Chapitre 38

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38

Entraide

Cela faisait des années que je ne m’étais pas autant morfondu dans ma chambre. Vendredi soir. Samedi. Dimanche matin. On est l’après-midi. Et je suis toujours dans mon lit à fixer le plafond.

En temps normal, Mark ne m’aurait jamais laissé faire. Il m’aurait tiré du lit, obligé à prendre une douche et à manger, puis il m’aurait forcément trouvé quelque chose à faire.

Pas aujourd’hui. Depuis hier matin, il est plongé dans la correction de copies d’élèves et il a à peine pris le temps de manger. Donc il ne s’intéresse pas à moi. Ce qui, honnêtement, me va très bien pour l’instant. Mon portable est éteint depuis vendredi soir et, je n'en doute pas, si je l’allume, je recevrai des dizaines de messages.

De Lily Rose pour savoir comment je vais.

De Jessica pour m’insulter.

De Dante pour chercher à comprendre.

Je n’ai envie de répondre à aucun d’entre eux.


Poussé par la faim, je descends à la cuisine pour préparer une omelette aux lardons et aux champignons. Comme Mark est toujours enfermé dans son bureau, je lui prépare un plateau puis lui apporte.

– Oh, merci, ça m’arrange, déclare-t-il en levant à peine les yeux quand je dépose le plateau sur son grand bureau. Désolé d’être enfermé dans ma tanière depuis hier, mais j’ai traîné à corriger tout ça et je dois les rendre demain.

– Pas de soucis, je réponds d’une voix rauque avant de faire demi-tour.

La poignée est déjà dans ma main quand la voix de Mark s’élève :

– Zach ?

– Mmh ?

Son regard se balade sur mon visage puis il fronce les sourcils.

– Qu’est-ce qui ne va pas ?

– Rien, je mens en baissant les yeux. J’ai juste mal dormi.

Je ferme la porte derrière moi avant qu’il n'ajoute quelque chose.

Il ne me rattrape pas : ses copies sont actuellement sa priorité.


Allongé sur le ventre sur le lit, je fixe mon portable éteint sur ma table de nuit.

Je l’allume ?

Non.

Mais… et si Jessica voulait s’excuser ?

Ou plutôt, devrais-je m’excuser ?

Elle va te tuer, Zach. Même si tu t’excuses. T’es fichu. C’est tout.


Je me suis endormi. La sonnerie de l’entrée me réveille en sursaut au milieu d’un rêve brumeux dont je ne me rappelle que des images floues. Une voix de femme qui m’est inconnue. Des larmes.

La petite bouteille d’eau sur ma table de chevet m’éclaircit l’esprit. Je m’apprête à aller ouvrir quand j’entends les pas de Mark au rez-de-chaussée puis la porte qui grince. Des voix.

– Zach, c’est pour toi ! crie Mark quelques secondes plus tard.

À cette annonce, ma gorge se noue. Je n’ai jamais de visites. Ça ne peut être qu’une de mes connaissances. Lily Rose ? Dante ? Jessica… ?

Prêt à dévaler les marches, je me fige en me rappelant que je suis resté amorphe tout le week-end, que je porte un t-shirt trop grand, un caleçon et que mes joues sont recouvertes de chaume.

– Et merde ! grondé-je à voix basse en me précipitant vers la commode.

Soudain la porte d’entrée se referme et Mark m’annonce :

– Je les fais monter, Zach.

Hein ? Non. Non !

Je viens tout juste d’enfiler un jeans noir quand on toque à ma porte et qu’elle s’ouvre.

– Salut, lance timidement Dante en s’arrêtant sur le seuil.

Il s’écarte et ma panique augmente d’un cran quand je distingue la chevelure rouge de Jessica derrière lui. Son visage est figé sur une expression morose.

Comme je les dévisage sans rien dire, Dante lâche un rire nerveux puis détourne le regard.

– On te dérange, peut-être ?

– Un peu, je reconnais d’un ton froid.

