Chapitre 16

7 minutes de lecture

16

Le monstre

Comme s'il avait lu dans mes pensées, Mark m'a installé sur le canapé en face de la cheminée.

J'éprouve un étrange sentiment de plénitude et de fatigue. Comme si j'étais enfermé dans un chaud cocon de soie.

J'agite légèrement les membres. J'ai du mal à bouger. Pas parce que j'ai froid, mais parce qu'un tas de couvertures me recouvre. Je n'ai pas la force d'ouvrir les yeux. Ou plutôt, je n'ose pas. Seul le tic-tac incessant de l'horloge et les bruissements des flammes me parviennent. Il règne dans la maison une douce intimité.

Au bout d'un moment, je finis par ouvrir les paupières. La luminosité décroît dans le salon. Des flammes, il ne reste que quelques flammèches tenaces, des braises rougeoyantes et un bon paquet de cendres à ramasser. Ce doit être la fin d'après-midi. Cela veut dire que je suis resté endormi depuis la veille au soir... Ça craint.

L'écrasante chaleur des couvertures et le calme presque intrigant de la maison attirent sensuellement le sommeil à moi. Mes muscles se décontractent, ma tête s'alourdit et un voile épais et sombre s'abat sur moi.

Le sommeil. Écrasant. Assommant. Dangereux.


Mark manque faire tomber sa tasse de café sur son pantalon quand je me réveille en criant. La sueur dégouline le long de ma nuque et de mon front. Cauchemars et souvenirs désagréables se sont enchaînés. Croisant les bras sur ma poitrine pour les empêcher de trembler, je fixe, nauséeux, la couverture rejetée sur mes jambes.

– Zach, tout va bien ? (Haussement d'épaules.) Je vais te chercher un verre d'eau. (Hochement de tête reconnaissant.) Rallonge-toi.

Obéissant, je me laisse aller sur l'oreiller que Mark a calé sous ma tête des heures plus tôt. Le soleil s'est couché et l'horloge indique dix-neuf heures trente. Mark revient un verre à la main, qu'il me tend une fois près de moi. Je me redresse pour le boire et maudis la faiblesse de mon bras quand je le porte à mes lèvres. Elles sont gercées.

– Merci, murmuré-je d'une voix éraillée en lui rendant le verre, qu'il pose sur la table basse.

– De rien. (Silence.) Tu as dormi toute la journée. (Nouveau silence.) Je n’ai pas osé te réveiller, tu devais être fatigué.

– Sûrement, je réponds vaguement.

En réalité, j'ignore moi-même la raison.

– J'étais inquiet, ajoute Mark d'un ton presque gêné.

Je ne peux empêcher un rire sec s'échapper de ma bouche. Je sens Mark se raidir.

– Qu'est-ce qui te fait rire ?

– Pardon. C'est juste que... (Je secoue doucement la tête puis me détourne de lui en me recroquevillant sur moi-même, sur ma douleur.) … que toute cette histoire n'aurait jamais dû avoir lieu.

– Quelle histoire ? Celle avec Anthony ?

– Oh non ! m'exclamé-je d'une voix dépitée. Ce n'est qu'un grain de sable sur une plage remplie de grains de sables du même genre. Depuis le début. Tu n'aurais jamais dû être inquiet pour moi. Tu n'aurais jamais dû me pardonner. Tu n'aurais jamais dû m'adopter. (J’affermis ma voix.) Tu aurais dû me rabaisser, me faire comprendre que je n'étais qu'un moins-que-rien, me montrer ce que j'étais vraiment : un être mauvais, méprisable et inutile. Voilà ce que tu aurais dû faire en tant qu'adulte responsable.

– Zachary, gronde Mark en se levant.

– Je suis un monstre, lâché-je en sentant au fond de moi mes ridicules petites fondations en bambou se plier sous le poids des remords et de la honte. Voilà pourquoi les autres me regardent avec cette peur au fond des yeux. Voilà pourquoi le seul ami que je me suis fait n'était qu'un garçon cassé, voilà pourquoi ma mère m'a abandonné. Parce que je suis un monstre.

Pour une rare fois, Mark ne trouve pas les mots. Je sens dans son silence sa stupéfaction atterrée.

– Et les monstres, on ne doit pas les laisser sévir, continué-je d'une voix éraillée. Mais, moi, on ne m'a pas arrêté à temps. J'ai eu le temps de déchirer, non pas une, mais trois vies. Et dans le sillage de cette déchirure, une cassure. Sur un innocent. Dont la bonté de l'âme l'a forcé à s'occuper de ce monstre. (Je ris nerveusement.) Et la nature monstrueuse de ce garçon a refait surface. Une gorge, tiède et douce. Un contact fragile, presque intime. Mes doigts sur son souffle, sur sa vie. Une pression et c'était fini.

– Mais le garçon a su prendre le dessus sur le monstre. Il l'a repoussé et a laissé la vie.

La main de Mark se pose délicatement dans mon dos. Sa main, grande et puissante, est chaude.

