crétin, Jess collée à moi.

– Vous avez l’air assez proches, remarque Ashley d’un ton songeur.

Elle braque les yeux dans ma direction et demande sans gêne :

– Vous sortez ensemble ?

Le rouge me monte aux joues.

– Euh, non.

Visiblement guère convaincue, elle m’adresse un regard lourd en faisant la moue.

– Mais tu aimerais bien, hein ?

Je ne réponds pas. Ça ne la regarde pas. Je ne la connais même pas.

– Alors, ça se passe bien ?

Mark vient de me sauver en débarquant dans la chambre. Ashley, désintéressée, repose la photo et s’approche de son oncle.

– Ça va. Je me demande si…

Elle est coupée par la sonnerie d’un téléphone. Aussitôt, l’adolescente sort un portable de sa poche arrière et grimace en consultant l’écran.

– C’est ma mère.

Mark fronce les sourcils puis fait un geste de la main.

– Réponds-lui.

– C’est que… commence Ashley d’un air gêné.

– Réponds avant que ce soit trop tard !

La sonnerie prend fin avant qu’Ashley ait décroché. Désemparé, Mark lui adresse un regard d’incompréhension.

– En fait, reprend l’adolescent d’une petite voix, je ne lui ai pas dit que j’étais ici.

– Comment ça ? souffle Mark d’une voix blanche.

– Eh bien… je lui ai dit que je faisais une sortie en ville aujourd’hui avec des amies…

– Molly ne sait pas que tu es chez moi ? s’enquiert Mark en pâlissant.

Sa nièce secoue timidement la tête. Mark fait un grand geste des bras en roulant des yeux.

– Bon sang, Ashley ! Si ta mère découvre que tu es venue ici toute seule pour me voir, elle va…

– Criser, je sais. C’est pour ça que je lui ai menti. Elle m’aurait empêchée de te voir !

Il soupire bruyamment, l’air désemparé.

– Ashley, ta mère a décidé de… séparer nos familles et nos vies. Elle ne veut plus entendre parler de moi. Elle a pris sa décision et je dois la respecter. Alors…

– Mais c’est injuste, s’exclame l’adolescente d’un ton plaintif. Moi, je n’ai jamais choisi de ne plus te voir ! Maman a tout décidé toute seule, de son côté, sans rien me demander et…

– C’était pour te protéger, ma puce, murmure Mark d’une voix douce.

– Me protéger de quoi ?

Il ne dit rien, mais ses yeux qui se fixent soudain sur moi disent tout. Ashley comprend puis éclate d’un rire amer.

– Il n’est pas dangereux.

– Il a tué trois personnes quand il avait douze ans, Ashley, rétorque Mark d’un ton mesuré. Molly voulait simplement t’éloigner d’un enfant à problèmes.

– C’est n’importe quoi, marmonne-t-elle en croisant les bras sur sa poitrine. Déjà que maman n’était pas gentille avec Alison… Elle a définitivement coupé les ponts avec toi après… après tout ça.

– Tu peux le dire, ça va, ma puce. (Il pose une main sur son épaule.) Molly n’a jamais aimé Alison à cause de sa couleur de peau. Ironique, non ? Enfin, déjà, à l’époque, ma sœur ne s’entendait pas bien avec ma famille. Elle appréciait bien Jade et Holly, mais sans plus. Alors, quand elles sont mortes et qu’elle a appris que j’avais adopté le meurtrier de ma famille… Ashley, cet acte était insensé. J’en ai conscience. Très peu de personnes m’ont compris et soutenu. Juste mes meilleurs amis.

Sofia et Philip.

– Je ne lui en veux pas, soupire-t-il d’une voix lasse. Je comprends parfaitement sa réaction. Parfois, je me demande pourquoi j’ai fait ça.

Son ton détaché me fait mal et j’avale difficilement ma salive.

– Mais, en réalité, je sais exactement pourquoi je l’ai adopté. Pour pas me tirer une balle dans la tête.

Ashley a un mouvement de recul. Je la comprends. Notre monde, à Mark et moi, est sombre, sanglant et morose.

– C’était égoïste, Ashley. Adopter un gosse brisé à qui il fallait tout enseigner pour pas se suicider. Quel joli spectacle.

– M-Mais, bredouille l’adolescente, interdite. Mais, quand même, maman aurait pu… te soutenir à cette période, ne pas te laisser tomber et pas te laisser te débrouiller seul.

– C’est vrai, reconnaît-t-il avec un sourire triste. Mais c’est comme ça. J’ai pris des décisions qui ont fait que ma famille s’est éloignée de moi et je ne les regrette pas.

Un silence.

– Tu… ne regrettes pas non plus de l’avoir adopté ?

– Quoi ? Zach ?

Il rit.

– Non. Le jeune homme avec lequel je vis aujourd’hui est simplement le fils que je n’ai jamais eu. Même s’il est pas doué pour parler de lui, il est sensible et attentionné, intelligent… parfois maniaque. (Il lève les yeux dans ma direction et la fierté qui y luit me fait rougir.) En revanche, le garçon que j’ai adopté il y a cinq ans ? Un crétin, un indiscipliné, un… Même pas construit qu’il était déjà brisé. Je dis pas que ça a été facile, mais ça a été une sacrée expérience.

– Mais… il les a tuées.

– Je sais, ma puce. Je n’oublierai jamais.

– Mais, alors…

– Ashley, je… je ne sais pas si on peut appeler ça un « pardon », mais… j’ai réussi à faire la part des choses et à essayer de l’élever sans l’étrangler de mes mains. (Il m’adresse un sourire contrit.) Même s’il y a des jours où j’aurais vraiment bien voulu. Bref, je ne regrette pas de l’avoir pris sous mon aile. Il… m’a apporté ce dont j’avais besoin, même s’il est à l’origine de mes malheurs.

Ashley le dévisage longuement puis hoche la tête comme pour accepter ses paroles. Son portable sonne de nouveau. Cette fois, Mark tend la main.

– Laisse-moi répondre. Je vais tout expliquer à ta mère. Tu te feras moins gronder.

Hésitante, elle attend quelques secondes puis pose son téléphone dans la paume de Mark.

– Allô, Molly ? C’est Mark. Il faut qu’on parle.

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