Chapitre 74

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74

Tendresse

Mark passe le week-end chez Elena, à Denver. Veinard, celui-ci. L’étincelle qui a frémi entre eux s’est transformée en vrai courant. Au fond, je suis heureux et soulagé pour lui. J’espère qu’ils vont pouvoir se rapprocher un peu plus au cours de ces deux jours. Mark m’a dit qu’ils avaient déjà prévu un cinéma et un restaurant en tête-à-tête pour le samedi soir. Quant au dimanche, ils ont l’air de vouloir le passer paisiblement à l’appartement de la journaliste.

Comme il me laisse seul le week-end à la maison, Mark m’a annoncé que je pouvais inviter des amis si je le voulais. À vrai dire, j’ai plutôt envie d’inviter une seule personne, celle que j’ai le plus besoin de voir en ce moment. La fille avec qui j’ai noué un lien particulier qui a failli se déchirer du jour au lendemain. Celle avec qui j’ai envie de rattraper le temps perdu.


Il faut moins de cinq minutes à Jessica pour accepter mon invitation à dormir à la maison samedi soir. Puis, vingt minutes après, elle m’envoie un rapide SMS pour me prévenir qu’elle part de chez elle. C’est deux heures de l’après-midi.

Trois quarts d’heure plus tard – elle a dû venir à pied – elle sonne à l’entrée. Le baume au cœur, je lui ouvre et n’attends pas qu’elle ait dit « bonjour » pour la serrer dans mes bras. Son odeur personnelle en plus de son parfum à la rose m’emplissent les narines de calme. Avec douceur, elle passe une main dans mes cheveux puis se décolle légèrement pour me sourire. Elle s’est maquillée d’un mince trait d’eye-liner qui s’associe très bien au noisette de ses yeux et d’un rouge à lèvre mat. Ses cheveux sont lâches sur ses épaules, mais j’aperçois une tresse nouée d’un ruban noir à l’arrière de son crâne.

– Merci d’être venue, soufflé-je en la laissant enfin entrer dans la maison.

– Tu rigoles ? Merci à toi de m’avoir invitée, s’esclaffe-t-elle en se déchaussant de ses Doc Mertens bordeaux et de sa veste en jeans noire.

– Je t’offre à boire ?

– Si t’as du jus de fruits, je veux bien.

– Ça marche !

Soudain débordant d’enthousiasme, je me dirige vers la cuisine, sors deux verres et la bouteille de multifruit du frigo. Jessica me rejoint dans la pièce et nous nous installons pour nous désaltérer.

– Je suis impatiente que les cours finissent, déclare-t-elle au bout d’un petit moment de silence.

– Tu n’es pas la seule, avoué-je en souriant avec dépit. Au moins, Anthony et Nick ne pourront plus m’emmerder.

– D’ailleurs, Dante m’a dit ce matin qu’il avait témoigné avec Lily Rose devant le directeur concernant le harcèlement scolaire. Cet imbécile ne m’a même pas prévenue avant.

– Tu… aurais témoigné, autrement ?

– Bien sûr ! Après, contrairement à Dan et Lily, j’ai pas été témoin direct de ton harcèlement ou de celui de mon frère.

– C’est vrai…

J’hésite à lui parler de l’autre jour, quand Nick m’a gentiment et tendrement fait comprendre que ma vie, déjà pas des plus agréables, allait devenir un enfer. Jess est venue pour passer un bon moment, mais… je ne me sens pas de lui cacher ça.

– Jess, je… (Percevant le tremblement de ma voix, elle lève des yeux inquiets vers moi.) Nick m’a à moitié agressé l’autre jour.

– Quand ça ? s’exclame-t-elle avec nervosité.

– Mercredi. Il avait écrit – lui ou Anthony, je sais pas – « Tu vas mourir » sur mon casier.

– Quelle bande de cons, siffle-t-elle entre ses dents, ses poings serrés comme des enclumes sur la petite table de la cuisine.

– Et il m’a de nouveau frappé en m’expliquant qu’Anthony et lui avaient été suspendus deux semaines grâce au témoignage de ton frère et Lily Rose.

