Chapitre 84

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84

Elena

Elena court, le souffle rapide, ses boucles noires fouettant son front et ses joues. La chaleur du début d’après-midi la fait suer et suffoquer. Le soleil brille sur les vitres des immeubles de Denver. Les sommets des montagnes Rocheuses, au loin, luisent des dernières neiges tenaces.

À pas précipités, elle grimpe les marches qui mènent au petit immeuble d’Oliver. La journaliste a reçu un appel de Mark une demi-heure plus tôt. Elle a juste eu le temps d’envoyer un SMS à son frère pour le prévenir de son passage.

Oliver doit l’avoir entendue grimper les escaliers à toute vitesse, car sa porte est déjà ouverte lorsque la journaliste atteint son palier. Sans hésiter, elle s’approche de son frère et le serre dans ses bras. Désemparé, l’ingénieur lui rend son étreinte maladroitement.

– Elena ? souffle-t-il avec inquiétude en chassant les cheveux qui collent à son visage. Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu m’as fichu une frousse bleue avec ton message.

– Oly, halète la journaliste en lui jetant un regard anxieux, il faut qu’on parte à Lake Town.

– Lake Town ? Pour quoi faire ?

– Pour Zach. Il s’est fait agresser, il est à l’hôpital.

Il faut quelques secondes à l’homme pour percuter. Finalement, il dévisage Elena, fronce les sourcils puis recule dans son appartement.

– Agresser ? Mais par qui ? Pourquoi ? Quand ça ?

L’air désolé, Elena secoue la tête.

– J’aimerais te répondre, mais je n’ai aucune information. C’est Mark qui m’a prévenue. Ça te dérange pas si on y va ensemble ?

– Bien sûr que non ! (Il observe un moment le mur à sa droite, l’air hagard, puis se jette sur sa sacoche et ses chaussures.) On prend ma voiture.

Elena hoche la tête puis le suit dans les escaliers. Ils manquent se briser les chevilles en se précipitant. Après être montés dans la petite citadine d’Oliver, ils prennent la direction de l’autoroute qui mène à la banlieue.

– C’est arrivé quand ? ose demander Oliver quinze minutes après leur départ. Comment va Zach ?

– Mark m’en a pas dit beaucoup, avoue Elena en croisant et décroisant les jambes de nervosité. Il m’a appelée trente minutes avant que je passe te voir.

– Mais… reprend l’homme, perturbé et anxieux, il ne t’a vraiment rien dit ?

– Il m’a juste dit que c’était arrivé hier soir. Zach était à une fête avec des amis. Il a été agressé pendant qu’il se baladait à l’arrière du jardin. Il s’est pris trois coups de couteau.

– Mais c’est pas possible, souffle Oliver en écarquillant les yeux, couvrant sa bouche de sa main libre. Bordel. Bordel, bordel.

Elena grimace à son tour. Elle peine à y croire, elle aussi. Un tel barbarisme la laisse stupéfaite. Trois coups de couteau. Pourquoi ? Des jeunes alcoolisés ? Un énorme dérapage, une bagarre qui a mal tourné ou une vengeance ? Mark lui en a révélé si peu… Il faut dire qu’il semblait tout juste avoir atterri. Il est resté toute la nuit et la matinée auprès de Zach. Tout ce que sait Elena, c’est que son neveu est vivant.

Pour l’instant.


Les Dent ont repris leur calme lorsqu’ils se garent devant l’hôpital de Lake Town. La boule au ventre, Elena descend de la voiture puis s’engage vers l’entrée. La présence de son frère la rassure. Même si la douleur reste présente, c’est toujours réconfortant de savoir que d’autres traversent la même épreuve.

On leur indique les soins intensifs et un numéro de chambre. Le frère et la sœur s’y dirigent à pas rapides, préférant les escaliers vides aux ascenseurs occupés, se fiant à leur instinct plutôt qu’aux plans complexes affichés sur les murs. Ils parviennent, heureusement, assez rapidement à la chambre 402.

Une odeur de désinfectant aux agrumes emplit la pièce. Mais aussi une odeur de peur, d’angoisse. Une odeur de mort. L’unique fenêtre de la pièce est cachée par de vieux rideaux blancs. Les nombreuses machines qui entourent le lit simple ronronnent, clignotent et bipent. Affalé sur une chaise, seul, Mark ne les a pas entendus entrer, trop concentré sur la respiration faible qui soulève régulièrement la poitrine de Zach. L’adolescent est pâle, branché à de nombreuses machines : pompe à oxygène, distributeurs de liquide physiologique et de nutriments, poche de sang, électrodes pour surveiller l’activité cardiaque et cérébrale…

– Mark, souffle Elena en s’approchant de l’homme.

