Chapitre 49

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Oliver Dent

J’ai la tête qui tourne. Les meubles tremblent et les visages sont flous. Le monde frémit. Mon univers tangue.

Sans un mot, je continue à fixer l’image. Je n’ai pas de mal à m’imaginer à la place de l’homme avec quelques années de plus. Ces cheveux de jais ondulés, qui bouclent sur les oreilles et la nuque, ce visage aux traits fins, ce sourire réservé, ce front haut et cette mâchoire étroite, mais volontaire, ces pommettes saillantes… Ce sont les miens. Il n’y a guère que ses yeux, sombres tandis que mes iris sont clairs, et quelques détails qui nous diffèrent.

Un haut-le-cœur remonte le long de ma gorge. Brutalement, je me lève et me précipite au premier étage. J’entends une chaise râcler puis Mark s’exclamer :

– Zach ! Attends !

Ça peut pas être une coïncidence. On peut pas autant ressembler à quelqu’un. C’est pas possible. C’est pas une coïncidence.

Mille pensées se bousculent sous mon crâne tandis que mon estomac proteste et que mon cœur hurle d’effroi.

Nauséeux, je me laisse tomber devant la cuvette des toilettes. Les yeux me piquent.

Mark parvient au premier étage au moment où je rends mon dîner et le reste de ma journée dans les toilettes. Tremblant, je me relève en titubant et lance la chasse d’eau.

Médusé, les yeux rivés à ceux incrédules de Mark, je reste sans bouger.

C’est pas une coïncidence. C’est pas possible. Pas possible.

– C’est pas possible… chuchoté-je d’une voix sourde et rendue rauque par la bile.

Il me regarde sans savoir quoi faire. Il a l’air aussi paumé que moi.

– Zach…

– Mark, c’est pas possible, répété-je d’un ton angoissé. C’est pas une coïncidence. Je… (ma voix casse comme celle d’un petit garçon) … je… La photo… Tu as vu ?

Il hoche la tête. Même avec sa peau chocolat, il paraît pâlot.

– Mark, soufflé-je d’une voix secouée de peur. Mark, c’est pas possible.

Lui qui a normalement toujours les mots justes, une réponse à tout, il ne dit rien. Son mutisme me crève le cœur. Avec rage, je me jette hors des toilettes et hurle. À Mark, à Elena, à l’homme sur la photo, au monde :

– Réponds-moi, bordel !

Mes mains sur son col. Longues et fines comme celles d’Elena. Sûrement aussi comme celles de l’homme. Je l’ai plaqué contre le mur, mais il ne fait pas mine de vouloir se dégager.

– Réponds !

– Zachary… chuchote-t-il en me regardant avec des yeux vides.

– Dis-moi que je me trompe, cinglé-je avec véhémence. Dis-moi que je me fais des idées ! Balance-moi à la tête tes mots durs pour briser mes rêves !

Il blêmit. Lui, d’habitude si fier et si imperturbable, me regarde comme si je venais de lui annoncer que ses filles étaient encore en vie.

– Je suis désolé, murmure-t-il en secouant la tête. Je ne sais pas quoi te dire. Je suis perdu.

Je lâche son col et recule, stupéfait.

– Tu es perdu ? Et moi alors ? Comment je dois me sentir ?

– Je sais pas, Zach.

Je pince les lèvres. J’ai envie de hurler, de tout foutre en l’air.

Comme il ne dit toujours rien, je me détourne de Mark et descends calmement les escaliers.


Assise sur la chaise à la table à manger, Elena n’a pas bougé.

Sans un mot, je la rejoins et me rassieds en face d’elle. Ses yeux sont rougis.

– C’est mon petit frère, commence-t-elle en observant la photo. Nous fêtions son anniversaire. Il s’appelle Oliver.

– Oliver, répété-je d’une voix douce, presque tendre. Oliver Dent.

– Oui. Il habite à Denver, où il est ingénieur.

– Ingénieur.

– Oui

– Il est… gentil ?

– Oui. Adorable.

– Je vois. (Mon cœur remonte dans ma gorge, mais je me force à prononcer les mots qui m’arrachent la langue :) Il… il… a une… famille ?

Elena me fixe avec des yeux pleins d’empathie.

– Sharon. Sa fiancée.

Un soulagement irrationnel m’envahit. Il entraîne aussitôt un vif sentiment de culpabilité. Qui suis-je pour être soulagé qu’il n’ait pas d’enfants ?

Le mot refuse de se formuler, aussi bien à voix haute que dans ma tête. Je sais ce que je pourrais être par rapport à lui. Mais l’idée me paraît improbable, incongrue, irréelle.

J’ai toujours été orphelin. C’est pas aujourd’hui que ça va changer.

Je me mets à rire. D’un rire étranglé. Dire que je pensais qu’Elena allait m’annoncer qu’elle avait accouché sous X, qu’elle avait abandonné un enfant sur les marches d’un orphelinat…

C’est la douche froide.

Mon père. Mon probable père.

Brutalement, les larmes jaillissent de mes yeux.

J’ai l’impression de regarder un rêve à travers une vitre. Présent, mais inaccessible.

Qui est cet homme ? Est-ce vraiment lui, au moins ?


Elena est derrière moi, elle caresse mon dos et chuchote des mots que je suppose réconfortants. Comment ose-t-elle ? Comment ose-t-elle après m’avoir balancé à la figure la possible identité de l’homme qui m’a donné la vie ?

Mark nous rejoint. À travers un voile brouillé de larmes, je le regarde venir d’un pas lent vers nous.

– Il faut qu’on parle, chuchote Mark à l’adresse d’Elena.

Elle ne dit rien, mais le suit dans les escaliers. Ils disparaissent en haut et je reste immobile avec pour seule compagnie la photo.

Avec des mains tremblantes, je la récupère. L’homme, inconnu, me regarde d’un air familier.

Les mots râclent ma langue lorsque je les prononce :

– Père. Mon père. (Je replie la photo au creux de mes mains, l’esprit embrumé et le cœur en bouillie.) Mon père.

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