Chapitre 67

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La fille aux yeux bleus

Malgré la proximité de Denver avec Lake Town et Daree, je n’y ai pas souvent mis les pieds. Nous partons une heure avant l’heure du rendez-vous. Beaucoup trop angoissé par la perspective de la rencontre, plus officielle si je puis dire, avec Oliver Dent, je ne fais pas vraiment attention au paysage.

La semaine qui s’est écoulée depuis la proposition d’Elena a été difficile. Mes blessures n’ont cessé de me lancer, le lycée entier n’a pas arrêté de me dévisager, j’ai croisé à plusieurs reprises Nick et Anthony, qui m’ont adressé des sourires narquois et des regards assassins à chaque rencontre, j’ai à peine parlé à Jess, si ce n’est pour lui dire bonjour, et les profs commencent à me mitrailler de questions.

Si j’avais eu le choix, je serais resté tout le week-end au lit à me reposer et à éviter de me stresser encore plus. Mais j’ai conscience de l’importance de cette rencontre. Alors je serre les dents et prends mon pauvre courage à deux mains.

Nous avons rendez-vous dans un petit café tranquille à côté de l’appartement d’Oliver Dent. Après avoir garé la Jeep près d’un square, nous marchons quinze minutes dans l’air doux de cette mi-avril. Je ne sais pas de quoi nous avons l’air, tous les deux, Mark avec son costume impeccable et son air grave, moi avec ma dégaine d’ado renfrogné au visage meurtri.

Elena nous attend sur le perron du café. Elle porte une jupe noire – la première fois que je la vois se vêtir autrement qu’avec un jeans sombre – qui lui va très bien. Mark semble le remarquer aussi.

– Bonjour, nous accueille-t-elle d’une voix chaleureuse en nous embrassant tour à tour.

– B’jour, je réponds du bout des lèvres alors que Mark laisse sa bise de politesse s’attarder sur la joue de la journaliste.

– Oliver nous attend à l’intérieur, annonce-t-elle en nous ouvrant la porte. La table contre la fenêtre au fond à droite.

Mark s’engage en premier et je le suis de près. Collé à ses talons, je garde la tête baissée, de peur de croiser le regard d’Oliver Dent. Je dois être ridicule à me comporter comme un gamin qui ne quitte pas les jupes de sa mère. Tant pis. Il sait que je suis un meurtrier, alors me prendre pour un gosse immature ne peut pas être pire.

Alors que je garde obstinément les yeux au sol, Mark s’arrête puis déclare d’une voix légèrement tendue :

– Bonjour Mr Dent.

J’ai l’impression qu’Anthony écrase ma gorge entre ses mains diaboliques. Tremblant d’angoisse, je relève les yeux. Oliver Dent est assis seul à une table de quatre, une tasse de café devant lui. Il est vêtu d’une chemise noire qui fait ressortir sa pâleur. Une expression penaude se peint sur son visage et, alors qu’il me cherche du regard derrière le dos imposant de Mark, il souffle :

– Bonjour Mr Grace, bonjour Zachary. Je vous en prie, installez-vous.

Sans attendre, Mark ôte son imperméable et me fait signe de m’installer côté fenêtre, en face de l’homme. Je me sens rougir brutalement, mais trouve quand même la force de retirer ma veste à motif camouflage, de la poser sur le dossier de la chaise et de m’asseoir. Mark prend place à son tour et se retrouve en tête-à-tête avec Elena, qui lui adresse un sourire fugace. Au moins un qui est content.

– Elena m’avait prévenu, commence Oliver Dent d’un ton mesuré en me dévisageant, mais la réalité est plus parlante.

Je me demande s’il parle de notre ressemblance. Nous nous sommes pourtant déjà croisés.

– À quel point peut-on être cruel pour en venir à dévisager quelqu’un ? marmonne-t-il.

Soudain, je comprends qu’il fait référence à mon visage meurtri. Et, encore, les dégâts ont bien diminué depuis le soir de mon agression.

– Enfin, je suppose que ce n’est pas le sujet, reprend-t-il d’un air embarrassé. Je suis ravi de faire votre connaissance, Mr Grace.

Ce faisant, il tend une main à Mark, qui la serre en retour avec un sourire de politesse.

– Le plaisir est partagé, souffle-t-il en hochant la tête. Avant toute chose, Mr Dent, je vais vous paraître peut-être un peu dur, mais… le harcèlement de Zach – et tous les soucis qui vont avec – font partie de sa vie. (Comme je le dévisage avec consternation – quelle idée de commencer une discussion ainsi ! – il me fait taire d’un regard et poursuit :) Si vous souhaitez entrer dans sa vie, il faudra accepter ça.