Un silence gêné s’installe entre nous. Jusqu’à ce que Jess déclare d’une voix étonnée :

– Je ne pensais pas que tu aimais le jaune.

– Hein ? lâché-je en la dévisageant avec surprise.

Ses yeux se baladent sur les murs nus de ma chambre.

– Le papier peint, explique Jessica en retournant son attention vers moi, il est jaune. Comme tu t’habilles toujours en noir ou avec des couleurs sobres, je pensais que ta chambre irait de pair.

Je manque lui expliquer que cette chambre n’est pas la mienne, mais celle de Jade, la fille de Mark que j’ai tuée, mais je n’en trouve pas le courage.

– Ce n’est pas vraiment ta chambre, de toute manière, non ? souffle Dante d’une voix douce en observant la pièce.

– En effet, avoué-je avec un haussement d’épaules.

– Elle est tellement… impersonnelle, murmure Jess en faisant quelques pas dans la chambre. Rien ne te ressemble ici.

– Qu’est-ce qui me ressemble, de toute façon ? répliqué-je avec dépit.

– La gentillesse, lance Dante en me souriant.

C’est plutôt toi l’incarnation de la gentillesse, songé-je en sentant mon cœur se gonfler de chagrin. Jessica, qui est toujours en train d’examiner ma chambre, se penche vers le mur contre lequel est appuyé mon lit.

– C’est quoi, tous ces dessins ?

Les yeux piquants, je me tourne vers ce qu’elle indique. Habitué à les voir, j’ai presque oublié les esquisses de Jade punaisées sur mon mur. Des fleurs, sa famille, des bateaux, des étoiles, des taches de couleur, des animaux.

– Ce sont les dessins de Jade, j’explique tout simplement.

– C’est elle qui occupait la chambre, comprend Jess.

– Ta petite sœur ? s’enquiert Dante d’un ton hésitant.

Je l’observe sans répondre. Je ne mérite pas d’être appelé le grand-frère de Jade ou de Holly. Pas alors que je les ai tuées.

– Et, l’homme qui nous a ouvert, reprend Jessica en lâchant les dessins du regard. C’est ton père ?

– C’est Mark, je réponds d’une voix laconique.

Les jumeaux échangent un regard. J’imagine que ma situation doit leur paraître étrange.

– C’est quand même ton père, non ? insiste Dante. Tu vis sous son toit, il te fournit tes vêtements, ta nourriture et tout le reste… C’est lui qui t’élève.

– Si tu veux, soupiré-je en posant une main sur ma commode.

– Vous ne vous aimez pas ? demande Jess avec sa franchise désarmante.

Son frère lui donne un petit coup de coude, mais elle l’ignore. Son regard noisette est rivé au mien et elle exige une réponse.

– On… commencé-je avant de me rembrunir.

Je n’ai jamais eu une conversation pareille avec personne d’autre. Pourquoi eux ?

– Je… je l’aime comme mon propre père, je finis par souffler.

– Et lui ?

– Comme son fils. Je crois.

– Malgré le fait que tu as tué sa famille ?

– Jessica ! s’exclame Dante d’une voix indignée.

– Quoi ? J’ai le droit de savoir, non ? (Elle s’approche de moi et me prend le bras, ce qui m’arrache à la contemplation du parquet.) Si cet homme, à qui tu as brisé la vie, a décidé de t’adopter et de t’élever comme son propre enfant, c’est qu’il y a une raison. C’est que tu le mérites.

Cela doit être désagréable pour elle, mais je ne réponds pas. Que voudrait-elle que je dise ?

– Tu n’as pas besoin de passer ta vie à vouloir épargner celle des autres, murmure Jessica en essayant de capter mon regard.

– C’est le minimum que je puisse faire, rétorqué-je en secouant la tête. Après mon crime.

– La justice a décidé que ce n’était pas un crime. Ton père adoptif non plus. Tu es le seul à te borner à te considérer comme un criminel de sang-froid.

