Chapitre 35

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Discussion en tête-à-tête

Le lendemain matin, je suis rassuré de retrouver Dante en cours d’histoire. À mon entrée dans la salle, il m’adresse un petit sourire en hochant la tête. Je m’installe derrière lui puis sors les affaires dont j’ai besoin. Alors que Mr Dalton entre dans la pièce, sa sacoche dans une main, son téléphone portable à clapet – les smartphones sont « trop compliqués » d’après lui – dans l’autre, Dante se tourne vers moi.

Je ne peux pas m’empêcher de grimacer en remarquant ses lèvres gonflées, le violet-bleu autour de son œil gauche et les points de suture sur sa tempe.

– Ça te dit qu’on déjeune ensemble à midi ?

– Si tu veux, acquiescé-je. Avec les filles ?

Il hésite un instant puis souffle d’un air un peu gêné :

– Que tous les deux, si ça ne te dérange pas.

Sa demande me surprend un peu. Néanmoins, devant son regard insistant, je ne me sens pas de refuser.

– On fait comme ça alors.


Trois heures plus tard, notre plateau repas en main, Dante et moi cherchons une table de libre pour déjeuner. Nous en trouvons une de deux places, isolée dans un coin, qui nous convient très bien.

– J’ai dû te perturber tout à l’heure, avec ma demande, déclare Dante en s’asseyant.

Juste à peine.

– Mais il faut que je te parle d’un truc en privé.

– D’accord.

Une bulle d’angoisse se coince dans ma gorge. De quoi veut-il causer ? Pourquoi juste nous deux ? Je n’aime pas trop cela…

– T’es tout pâle, Zach, souffle Dante avec un sourire crispé.

– P-Pardon, bredouillé-je en plongeant le nez dans ma salade. C’est juste que je ne suis pas trop habitué.

– Habitué à quoi ?

– Euh… (Je jette un regard gêné aux alentours.) À déjeuner seul avec un gars que je connais à peine.

Visiblement étonné, Dante hausse un sourcil puis s’esclaffe.

– Nan, mais tu t’imagines quoi, là, au juste ?

Je me sens devenir rouge comme une tomate.

– J’en sais rien. Mais reconnais que ça fait bizarre ta demande de manger tout seul avec moi. Puis… en plus…

– En plus quoi ? demande-t-il en me dévisageant.

Je me sens d’un coup très bête. Qu’est-ce que je me suis imaginé ?

– Rien du tout, marmonné-je en me détournant.

– Nan, Zach, dis-moi.

– J’ai mal compris quelque chose, c’est tout, expliqué-je en secouant la tête. Ça n’arrivera plus.

– Tu as cru quoi ? dit-il d’un air interdit. Que je voulais manger en tête-à-tête avec toi ? (Il me fixe un instant, l’air de ne pas y croire.) Tu pensais que je te draguais, ou quoi ?

– Ben oui, je dis de but en blanc.

Il se fige, pâle, puis recule légèrement sur son siège. Un silence pesant s’installe entre nous.

– T’as cru ça parce que je suis gay ? finit par demander Dante à voix basse.

– Je sais pas.

– Menteur ! s’exclame Dante avec colère.

Mort de honte, je me ratatine sur ma chaise. Il a raison : je suis un menteur. La façon dont il a évité mon regard au moment où sa mère m’a appris qu’il était gay, sa manière de me fixer, l’aisance qu’il a pour parler avec moi, les compliments qu’il m’a faits… j’ai cru des choses.

– Je suis désolé, soufflé-je au bout de quelques secondes de silence. J’ai mal interprété tes gestes et paroles.

– Je vois ça, maugrée-t-il d’un air agacé. Zach, c’est pas parce que je suis gay que je vais sauter sur tous les gars que je croise.

– Évidemment, je réponds en me sentant très, très, bête.

– Puis… (Ses traits se détendent un peu.) Sans vouloir te vexer, t’es pas mon genre de gars.

Je pousse un court soupir de soulagement. D’une certaine manière, je suis rassuré.

– Puis, Zach, reprend Dante d’un ton calme. Je suis pas stupide, j’ai bien remarqué que tes yeux cherchaient ailleurs.

Devant mon air égaré, Dante m’adresse un demi-sourire.

– Tu crois que j’ai pas remarqué la façon dont tu regardais ma sœur ?

Il me faut bien cinq secondes pour comprendre ce qu’il vient de dire.

Je ne me croyais pas capable d’avoir les joues plus chaudes après la discussion que je viens d’avoir avec Dante mais, en fait, je peux. Mon visage est brûlant et j’ai presque envie de pleurer.

