Chapitre 46

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46

Peine

La tête dans les nuages, c’est tout penaud que je rentre à la maison.

Sans être vraiment ancré dans le monde réel, je me déchausse et retire ma veste avant de balancer mon sac contre le canapé. Avec enthousiasme, je prévois le dîner de ce soir. J’effectue mes devoirs de bonne volonté.

Alors, c’est ça, d’être amoureux ?


Mark est dubitatif lorsqu’il rentre du travail. Il me trouve dans la cuisine, un tablier autour du cou, penché au-dessus de la gazinière. Un risotto cuit paresseusement dans une casserole tandis que je fais frémir du caramel dans une poêle.

Je l’entends déposer sa sacoche et son manteau.

– Jessica doit être contente d’avoir un homme qui cuisine.

Même la chaleur de la gazinière n’a pas rendu mes joues aussi brûlantes.

– Tout s’est bien passé ? enchaîne-t-il d’un air complice en venant s’appuyer contre le plan de travail à côté de moi. Qu’est-ce que vous avez fait ?

– Tu as besoin de tout savoir ? marmonné-je en baissant le nez.

– Ha ! Au cas où tu l’aurais oublié, tu as séché les cours. Le minimum, en échange, c’est que tu me donnes un peu des détails.

Tandis que j’arrête le feu sous la poêle pour ne pas brûler mon caramel, je songe à la façon dont je vais lui expliquer mon après-midi.

Finalement, en manque d’inspiration, je lâche :

– Je l’ai embrassée.

Même lui en reste muet. Quand je lève la tête vers Mark, il a les yeux exorbités et la bouche à moitié béante. Je l’aurais bien pris en photo rien que pour l’emmerder.

– Culotté, finit-il par souffler avec un sourire en coin. Culotté, mais apparemment efficace… Je ne vois aucune trace de gifle sur tes joues.

Deux mois plus tôt, cette remarque m’aurait mis extrêmement mal à l’aise au vu des gestes que Mark avait envers moi. Aujourd’hui, je me contente d’esquisser un sourire crispé.

– Sans plaisanter, elle a été surprise ?

– Abasourdie serait plus correct.

– À ce point-là.

– Oui.

Je verse le caramel dans un petit bol.

– Tu vas en faire quoi ?

Sa question me laisse perplexe. Comment ça, en faire quoi ?

– J’en sais rien, moi, bredouillé-je, gêné. Peut-être essayer de… de… sortir avec elle.

Cette fois, Mark hausse les sourcils puis éclate de rire.

– Je te parlais du caramel, Zach, pas du baiser.

– Oh.

Il éclate à nouveau de rire. Puis, avec une affection bourrue, il me donne une claque entre les omoplates.

– Tu me fais bien rire.

– J’ai préparé des crèmes : je vais le mettre dessus. (Face à son expression perplexe, j’ajoute :) Le caramel, pas le baiser.

Nous échangeons un sourire complice.


À ma grande surprise, Mark fait un mot d’excuse au lycée pour expliquer que je suis rentré chez moi en raison de violentes douleurs au ventre. Il précise que la viande que nous avions mangée l’autre jour n’était pas bien fraîche et qu’il a lui-même eu des maux d’intestin.

Son mensonge m’étonne. Lui qui est si juste, si droit, si franc… Je me promets de ne jamais nous remettre dans une situation aussi délicate.


Le lendemain se déroule plutôt bien, à part le moment où j’ai dû saluer Jess. Tous les deux embarrassés, nous avons échangé deux bises rapides. Nous en voulions plus. Nous n’avons pas osé.

À midi, Lily Rose nous propose d’aller déjeuner chez elle et de passer l’après-midi tous ensemble. Nous acceptons l’invitation de bon cœur.

Pour faire rapide, nous préparons des pâtes avec des œufs et du bacon grillé à la poêle. Je m’occupe de ces derniers. Mes trois amis s’étonnent de mes compétences culinaires. Gêné, je fais comme si c’était normal sans leur avouer que je prépare le dîner depuis des années.

Les blagues et les rires s’enchaînent sur les cours récités à moitié pendant le repas. Je suis assis à côté de Dante, les filles en face de nous. L’ambiance est bonne enfant, il fait beau, le repas est bon.

Au cours du déjeuner, le regard de Jess attrape le mien plus d’une fois. Ses yeux noisette me semblent un peu plus brillants qu’auparavant.


Comme Lily Rose et moi avons préparé le dîner, les jumeaux se chargent de la vaisselle. Installés sur son canapé bien trop confortable pour être décent, nous échangeons quelques paroles sur les cours, la météo, le quotidien.