Son annonce a fait chuter l’ambiance de quelques degrés. Malgré tout, Oliver Dent avale sa salive puis lui rend son regard ferme.

– Je m’en doute bien, Mr Grace. Et, si jamais Zachary et moi sommes amenés à nous côtoyer plus souvent, je ne fermerai pas les yeux face à ce qui lui arrive au lycée.

Je me sens de trop. On parle de moi, mais ce n’est pas vraiment moi. Comme si je n’avais pas mon mot à dire.

L’intérêt d’Oliver pour ce qui m’arrive au lycée me gêne, mais me rassure aussi. Si jamais nous venons à nous fréquenter plus sérieusement, je sais qu’il n’ignorera pas ce sujet.

Après avoir commandé nos boissons, Oliver me demande de lui parler de ce que j’aime faire dans la vie. De mes passions ou, si je n’en ai pas spécialement, de mes passe-temps. Un peu penaud, je lui explique que les cours m’occupent une bonne partie du temps et que, lorsque j’ai terminé mes devoirs, j’aime bien lire un roman policier ou regarder une série historique. Sur quoi il rebondit en me questionnant sur l’intérêt que je porte à l’histoire. La pression de mes épaules diminue légèrement quand je remarque un sourire sincère sur ses lèvres tandis que je lui parle de cette discipline qui me passionne.

– Tu aimerais en faire ton métier ? me questionne-t-il alors que j’avale quelques gorgées de café noir.

– Euh… commencé-je, pris au dépourvu. Je sais pas trop. J’ai pas encore d’idées exactes pour ce que je vais faire après le lycée. Mais des études d’histoire ? Pourquoi pas…

Mark m’observe en silence, visiblement intéressé. Il ne me questionne pas trop sur mon avenir, car il sait que c’est un sujet stressant qui me rend fébrile. Évidemment, je devrais bien finir par me décider. Pour l’instant, j’y réfléchis doucement. Je ne suis pas encore en terminale, alors je me persuade que j’ai encore un peu de temps devant moi.

Après m’avoir questionné, c’est à mon tour de m’enquérir de ce qu’il aime faire. Avec un sourire, il explique qu’il va régulièrement courir – brrr, quelle torture physique – et qu’il aime bien cuisiner des pâtisseries. Autrement, télévision, bouquins… classique.

Quand il a terminé de parler de lui, il questionne cette fois Mark qui, un peu piteux, avoue que son boulot de prof l’occupe en grande partie. Maintenant qu’il le dit, c’est vrai que je ne le vois pas souvent s’accorder du bon temps.

– Tu devrais mieux prendre soin de toi, le gourmande Elena en faisant la moue.

En guise de réponse, Mark la dévisage d’un drôle d’air. On dirait qu’il a vu un fantôme. Finalement, il secoue la tête et murmure :

– Alison, ma femme, me disait toujours ça.

Un sourire triste pend à ses lèvres. Blême, Elena baisse les yeux, visiblement embarrassée. Une gêne flotte entre nous avant que Mark ne reprenne la discussion :

– Et votre compagne, Mr Dent ? Sharon, c’est bien ça ?

Le visage d’Oliver se détend alors qu’il sourit à la mention de la femme.

– C’est ça. Eh bien, nous sommes fiancés… (Il croise les doigts et observe les passants à travers la fenêtre.) Nous nous marions cet été.

Mark hoche la tête en silence puis souffle d’un air un peu crispé :

– Et… des projets après ce mariage ?

– Nous allons peut-être acheter une maison en banlieue. Mais rien de sûr !

Comme Mark continue de l’observer, le visage d’Oliver grimace.

– Vous vous demandez si nous souhaitons des enfants ?

– Oui, reconnaît-il d’un air presque désolé. Je… j’aimerais savoir, pour Zach.

Il ponctue sa phrase en plantant son regard dans le mien. J’aimerais disparaître. Demander à cet homme ce qu’il compte faire de sa vie… j’ai l’impression d’être un voyeur.

– Euh, on en parle pas trop, finit par déclarer Oliver avec un rire nerveux. Je… (Il humidifie ses lèvres gercées.) En fait, Sharon est stérile.

À ces mots, Elena soupire, les traits défaits. Je me demande si elle est aussi déçue que les futurs mariés de ne pas voir d’enfants agrandir leur famille.

– Oh, je suis désolé, annonce Mark avec sincérité.

– Voilà, répond Oliver en se passant une main dans les cheveux, nerveux. On évite le sujet, à la maison, car elle se sent coupable. Si on avait pu, on aurait peut-être déjà eu des enfants.

Il pose ses yeux sombres sur moi, ce qui envoie des frissons dans mon dos.