Ma panique m’entraîne presque à échafauder un plan pour m’enfuir quand Dante pose gentiment sa main sur mon poignet. Il a la peau fraîche.

– Ça te stresse à ce point ?

– De quoi ? bredouillé-je, les mâchoires contractées.

– D’être attiré par quelqu’un ?

Je me détourne de son regard perçant pour fixer un groupe d’élèves qui cherche une table où manger.

– Tu ne comprendrais pas, de toute façon, le rembarré-je d’une voix plus sèche que je ne le souhaitais.

– Oh si, bien plus que tu ne peux l’imaginer, répond Dante dans un murmure plein de douleur.

Déconcerté, je tourne les yeux vers lui et ne sais pas comment réagir face à sa mine déconfite.

– Moi aussi, Zach, j’ai été attiré par quelqu’un à une époque où je n’assumais pas ces sentiments. J’étais jeune. Je ne me posais pas encore de questions sur mon hétérosexualité. Puis… j’ai rencontré quelqu’un. En fait, je passais plus de temps à l’observer qu’autre chose. J’ai dû échanger qu’une dizaine de mots avec lui. Mais il me fascinait.

Je l’écoute en silence remémorer son passé. Soudain, il lève brusquement les yeux vers moi et me fixe avec cette lueur au fond du regard qui m’a fait croire qu’il me draguait.

– Cette personne était un garçon de ma classe, au collège, et c’est lui qui m’a amené à me poser des tas de questions. Je ne l’oublierai jamais, même si je n’étais pas vraiment amoureux de lui.

Il ponctue ses mots d’un soupir accompagné d’une gorgée de soda. Il n’en dira pas plus.

Cependant, il n’a pas besoin d’en dire plus. J’ai compris.

Ce garçon dont il parle, c’est moi.


– Personne ne mérite d’être aimé par moi, déclaré-je au bout d’un moment.

Dante relève les yeux de son plat de pâtes à la bolognaise puis éclate de rire.

– En temps normal, cette phrase ferait extrêmement orgueilleuse mais, dit par ta bouche, elle est vraiment fataliste.

Je me renfrogne. Dante ne m’a toujours pas dit ce dont il voulait parler au juste. Et me voilà en train d’exposer ma vie sentimentale – inexistante – avec lui.

– Zach, reprend Dante en cherchant mon regard, tu as le droit d’aimer, personne ne te l’interdit.

– Je sais bien, marmonné-je entre mes dents.

– Vraiment ? souffle mon camarade avec un sourire narquois.

Je pousse un grognement ; il m’énerve.

– Si tu es attiré par Jess…

– Je ne suis pas amoureux d’elle, le coupé-je d’un ton sec.

– Calme-toi, la bête, soupire Dante en agitant la main. Je ne dis pas que tu es amoureux. Mais t’es clairement attiré par elle, tu ne peux pas le nier.

OK, je ne peux pas le nier. M’enfin…

– Physiquement, oui, elle m’attire, avoué-je d’une voix gênée mais… ce n’est pas ça l’amour.

– Laisse-moi deviner… tu n’es jamais sorti avec personne, hein ?

– Non, je reconnais avec un peu d’agacement.

– Mais je parie que plusieurs filles t’ont fait des avances.

– Je ne crois pas, je réponds en haussant les épaules.

– Avec ta gueule d’ange ? Ça m’étonnerait.

Je lui jette un regard noir, le coupant dans la dégustation de ses pâtes.

– Ben quoi ?

– Tu peux arrêter de balancer des trucs pareils au milieu d’une conversation ?

Dante lève les yeux au plafond comme si ce n’était rien du tout avant d’enchaîner :

– Zach, tout ce que je veux te dire, c’est qu’il ne faut pas que tu te refrènes dans tes sentiments.

– Tu ne peux pas comprendre, soupiré-je, le cœur en déroute.

Il m’observe en silence quelques instants puis souffle d’une voix douce qui me surprend :

– Si tu t’interdis d’aimer à cause de ton passé, c’est vraiment pas malin.

– Je ne veux plus blesser personne, rétorqué-je d’une voix tremblante.

– Je sais, Zach.

Il m’adresse un regard plein de compréhension, d’empathie. Ma gorge se serre.

– Mais tu as appris à aimer sans blesser, non ?

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Cet homme qui t’a adopté… tu l’aimes, hein ? Et Lily Rose, tu es prêt à te sacrifier pour elle, pas vrai ?

Les yeux dans mon assiette, je laisse le doute m’envahir. Mais il s’en va vite. Dante a raison. Et ça me fait peur.