À un moment que j’estime opportun, je lâche :

– Comment ça se passe entre Anthony et toi ?

Ses yeux verts fixés à l’écran plat éteint, elle ne répond pas tout de suite. J’ai le temps de voir son masque de gaieté et de sérénité se briser. Sa mâchoire se serre, ses traits se crispent, ses poings se referment tandis que ses yeux éclatent silencieusement de colère et de peine.

J’ai brutalement envie de la prendre dans mes bras.

– On est plus ensemble, annonce-t-elle d’une voix étouffée. Il m’a larguée. Par SMS. Pauvre con, sale abruti. Espèce de lâche immonde… fourbe au cœur de glace. Enfoiré de merde !

Elle hurle les derniers mots puis fond en larmes. Une demi-seconde plus tard, les jumeaux débarquent dans le salon, aux aguets. Mais j’ai déjà pris notre amie dans mes bras et je lui offre mon épaule pour ses larmes.

– Lily… souffle Jess en s’approchant.

Elle s’arrête en comprenant qu’elle ne peut pas aider. Nous sommes tous impuissants face au chagrin de notre amie. J’essaie de faire de mon mieux ; de la rassurer et de la réconforter. Je lui parle à voix basse, je caresse ses cheveux fins, je frotte son dos.

Au bout d’un petit moment, les jumeaux nous rejoignent. Dante se cale contre Lily Rose comme pour protéger ses arrières tandis que Jessica, en s’appuyant contre mon épaule disponible, pose une main sur le visage humide de Lily.

– On est là, ma puce, souffle Jess d’un ton infiniment doux.

Blottie contre moi, Lily Rose renifle. Se remet à pleurer. Insulte un être qu’on déteste tous. Cherche à comprendre. Refuse de savoir. Essaie d’oublier, mais n’y arrive pas.


Les larmes et le chagrin sont épuisants ; je le sais parfaitement. Elle s’assoupit et nous la laissons se reposer sur le canapé.

Tous les trois installés à la table de la cuisine, les jumeaux et moi n’échangeons pas un mot. C’est un silence de colère, de remords et d’impuissance.

Alors qu’une heure a dû s’écouler, que Dante est parti veiller sur notre amie, Jessica capte mon regard. Ce que j’y lis me blesse. De la peine, des remords, de l’incompréhension, mais, surtout, de la haine. Une haine noire.

– Je vais lui faire payer, susurre-t-elle me fixant droit dans les yeux. Je vais faire payer à ce connard immonde ce qu’il vous a fait.

– Non, non… Non, déclaré-je en secouant la tête. Jess, ne tombe pas dans son jeu.

Elle se redresse vivement, ce qui fait râcler les pieds de la chaise sur le sol.

– Je devrais rester sans rien faire face au comportement de cette pourriture ? crie-t-elle, oubliant que Lily Rose dort à côté. Le laisser s’enivrer de la douleur de son ancienne petite-amie ? Le laisser te harceler, te battre et te faire du mal ?

Je reste sans rien dire. Lâcheté ou résignation ?

– Tout va bien ?

C’est Dante. Les cris de sa sœur l’ont alarmé.

– Oui, je réponds, m’attirant un regard noir de la part de Jess. T’inquiète pas.

Têtue, Jessica jette les bras en l’air.

– Non, rien ne va ! On laisse un monstre briser notre amie.

– On ne pouvait pas sav…

– Si, Dante, on pouvait savoir, le coupe Jess d’un ton mordant. On aurait dû s’en douter. Assurer ses arrières au cas où ça arrive. On voit bien ce qu’il fait à Zach. Il n’allait pas s’arrêter en si bon chemin, ce fils de…

– Jessica, arrête ! tonné-je en me levant à mon tour.

Étonnée que j’aie haussé le ton, elle me dévisage.

– On ne peut plus empêcher Anthony de blesser Lily. C’est fait. (Je contourne la table pour aller m’arrêter devant elle.) Mais on peut l’empêcher de lui faire encore plus de mal. On peut aider Lily Rose à se relever.

– Elle l’aimait, souffle Jess en agrippant mon bras. Lily Rose aimait ce pauvre type. Même après ce qu’il t’a fait subir, elle était prête à lui pardonner, à lui donner une seconde chance. (Elle secoue la tête avec dégoût.) Et regarde ce que ce salaud a fait.

– Je sais, chuchoté-je en la prenant dans mes bras. Je sais.

Elle tremble alors je la serre fort contre moi.

Mais Jessica a raison : Anthony doit payer.

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