Il lui jette un regard de fantôme en se tournant. Des valises ont élu domicile sous ses yeux et ses lèvres sont craquelées de déshydratation. Il a l’air absent.

Le cœur pincé, Elena glisse une main réconfortante sur l’épaule solide de l’homme. Après quelques secondes d’hésitation, Mark lui saisit doucement les doigts. Oliver adresse un regard appuyé à Elena. Il faudra qu’elle lui explique. Les sourires échangés dans la fumée des cafés, les anecdotes familiales racontées près de la cheminée, les rares dîners qu’ils ont pu partager. Mais plus tard, à une autre occasion, dans un moment plus propice.


– Qu’est-ce qui s’est passé ? finit par demander Oliver en s’approchant lentement de l’adolescent, comme effrayé par la possibilité de le réveiller.

– Je ne sais pas, lâche Mark d’une voix atone. Il était à une soirée chez mes voisins. Je les avais invités pour que leur fille ait la maison. C’est elle qui nous a appelés pour nous prévenir que Zach avait été agressé et était blessé. Quand on est arrivés, il y avait juste ses amis.

Il marque une pause, comme pour rassembler son courage avant de prononcer la suite :

– On lui a assené trois coups de couteau. (Même s’ils connaissent déjà les dégâts qu’a subis Zach, Elena et son frère grimacent.) Le temps qu’on arrive sur place, Zach s’était vidé de son sang. Il est resté conscient quelques minutes puis il a perdu connaissance.

Les yeux dans le vague, Mark observe ses paumes. Il s’est lavé les mains plusieurs fois, pourtant il a encore des traces de sang sous les ongles.

– Mais… reprend Oliver, avide d’explications, les secours ont pu le prendre à temps, non ?

Doucement, il pose une main sur le bras inerte de son fils. Elena remarque le tressaillement discret d’un muscle de ses joues : le signe qu’il retient ses larmes. Derrière ses yeux sombres pensifs et sa grande silhouette, Oliver cache une fine sensibilité et une grande empathie.

– Oui, ils ont pu le stabiliser et lui éviter la mort.

Les mots de Mark sont gelés. Elena broie sa main dans la sienne. Comment se sent-il après avoir vu son fils se vider de son sang entre ses bras, échappant à la mort de peu ?

– Mais il est dans le coma, finit par ajouter Mark d’un ton morne.

Il fait un vague mouvement de bras pour désigner la chambre d’hôpital.

– Sans toutes ces machines, on ne sait même pas s’il resterait en vie.

– Bon sang, marmonne Oliver en en prenant la main de Zach dans la sienne.

– Pourquoi ? chuchote sa sœur d’une voix étouffée. Pourquoi ils lui ont fait ça ? Une telle violence… C’est pas possible.

– Ce n’est qu’un enfant, ajoute Oliver dans un souffle, le visage décomposé.

– Je sais bien, répond Mark en les observant tour à tour.

Il arrête son regard sur Elena, qui sent son ventre se nouer. Elle a le sentiment que ce qui est arrivé à Zach risque de briser le début de leur relation. Ou de la renforcer pour de bon.

Tirant une chaise près de celle de Mark, elle s’installe à côté de lui, leurs mains toujours liées. Du mieux qu’elle peut, elle essaie de lui transmettre son affection. Elle a le sentiment de le connaître intimement et, pourtant, de ne rien savoir de lui.

– Merci d’être venus, murmure Mark d’une voix éraillée en les observant d’un regard reconnaissant et vulnérable.

– C’est normal, lui assure Elena en posant la joue contre son épaule. Je serai là aussi longtemps que nécessaire.

Oliver les observe en silence un instant avant de souffler avec conviction :

– Si on peut être utiles à quoi que ce soit… Je me sens assez impuissant, pour être tout à fait honnête. Et perdu.

– Merci pour votre soutien, murmure Mark en dévisageant gravement Oliver.

– Je ne prétends pas avoir la capacité de faire quoi que ce soit, lâche ce dernier, interdit. Mais Zach représente déjà énormément de choses pour moi, bien au-delà de notre lien de sang. Alors, si je peux aider d’une manière ou d’une autre… je le ferai.

Elena esquisse un demi-sourire. Son frère a prononcé ces mots comme s’ils étaient d’une parfaite évidence. Il n’a pas conscience de l’ouverture d’esprit, de l’humanité, dont il a fait preuve en entrant dans la vie de Zach.

– Merci, finit simplement par souffler Mark en fermant les paupières.

Les yeux piquant, Elena remonte la main de l’homme contre son cœur et se blottit contre lui. Elle va tout faire pour les aider, Zach et lui. Parce que ces deux imbéciles au grand cœur le méritent.

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