– Ils mériteraient de se faire virer, oui, gronde Jessica en écarquillant les yeux.

Face à son angoisse et sa colère palpables, une vague de culpabilité m’envahit. Ai-je vraiment bien fait de lui en parler ?

Oui, elle m’en aurait voulu si j’avais gardé les événements de l’autre jour cachés.

– Désolé de te plomber le moral avec ça, marmonné-je en prenant sa main sur le plateau de la table.

– Arrête de t’excuser. C’est normal. Et je suis contente que tu m’en parles, ajoute-t-elle en souriant.

– Et il y a quelque chose, aussi… Elliot, le dernier de la bande, a témoigné contre eux.

– Sérieux ? s’exclame Jessica en se penchant en avant, la bouche entrouverte. Ben merde, je m’y attendais pas.

– Moi non plus. Mais tant mieux. Et tant pis pour lui, car Nick et Anthony vont lui mener la vie dure.

– Mais Elliot, c’est le plus « sympa » des trois, non ?

– Oui, le moins confiant, surtout. (Je hausse les épaules, songeur.) Je crois pas qu’il ait mauvais fond. Il veut juste l’attention de deux gars qu’il admire. Il veut avoir des potes, être respecté, ce genre de trucs.

– Et rien de mieux que de s’associer aux deux brutes manipulatrices du lycée ?

– Apparemment, non, soupiré-je en posant le menton sur ma main.

J’observe le ciel par la porte-fenêtre qui donne sur le jardin arrière. Il est bas et gris sombre.

– Brrr, ça me donne envie de me blottir dans mon lit, ce temps, grommelle Jess en constatant la menace d’orage qui se profile à l’horizon.

Soudain, elle tourne des yeux brillants dans ma direction, une joie enfantine collée aux traits.

– Dis, on peut faire un feu ?

– Un feu ? m’étonné-je en ouvrant grand les yeux. Mais on est fin mai !

Elle joint les deux mains avec une moue suppliante.

– S’il te plaîîîît ?

– Jess…

– J’ai jamais eu de cheminée, mais j’adore. Allez ! Il va pleuvoir, en plus.

Malgré mon scepticisme, la perspective de passer la soirée sur le canapé avec Jessica et un petit feu ne me déplaît pas.

Avec un soupir, je me passe une main sur le visage en souriant. Je risque de me faire avoir très rapidement si je cède à chacune de ses demandes…

– Bon, d’accord ! Mais j’ai besoin d’aide pour aller chercher des bûches dehors. On en garde plus au garage depuis qu’il fait meilleur.

– Ça marche !

Sans plus attendre, elle bondit de sa chaise et va enfiler ses chaussures. Dès que j’ouvre la porte d’entrée, une rafale chargée d’humidité nous fouette et ébouriffe nos vêtements et cheveux.

Jessica lance un regard inquiet aux nuages anthracite qui roulent au-dessus de nos têtes.

– Faut qu’on se dépêche.

Légèrement courbé en avant pour contrer les bourrasques, je l’emmène sur le côté de la maison, là où Mark garde une petite réserve de bois. Je pose une bûche sur les bras tendus de Jess puis en prends une à mon tour.

– Ouh, il pleut, souffle Jess en levant le nez.

Une goutte vient s’écraser sur sa joue. Puis je sens leur caresse humide à mon tour sur mon visage. Une grimace involontaire me tire les traits.

– Cours !

Elle ne se fait pas prier. Nous arrivons sous le porche juste à temps pour éviter le déluge. Alors que nous refermons rapidement la porte derrière nous, j’envoie une pensée compatissante à Mark et Elena. Je ne sais pas quel temps il fait à Denver, mais c’est peut-être pas le temps idéal pour un rendez-vous galant.

Après avoir récupéré de vieux journaux et une allumette, j’allume la cheminée. Je fais attention à ne pas faire un gros feu, qui risquerait de faire monter la température de la maison. L’air est tiède, il n’y a pas besoin de le réchauffer.