– Je sens quelque chose. C'est petit, timide et fragile. Comme un nouveau-né, murmure Mark d'un ton mystérieux. Ça pulse doucement, ça a presque peur de faire du bruit et de se faire remarquer. (Sa main remonte lentement le long de ma colonne vertébrale.) C'est reposant, mais cette petite chose ne croit tellement pas en sa juste valeur qu'elle se délaisse et se laisse noyer sous le torrent que provoquent les autres autour d'elle. Elle se recroqueville, se cache derrière un mur rempli de fissures. (La main de Mark continue et finit par se poser sur ma nuque.) Et cette petite chose, toute pleine de rêves inavoués et de désirs inassouvis, va finir par ployer sous le poids qu'elle s'est infligée elle-même. (Sa main finit sa course dans mes cheveux.) J'aimerais que cette petite chose prenne conscience de sa valeur et arrête de s'inventer des prétextes pour éloigner les autres d'elle.

Mark vient carrément s'asseoir à côté de moi. Son bras a glissé sur mon épaule et y reste.

– D'accord ? souffle-t-il en accrochant mon regard.

– C'est quoi, cette « petite chose » ? grommelé-je, sur mes gardes.

– Ne fais pas l'idiot. (C'est tout ce que j'aurais comme réponse.) À moi de te poser une question : c'est quoi le « monstre » ?

– C'est moi, j'affirme aussitôt sans le moindre doute.

– Alors j'aimerais que mon petit monstre aille se brosser les dents et se coucher dans son lit.

– Mark, susurré-je en levant les yeux vers lui. Arrête. Je suis sérieux.

– Moi aussi, il rétorque sans brusquerie. Je sais que tu es sur le point de casser. C'est maintenant ou jamais que tout se joue. Tu as dû te rendre compte que je ne te parle pas comme d'habitude. (C'est un euphémisme ! Il me fait carrément flipper, ouais.) J'usais de la même méthode avec Jade et Holly. Ma cadette avait une imagination fertile et elle faisait souvent des cauchemars. Je venais la voir dans son lit et je remontais le fil de son histoire d'ombres mouvantes et de bruits grinçants. Pas en tentant de lui expliquer que ce n'était que le reflet d'une branche à la lumière d'un lampadaire, mais en lui intimant de s'imaginer sous un ciel étoilé dans lequel volaient des créatures mystiques que je lui laissais le soin d'imaginer. Les bruits grinçants n'étaient que les lointains cris de ces créatures qui exclamaient leur joie de liberté.

Je suis incapable de lui répondre. Son récit est chargé d'émotion. Elles lui manquent. Plus que jamais. C'est la première fois. La première fois que je le voie pleurer ouvertement depuis que nous nous sommes installés tous les deux. Ses yeux d'obsidienne brillent comme deux joyaux. Je me doute bien qu’il a déjà dû laisser couler ses larmes ces cinq dernières années… mais jamais en ma présence.

– Un jour j'ai fait un rêve. J'entendais du bruit provenant de ta chambre. Je me suis levé et suis allé voir ce que tu faisais. (Il marque une pause et ses yeux se fixent dans le vide, comme s'il se rejouait la scène.) Quand j'ai poussé la porte, tu étais simplement allongé dans ton lit, disparaissant à moitié sous les couettes. Alison te bordait. Elle te caressait les cheveux en chantonnant une comptine qu'elle réservait à nos filles. Mais ça n'avait rien de bizarre. Alors je vous ai laissés. (Il inspire puis expire calmement.) Je crois que c'est ce jour-là que j'ai pris conscience que je t'avais enfin vraiment accepté. J'étais prêt à te mêler à elles. À ma famille. Tu étais donc de ma famille. Même si ta peau était blanche comme la neige, même si tes yeux étaient du bleu de la banquise, même si mon sang ne coulait pas dans tes veines. (Un rire rauque s'échappe de ses lèvres.) Oui, je sais, Alison était blanche. Mais... c'était différent. Toi... un enfant, pas le mien qui plus est, à la peau claire et à l'arrogance mordante, venait de faire tomber mon monde. Tu sais qu'on ne peut condamner une personne qui a commis un homicide si on détecte une maladie mentale. Comment étais-je censé en vouloir à mort à un enfant à qui on n’avait jamais dit « je t'aime » et qui, en réalité, ne devait même pas connaître le concept d'amour puisque personne ne lui en avait jamais témoigné ? Oh, ne crois pas que je t'en voulais pas. Si. Mais dès que j'éprouvais de la rancune envers toi, une autre chose me tordait les tripes. Mon instinct de parent, je suppose. Ou de justice. A-t-on le droit d'accuser quelqu'un d'un acte dont il ne comprend pas l'ampleur ? A-t-on le droit de condamner un enfant ? J'ai décidé que non.

J'accepte ses paroles. Son honnêteté. Mes maigres fondations de bambou se reforment.

Et une boule d’amour et de reconnaissance réchauffe ma poitrine.

Annotations

Vous aimez lire Co "louji" Lazulys ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0