Falaises domestiques

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J’avais demandé qu’on me laisse seule.

Trois heures d’isolement devant moi, pas la mer à boire. Jusqu’à l’arrivée du kiné en fin d’après-midi, lui et ses prévenances de professionnel, ses discours pleins de sucre. Va encore me parler d’autonomie, le con. S’il persiste à me traiter en mamie anonyme, je demande à en changer. Assise sur le lit, je respire un grand coup et me lance. Béquille à la main gauche, oreilles largement ouvertes, sens du toucher en éveil. A terre, le moindre obstacle est devenu croche-patte je le sais, une marche précipice, un coin de table poignard, un battant de porte coup de poing. Que n’ai-je pas plus profité de mes yeux, que ne leur ai-je pas dressé d’autel du temps de leur magnificence ? Les biens-portants sont des ingrats.

Sur mes trois pieds, je vacille un temps, cherchant la verticale. Puis la semelle de ma jambe valide traîne, la canne anglaise effectue de petits bonds et avec elle mon pied gauche. Ma main cherche. La chambre a doublé de volume pendant mon absence, triplé. La distance entre le lit et le bureau s’est agrandie de façon considérable. Moi qui trouvais ma maison petite. Je vais être désormais tenue d’abandonner mes habitudes ancestrales de bordélique. Et de farouche dédaigneuse d’aspirateur. Car depuis ce matin, mes fosses nasales s’irritent de l’odeur âpre de poussière. Âpre, oui. Impression que les dos hérissés des acariens viennent érafler par troupeaux mes bulbes olfactifs, à chaque inspiration. Ah ! Voilà le lisse du bureau, le rugueux des papiers qui l’encombrent et leur bruit de page qu’on tourne, le côtelé du sous-main. Donc…un quart de tour sur la gauche, attention à la porte…là. Deux mètres à parcourir sans entrave je pense. P….. ! C’était sans compter sur cette barre de seuil en bois ! Trois petits millimètres d’élévation, c’est énorme pour ma conscience lilliputienne. La chute est évitée, il faut que je calme ce cœur maintenant, cette sueur sur mes tempes. Ce découragement, déjà.

Dans le couloir à présent, je tremble, je sais qu’au bout, vers la droite, se trouvent mes trois petites marches que j’aimais tant. Dans une maison vous voyez ce qui compte pour l’unité c’est la rupture, le changement discret de niveau, il préserve la notion d’espace tout en marquant la modification d’unité de lieu. Jargon grotesque du maître d’œuvre, je ne lui en veux pas, il ne fait que son métier de vendeur. Il a dû gagner encore plus de vocabulaire depuis, il a peut-être même postulé pour une émission de télé… Allez, ne sois pas vache ma vieille. Derrière son discours ampoulé se cachait la vérité des volumes : ces marches ont pris du grade, ce sont depuis des années « mes trois petites marches » que j’aime, que les amis me jalousent presque. Un jour tu rentreras chez toi, je t’aurai piqué tes trois marches a plaisanté Jean-Pierre il n’y a pas si longtemps. Elles sont devenues ma hantise aujourd’hui, …mais je compte bien ne pas me laisser faire ! Je ne vais pas rejeter du jour au lendemain un objet d’adoration. Je crois.

Le téléphone sonne. Je me fige. Mon espace sensoriel se sature de bruit. Voilà, le répondeur…le kiné aura une demi-heure de retard. Il est obligé de me parler comme ça ? Ce n’est plus du sucre, c’est du miel, du loukoum dégoulinant. Je reprends ma marche hésitante. Les marches se rapprochent, ma semelle traîne et s’agace de chaque joint du parquet flottant.

L’étagère à ma droite, le dos de tissu des romans que je ne lirai plus, j’arrive. La pointe du pied en avant, je progresse par minuscule paliers. Un camion klaxonne au loin. Un scooter pétarade. Ne pas me laisser distraire, laissez-moi mes sens ! Là. Mon pied qui touche le vide. La salive dans ma gorge. Je me concentre. Pincement de hanche.

Le médecin qui dit à Christophe, elle ne sortira pas du coma, ne vous faites pas d’illusions. Et c’est mieux pour tout le monde, croyez-moi, même si c’est dur à entendre. Je suis pourtant là, consciente, en un seul morceau. Une chute banale de lit pendant ma période comateuse a provoqué une fracture de la hanche – on se méfie moins des légumes, on se dit rien ne bouge, et puis un peu plus ou un peu moins. L’opération a eu lieu il y a deux mois à peine. Aucun stress préopératoire, pas de décision à prendre de ma part. Christophe a été averti, un bête accident lui a-t-on dit, une erreur d’appréciation. Pas si grave finalement, ça s’opère très bien. Après mon précédent bête accident de passage clouté, mon bête vol plané avec rétablissement sur pare-brise anonyme, je n’allais pas faire la difficile. Je me retrouvai avec une prothèse en métal-plastique-céramique encastrée dans le fémur, sa tête ronde logée dans le creux du bassin, et pas un clignement de cils. A mon réveil, mon assurance attaquait déjà l’hôpital, je n’avais pour ma part envie de mordre personne.

Plus envie de grand-chose pour tout dire.

Le contact de ma tête avec le pare-brise avait chamboulé un peu tout là-dedans. Dans son armure d’os, le cerveau avait bougé de façon plutôt brusque, provoquant un hématome cérébral qui s’était résorbé par miracle paraît-il – ce que la médecine ne connaît pas encore déménage direct du côté de la religion. Quand j’avais ouvert les paupières sur la grande nuit et la surprise des blouses blanches, rien ne semblait avoir été atteint, je respirais normalement, j’avais retrouvé mon intelligence moyenne d’avant l’accident, je parlais. Je vivrais normalement. Tout allait bien, …sauf la vue. Les médecins l’avaient compris dès mon réveil, la famille aussi. Moi il m’avait fallu plus de temps. Cécité corticale ça s’appelle, ça en jette, non ? Je ne verrai plus le visage de ceux que j’aime, ni le bleu du ciel, ni l’écume de ma méditerranée chérie, ni les pins torturés de ma garrigue, ni…Je ne verrai plus rien et dans cette vie c’est définitif. Le définitif est une notion difficile à appréhender. On nous l’instille progressivement avec la mort de nos proches. Puis c’est nous qui mourrons, d’un côté puis de l’autre. On s’adapte.

J’attaque de la pointe du pied le premier précipice. Des effluves de tomates farcies me parviennent, une senteur sucrée de poivrons.

Le gouffre est à moitié franchi, mon pied droit repose sur le palier d’en dessous, parallèle au nez de marche. Par petits bonds successifs de béquille, je ramène le pied de ma jambe appareillée à côté de l’autre, je descends à l’égyptienne. Le reste n’est que plagiat de mes précédents mouvements. Je pense : je parlais de mes trois marches, mais cela signifiait-il trois hauteurs de marches ? Deux ? Quatre ? La précision du langage…

Sur le sol du salon, je respire d’aise. Après avoir tâté l’inconnu en quête d’une autre différence de niveau, je suis sûre d’être sur le plat. Fière de mon passage du Rubicon, et de mon vocabulaire approprié : il y avait bien trois hauteurs de marche. Maigres compensations…

Je progresse. Sur le perron de mon immense maison, j’accueille le frais de la brise, je la sens sur chacun des pores de mon visage, de mes avant-bras, de mes jambes. Je goûte le crissement des graviers de l’allée. Une pie me fait la fête. Le léger vent du Nord m’amène les notes d’un rire clair. Le monde est rempli d’ombres, il est immense et dangereux, mais il est beau parfois, et je l’habite encore.

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