– Quel temps de chien, soupire Jessica en se laissant choir sur le canapé.

– Tu l’as dit, soupiré-je en allant la rejoindre.

Nous restons simplement assis l’un à côté de l’autre, à regarder les flammes naissantes lécher timidement la bûche.

Hypnotisé par la danse envoûtante du feu, je commence à somnoler. Bientôt, une masse se cale contre mon épaule gauche. Jess. Je souris sans prendre la peine de tourner la tête. Je crois qu’elle s’est aussi endormie.


Une heure plus tard, Jessica me réveille en me touchant le bras. Avant que je n’ouvre les yeux, je sens sa bouche se poser sur mon cou. Aussitôt, je me redresse, électrisé.

– Pardon, mais je crois que j’ai trouvé un moyen efficace de te réveiller, s’esclaffe-t-elle avant d’indiquer l’horloge. Je voulais pas trop te laisser faire la sieste, tu pourras plus dormir ce soir.

– Pas faux, merci…

Comme il nous reste encore la fin d’après-midi à tuer, je propose à Jessica des jeux de société. Nous y passons deux bonnes heures, à faire le tour de ce que le bureau de Mark peut proposer. Je n’ai pas gagné beaucoup des jeux. Pour être honnête, un seul. Il se basait sur les grands événements historiques du monde. Je crois que Jess a été étonnée de ma culture à ce sujet. Un peu gêné, je lui ai expliqué que je faisais régulièrement des recherches complémentaires aux cours du lycée, car la matière me passionne.

Vers dix-neuf heures, nous attaquons ensemble la préparation du repas. Nous optons pour une salade de pâtes. Elle coupe les tomates et j’épluche des oignons. Contrairement à ses attentes, je ne pleure pas.

Nous laissons reposer la salade au frais pendant une demi-heure, que nous tuons à discuter de nos séries préférées. Puis nous dégustons notre repas sur le canapé, le tout entrecoupé de rires et d’anecdotes en tout genre. J’aime la présence de Jess. Son caractère est assez marqué, mais elle fait attention à ne pas écraser les autres. J’ai le sentiment, qu’avec elle, je peux être qui je souhaite. Juste un ado, qui n’a pas un passé de meurtrier. Un garçon un peu maladroit, mais attentionné. Un jeune homme qui aimerait enfin profiter des bons côtés de la vie après avoir tant souffert. Juste moi et mes déboires. Juste moi.

– Tu voudrais un dessert ? proposé-je à Jess en constatant que son assiette est terminée.

– Oh, je dis pas non, murmure-t-elle avec un petit sourire embarrassé.

Je trouve que la gêne ne lui va pas si mal. Elle couvre son regard d’un voile de timidité, ses lèvres d’un pli hésitant et ses pommettes d’une roseur à peine visible.

– Qu’est-ce que tu préfères ? J’ai des yaourts au fruit, des mousses au chocolat, des compotes…

– Tu prends quoi ?

– Jess, fais-toi plaisir avant tout, soupiré-je avec un sourire en coin.

– Oh… Bon, mousse au chocolat. S’il te plaît.

– Ça marche, je prends la même chose.

Deux minutes plus tard, nous dégustons avec plaisir les petites mousses. Ça a beau être industriel, c’est vraiment pas mauvais. Mais je me note quand même dans un coin de la tête d’en faire moi-même un jour. Et de les faire goûter à Jess.


Pour la soirée, je propose à Jessica de regarder un film sur mon ordinateur portable. Pour plus de confort, nous nous installons sur le lit double de Mark. L’ordi sur les oreillers et nous deux installés sur le ventre, je lance le long-métrage. Nous avons opté pour un film d’action, un blockbuster à la sauce Hollywood. Bref, rien de compliqué pour ne pas nous prendre la tête.

Je ne comprends que je me suis endormi seulement lorsque Jess me frotte gentiment les cheveux. Le générique défile sur l’écran. Tout ensommeillé, je me redresse, hagard. Plongée dans l’ombre, je ne distingue de Jess que des mèches de cheveux et son sourire amusé.