– C’est ce que je suis ! susurré-je en reculant de quelques pas.

Elle me retient et prend ma main dans la sienne. Ses doigts sont froids, ses phalanges calleuses, mais sa peau indéniablement douce.

– Non, Zach, t’es juste un gars mal dans sa tête.

– C’est pas mal dans sa peau ? corrige Dante derrière nous d’un air interrogateur.

– Oh, la ferme, toi, gronde sa sœur en lui jetant un regard torve. Je ne suis pas bête ; je connais l’expression. Et je ne pense qu’il soit mal dans son corps, mais plutôt dans sa tête.

Sa poigne se renforce sur ma main et je me sens obligé de la regarder et de l’écouter – ce qui n’est pas bien difficile, en réalité.

– Tu te persuades que tu ne mérites l’amour de personne, que tout ce que tu fais est mal ou inutile, et que ton malheur n’est rien. Je… je sais que, Dante et moi, on est deux éléments tout nouveaux dans ta vie – enfin, en principe – et qu’on ne devrait pas avoir le droit de la chambouler comme ça, mais… Dante est inquiet pour toi.

Celui-ci hoche la tête, le visage grave. Sa bouche plissée le fait paraître plus vieux.

– Il sait que tu feras tout pour le protéger des gars homophobes qui s’en prendront à lui. Alors…

– Je veux te protéger, moi aussi, la coupe Dante en s’avançant.

Il prend mon autre main libre et la serre à son tour. Malgré ma gêne évidente, il ne la lâche pas.

– On est peut-être pas victimes du même harcèlement, mais notre douleur est la même. (Il lève les yeux vers moi.) Je n’aurais jamais cru qu’un grand gars comme toi au regard sombre puisse se faire harceler au lycée, mais je me fourvoyais.

– Lily Rose a décidé de parler avec le directeur du lycée, ajoute Jessica d’un ton grave. Elle souhaite faire cesser définitivement toutes les formes de harcèlement. Même si ça signifie balancer son copain comme premier bourreau.

Peu étonné par cette démarche de mon amie, j’en reste néanmoins agacé.

– On veut juste t’aider, souffle Dante avec un sourire crispé.

– Et on veut que tu nous aides, ajoute Jessica en me dévisageant.

– Mais comment ? murmuré-je d’un air défaitiste.

– En nous intégrant aux autres élèves, en nous aidant dans les matières où on a du mal, en nous présentant un peu la ville, en… passant du temps avec nous, quoi.

Il me semble la voir se rembrunir. Comme gênée. Ou je rêve peut-être.

– Tu crois que c’est possible ? demande Dante avec un espoir fébrile dans la voix.

– Mais… vous ne me détestez pas ? (Comme ils me dévisagent, je me force à retirer mes mains des leurs et je continue en bredouillant :) Je… je me suis comporté comme un abruti vendredi dernier. Surtout envers toi, Dante.

– T’inquiète, t’étais en colère et je comprends très bien pourquoi.

– Je suis désolé, soufflé-je en l’observant. Vraiment.

– Je sais, chuchote-t-il en m’adressant un sourire doux.

– Moi aussi, je suis désolée, intervient Jessica en passant d’un pied à l’autre. De t’avoir giflé.

– Oh, je suis habitué, déclaré-je d’une voix lasse.

Devant leur regard stupéfait, je m’en veux aussitôt.

– Alors, tu te prends souvent des tartes de la part des filles ? s’enquiert Jess en haussant un sourcil.

Les joues chaudes, je cherche à me sortir de cette mauvaise situation. Je ne peux pas me prétendre coureur de jupons ni leur avouer que Mark a été violent envers moi pendant des années.

– Non, c’est ton père, comprend Dante.

Cette fois, je me sens devenir livide. Un creux de peur s’ouvre dans ma poitrine et je lui jette un regard affolé.