– On a songé à l’adoption, mais on a laissé de côté l’idée avec la préparation du mariage. Et, maintenant…

Il laisse sa phrase en suspens pour m’observer attentivement.

Alors que je m’apprête à lui demander s’il se sent bien, il souffle du bout des lèvres :

– Nora.

Un silence étonné tombe sur nous. Elena et Mark, dont les mains se sont rapprochées sur la table, nous observent en silence. Interdit, je me demande si j’ai mal entendu.

Oliver cligne soudain des yeux en baissant le nez. Il a l’air perturbé.

– Tu…

Une expression médusée collée au visage, il me regarde de nouveau.

– Tu as les yeux de Nora.

J’ai l’impression de recevoir un pieu dans le cœur. Un millier d’idées explose sous mon crâne.

– Nora ? répète Mark en fronçant les sourcils.

– Une… une fille avec qui je suis sorti à l’université.

C’est comme si une main énorme venait de m’enserrer dans son poing. Le souffle me manque, mon cœur peine à battre.

Nora ? Nora, Nora. Nora

Je retourne cent fois le prénom sous mon crâne, le fais rouler sur ma langue sans le prononcer, imagine un visage derrière la sonorité.

– Une ancienne petite-amie, alors ? reprend Mark d’une voix insistante. Et… dont Zach aurait les yeux ?

Visiblement gêné de sa déclaration, Oliver s’éclaircit la gorge.

– Je me rappelle pas grand-chose d’elle, pour être honnête. Simplement qu’elle s’appelle Nora et qu’elle avait des yeux bleus impressionnants. (Il m’observe de nouveau avec attention.) Du même bleu glacé que les tiens.

Je ne sais pas quoi lui répondre. Est-il certain de ce qu’il affirme ?

– Est-ce que ça peut être une coïncidence ? souffle Mark d’un air pragmatique, comme s’il avait entendu mes pensées.

– Euh… eh bien, oui. Mais… on est restés assez longtemps ensemble pour… qu’un incident se produise.

Embarrassé, je plonge le nez dans ma tasse vide, les joues chaudes. Un incident.

Finalement, Mark croise les mains, pensif.

– Eh bien, c’est un mystère de plus.

– Oui, soupire Oliver Dent en se passant une main dans les cheveux. Mais, hum, Zach ?

– Oui ? murmuré-je d’une voix crispée.

– Est-ce que… tu voudrais bien qu’on fasse un test ADN ?

Même si je m’attendais à ce qu’il me la soumette, sa demande me laisse tétanisé. Est-ce que j’en ai vraiment envie ? Que faire si le test révèle un lien de parenté ?

Et s’il ne le fait pas ?

La bouche sèche, j’avale ma salive. Rien qu’un test pour savoir s’il existe un lien de parenté entre nous. Rien qu’un fichu test pour savoir si c’est mon père.

À cette pensée, l’image de Mark s’imprime dans mon esprit. Connaître l’identité de mon géniteur serait évidemment une bonne chose, mais… n’est-il pas trop tard ? Qu’aurions-nous à partager après tant d’années à vivre séparément ? Ma petite enfance n’est qu’un brouillard, mon enfance une série d’années à voyager de foyer en foyer. Quant à l’adolescence, étape si cruciale de la vie, je l’ai passée sous l’œil avisé de Mark.

Il te reste toute une vie pour apprendre à le connaître, souffle une voix au coin de ma tête alors qu’Oliver Dent me dévisage, curieux de ma réponse.

Tandis que le doute s’empare de moi, une main rassurante se glisse entre mes épaules. D’un coup d’œil, j’aperçois Mark qui m’observe en silence. Il m’adresse un léger hochement de tête.

– Je ne te force à rien, ajoute Oliver d’une voix crispée en constatant mon indécision.

Avec nervosité, je croise les mains et expire profondément.

– Non, on… on peut en faire un. Je crois que c’est ce qui vaut le mieux.

Elena approuve en silence tandis qu’Oliver esquisse un petit sourire soulagé.

– Si le test nous apprend que je suis bel et bien ton père… je pourrais avoir une reconnaissance légale envers toi et… essayer de t’aider comme je peux.

Je sens que la présence de Mark à mes côtés l’oblige à choisir ses mots avec soin. Il a conscience que j’ai déjà un père, qu’un homme m’a déjà aidé à grandir et à devenir adulte. Son désir d’avoir tout de même une place dans ma vie me touche.

– Alors je te contacterai pour te faire parvenir le nécessaire, m’informe-t-il d’un ton rassurant.

– D’accord, je réponds sans trouver quoi dire d’autre.

Il me sourit d’un air légèrement soulagé et je sens mes lèvres se recourber en retour.

Après tout, pourquoi refuserais-je une présence bienveillante en plus dans ma vie ?

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