– Pardon, marmonné-je en me frottant le visage.

– Pas grave. Le film était cool, mais pas incroyable non plus.

Elle s’allonge sur le flanc et m’observe avant de tendre les doigts pour frôler ma joue.

– Tu… (J’entends son sourire dans le souffle de ses mots :) Tu as l’air tellement vulnérable.

Ne sachant comment le prendre, je pique un fard, maussade. Comprenant qu’elle m’a vexé, Jess se redresse soudain.

– Ce que je veux dire, c’est que… Tu as un regard vraiment…

Visiblement incapable de trouver les mots justes, elle soupire, puis vient encore un peu plus près de moi. J’essaie de cacher mon embarras.

– T’as un regard doux, sincère, ouvert. Un sourire adorable. Une présence effacée et timide. (Elle glisse sa main sur ma nuque, l’air apaisé.) Je ne dis pas que tu es vulnérable, mais que tu as l’air de l’être. Un peu comme du verre, tu vois ? C’est une matière solide, mais qui peut se briser aussi assez facilement.

– Du verre, hein ? lâché-je avec un rire jaune.

– C’est juste une image !

Puis elle se penche vers moi. Nos nez se cognent et elle reste sans bouger, les paupières closes. Elle semble sereine. Avec un geste précautionneux, je tends le bras pour fermer l’écran de mon ordinateur. Puis je le passe autour de Jessica. Nous sommes plongés dans le noir et le silence. Je n’entends que mon cœur et nos respirations.

Détendu, je mets le nez dans les cheveux de Jessica. Ils sont épais et soyeux. Je la sens remonter sa main le long de mon flanc pour la poser dans mon dos. Avec précaution, elle presse délicatement sa bouche contre la mienne et murmure :

– Bonne nuit.

Je reste à l’observer quelques secondes, à essayer de deviner les courbes de son visage dans le noir. Puis, doucement, je m’écarte d’elle puis me lève.

– Zach ? Tu fais quoi ?

– Je vais me coucher dans mon lit.

– Mais…

Sa voix est un mélange de déception, de honte et de surprise.

– Jessica, je n’ai pas oublié.

Je me penche pour caresser sa joue. Elle est tiède et douce comme dans mon souvenir.

– Ce que ton ex t’a fait… Je ne veux pas que tu t’imagines qu’il puisse t’arriver la même chose avec moi, pas une seule seconde.

Face à mon explication, elle reste muette. Pendant l’espace d’un instant, j’ai peur de l’avoir froissée ou de lui rappeler de mauvais souvenirs.

– Je sais ce qu’il y a dans tes yeux, Zach, déclare-t-elle soudain avec gravité. Il y a ton amour des gens. Celui que tu n’arrives pas forcément à exprimer par les mots. Mais que tu hurles au quotidien, en silence. Par tes gestes, par tes yeux, par tes petites attentions.

Des froissements de draps puis ses mains sur mes épaules. Elle est à genoux sur le lit. Doucement, elle glisse les mains derrière ma nuque et m’embrasse. Moins pudiquement que tout à l’heure. Sans gêne, car je sais que son baiser relève entièrement d’elle, je lui réponds en agrippant doucement sa taille.

Nous finissons par nous séparer, le souffle court. Brièvement, elle presse son visage contre ma poitrine, au niveau de mon cœur, chuchote un « merci » à peine audible puis me lâche. Je ressens aussitôt comme un manque, mais la laisse aller.

Elle est comme le feu : libre, indomptable, imprévisible. Une lumière dans le noir, une chaleur dans le froid. Les mots m’échappent comme un charbon trop chaud des mains :

– Je t’aime.

Je peux presque l’entendre tressaillir sur le lit. Le silence accompagne ma déclaration. Une vague de peur s’engouffre dans ma poitrine, puis une douce tiédeur la remplace.

– Bonne nuit, je finis par murmurer avant de sortir de la pièce.

Avant de partir, je l’ai vue me sourire dans la pénombre. Il y a certaines choses qui peuvent être exprimées autrement que par des mots.

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