– Ils sont le père et la sœur que tu n’as jamais eus et tu les chéris comme les membres de ta propre famille. (Dante penche la tête de côté.) En quoi c’est mal, Zach ? Tu les aimes et, pourtant, ils vont bien. Alors arrête de t’inquiéter et laisse-toi aller.

– Mais, ta sœur, c’est différent.

– En quoi ?

– Ben… je…

Ne trouvant pas les mots adéquats, je me tais.

– Tu as envie de l’aimer, pas vrai ? murmure Dante d’un air pensif. Tu as envie d’apprendre à la connaître, de savoir ce qu’elle aime et n’aime pas. Tu as envie de tout ça, car elle t’intrigue, elle t’attire comme un insecte est attiré par la lumière. (D’un coup, il rit.) Oups, je viens de te traiter d’insecte.

Il plante sa fourchette dans une boulette de viande.

– Jessica est une lumière, Zachary. Elle m’est précieuse. Elle est géniale, c’est tout. (Il secoue sa fourchette sous mon nez.) Je comprends tout à fait qu’elle t’attire.

– J’ai peur, je dis tout d’un coup, sans vraiment réfléchir.

– T’inquiète, elle te mordra pas, s’esclaffe Dante avant de redevenir sérieux devant mon regard assassin. Pardon. Sans plaisanter, ne perds pas ton temps à te poser trop de questions. Jess… on a parlé un peu de toi, ensemble. (À ces mots, mon cœur se soulève dans ma poitrine avant de redescendre.) Elle voudrait mieux te connaître, mais elle ose pas trop t’approcher car tu as toujours cet air renfermé. Jess n’est pas hyper sociable alors un de vous deux va devoir faire un effort.

Il pointe sa fourchette dans ma direction, les pics à quelques centimètres de mon nez.

– Et, Zachary Gibson, tu vas faire cet effort. Ordre de ton futur beau-frère.

– Beau-frère ? m’exclamé-je en écarquillant les yeux. T’es pas bien !

– Oh si, déclare-t-il fièrement avant d’engloutir sa boulette de viande.

Je baisse les yeux pour réfléchir tandis qu’il mâche avec application.

Jessica. Son regard intense, ses mains habiles tachées d’encre, sa voix grave et passionnée.

Elle est belle. Intrigante. Je veux entendre son rire. Passer la main dans sa chevelure souple. Plonger le regard dans ses yeux rêveurs. Contempler ses lèvres pleines… et les embrasser.

Fais chier.


Dante me coupe en pleine réflexion en claquant ses couverts sur la table.

– Mais, Zach, ce n’est pas pour parler amourettes que je t’ai demandé de manger avec moi.

Ah ? C’est pas trop tôt.

– J’aimerais qu’on parle harcèlement, toi et moi.

Pas certain de l’avoir bien compris, je fronce les sourcils.

– Ça fait combien de temps que ça dure ? (J’ouvre la bouche, mais il me coupe.) Pourquoi ces types s’en prennent à toi ? Est-ce que tu te défends, au moins ?

– De quoi tu parles ? soufflé-je, mortifié.

– Du harcèlement que tu vis au lycée, espèce d’idiot. Tu crois que je n’avais pas compris ?

– Tu te trompes, Dante, répliqué-je d’un ton ferme.

– Non, je me trompe pas. Il y a des signes qui ne trompent pas. Je sais que ce Nick, celui qui m’a agressé, t’a aussi agressé auparavant. Et je parie qu’il le fait pour le compte de quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui te déteste.

Anthony.

Je chasse de mon esprit le rictus triomphant de mon ennemi.

Dante ne doit pas savoir. Je ne sais pas comment il a compris, mais je ne veux pas qu’il sache. Et, surtout, je ne veux pas qu’il en parle.

– Laisse tomber, je déclare brusquement en me levant. J’ai eu des soucis avec Nick, mais rien d’autre.

Je me rhabille sous le regard colérique de Dante.

– Il faut qu’on en parle, Zach. On réglera le problème ensemble. Je connais la pression que ces connards te foutent. Je l’ai subie pendant des années. Mais, aujourd’hui, je suis ici pour m’en débarrasser. Je n’aurais pas cru que le harcèlement existe dans ce lycée, mais, apparemment, je me suis trompé.

Je prends mon plateau et Dante se rhabille en vitesse pour essayer de me suivre.

– Quand j’ai compris que c’était toi, leur cible préférée, j’en suis tombé des nues.

Mais comment il parle celui-là ?

– Zach ! crie Dante alors que je file à travers la cour pour poser mon plateau. Il faut qu’on en parle !

Mes longues jambes m’entraînent loin de lui, loin de ses mots qui me font mal, loin de la vérité.

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