– Je t’en prie, ne dis rien. On s’est expliqués, lui et moi. On… a pris un nouveau départ. Plus de violences. (Mon regard va de l’un à l’autre. Ils sont aussi immobiles que des statues colorées.) Je vous en prie. Je ne veux pas être séparé de lui. Il est tout ce que j’ai.

– On comprend, Zach, ne t’inquiète pas comme ça, tente de me rassurer Jess d’un ton calme.

– Puis, tu nous as nous aussi, ajoute en marmonnant Dante.

– Alors… vous ne direz rien ?

– Non, promis, affirme Dante en secouant la tête.

– Sauf si ces violences continuent, marmonne Jessica en m’observant fixement.

Je hoche la tête, légèrement soulagé. Pendant l’espace de quelques secondes, je me suis imaginé Mark condamné pour violences sur mineur. Obligé de se séparer de moi. Non, je ne veux pas.

Comme la tête me tourne, je me dirige vers mon lit et m’y assieds. Tout va trop vite.

– Bref, on ne va pas te gêner plus longtemps, lance Dante d’une voix enthousiaste. Comme tu ne répondais ni aux messages, ni aux appels, on était inquiets avec Jess et on a pris la décision d’aller te voir.

– Lily nous a donné ton adresse, précise Jessica.

– On voulait que les choses soient claires entre nous : on est là pour s’entraider, pas pour se disputer pour des conneries. Et… encore désolé d’avoir parlé de tes problèmes à Lily Rose.

– De toute façon, elle aurait fini par comprendre, soupiré-je, les épaules affaissées.

Soudain, Jessica s’assied à côté de moi. Ce qui a pour conséquence d’accélérer mon rythme cardiaque.

– Essaie d’être un peu moins renfermé, Zach, souffle-t-elle en posant une main sur ma cuisse. Tes problèmes ne se résoudront pas en les regardant faire. N’hésite pas à en parler à Lily ou à nous. On est là pour t’aider. (Elle plonge ses yeux noisette dans les miens.) Pour te soutenir.

Je sens mon visage devenir un peu plus chaud. Alors, stupidement, je pose ma main sur la sienne.

Il lui faut quelques secondes pour s’en rendre compte. Une fois fait, elle devient aussi rouge que ses cheveux.

Aucun de nous deux n’ose enlever sa main. J’entends Dante pouffer puis sortir de ma chambre. Non, ne me laisse pas seul dans cette situation gênante.

Tu t’y es mis tout seul, imbécile, me réprimandé-je en me maudissant de ne pas avoir le courage de juste soulever ma main de quelques millimètres pour nous débarrasser de ce moment embarrassant qui s’étire.

Je ne le fais toujours pas.

Soulève la main. Juste un peu.

Juste.

Un peu.

Je soulève la main puis prends clairement celle de Jess dans la mienne.

– Tu as de jolies mains, souffle Jessica à voix basse. De jolies mains de pianiste.

– Merci.

Du coin de l’œil, je la vois sourire.


Main dans la main, on reste ainsi sans rien dire une bonne minute. Puis Jess s’éclaircit la gorge et je la lâche, honteux.

Elle se lève et tend sa chemise noire et rouge qui s’est froissée. Quand je me redresse à mon tour, elle m’embrasse.

Sur la joue.

Mais elle m’embrasse.

– J’y vais, chuchote-t-elle en reculant, les joues roses. À plus.

– À demain, soufflé-je, le sang battant contre les tempes.

Elle m’observe un moment puis donne un coup de tête vers le mur derrière moi.

– Je peux prendre un des dessins ? Je les trouve très beaux.

– Bien sûr, vas-y.

Je m’écarte et elle récupère une feuille représentant Mark, Alison, Holly et Jade dans le jardin de la maison.

– Je vais y ajouter quelque chose puis je te le rendrai pour que tu le punaises à côté de ton lit.

– Tu es sûre ?

– Oui.

Elle roule délicatement la feuille puis commence à descendre les escaliers.

Avant de partir définitivement, elle m’adresse un sourire plein de promesses.

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