Fais de moi un oiseau

4 minutes de lecture

Tu te souviens de ces étés entiers qu'on passait ensemble? À barboter dans l'océan près de la maison de vacances de tes parents, à bavarder de tout et de rien sous le regard chaleureux du soleil au-dessus de nos têtes? À bombarder les passants de ballons que nous avions remplis d'eau et à éclater de rire quand on apercevait la tête qu'ils faisaient? On avait que sept ou huit ans à l'époque, mais moi je n'ai rien oublié.

Ton départ m'a brisé le cœur; c'était ma première peine d'amour.

« Fais de moi un oiseau, je veux m'envoler avec toi » t'avais-je murmuré le jour où tu as quitté mes bras maigres d'adolescente à l'aéroport.

Tu devais partir en Chine, un pays qui t'était alors étranger. Les gens, la langue, la culture, tu n'y connaissais rien et ça te faisait peur, du haut de tes treize ans. Tes parents ont essayé de te réconforter, t'ont assuré que tu t'y ferais des amis et que c'était l'expérience d'une vie. Ils étaient bien gentils, mais quand on a que treize ans, qu'on a qu'une seule amie et qu'on doit la quitter, ces promesses d'avenir semblent bien vaines. Je ne veux pas repartir de zéro puisque j'ai déjà tout.

Malgré tes protestations, ton départ était inévitable. Ton père avait décroché un poste important dans la branche est-asiatique de la compagnie pour laquelle il travaillait. L'expérience d'une vie, l'expérience de sa vie. Ta mère, qui aurait tout fait pour ton paternel, l'a suivi au bout du monde avec enthousiasme, des livres sur sa terre d'accueil remplissaient ses bagages, en bon rat de bibliothèque qu'elle était. Je me rappelle de tes larmes qui mouillaient mon t-shirt préféré, le tien, abîmé par le temps et trop petit – tu n'as jamais été très grand. Être forte pour que tu n'aies pas peur et te réconforter m'était impossible, j'étais bien trop jeune pour ça, et je tremblais de chagrin à l'idée que nous ne serions plus aussi proches.

Pourtant, tes parents ont eu raison. Tu as trouvé une vie là-bas, au milieu de toute cette foule de visages bridés, tu as su te trouver. Il t'a fallu partir pour te connaître, tu le sais maintenant toi aussi, même si à l'époque on ne voyait pas les choses de la même manière. Des affaires de grands qui nous ont séparés pendant trop longtemps.

Tu es parti, mais moi je suis restée, à pleurer nos bons souvenirs sur le plancher froid de ma chambre. J'étais convaincue que nous ne nous reverrions plus, j'avais treize ans et la Chine m'était un monde inaccessible, comme toi tu l'es devenu dès l'instant où tu as posé les pieds à l'intérieur de cet avion. J'ai attendu de tes nouvelles chaque jour, demandant sans cesse à mon père s'il y avait une lettre pour moi « à la boîte à malle » dès qu'il rentrait du travail. Mon père voyait bien ces étoiles au fond de mes yeux, témoins de l'espoir d'entendre parler de mon meilleur ami, et lorsque les lettres se sont espacées, jusqu'à qu'il n'y en ait plus du tout, il n'eut plus le cœur de soutenir mon regard blessé. J'ai fini par arrêter de lui demander et mes espoirs se sont éteints.

Le temps a passé, j'ai grandi, passé de la préadolescente à l'adolescente, puis je suis devenue une femme. J'ai vingt-cinq ans aujourd'hui, c'est mon anniversaire. Plus de douze ans qu'on n'a pas soufflé les bougies de mes gâteaux de fête, les joues remplies d'air et de salive pour éteindre le feu. J'entends encore ma vieille tante qui nous lance d'une voix paniquée : « Avalez votre eau, avalez votre eau! ». On éclatait alors d'un rire d'enfant devant ses supplications et on soufflait.

J'ai refait ma vie, moi aussi. Je suis entrée à l'école secondaire du quartier et j'ai suivi une formation au cégep en documentation pour vivre au milieu des archives poussiéreuses, comme je le voulais. Ça n'a pas toujours été facile, mais j'ai rencontré des gens qui ont su me soutenir du mieux qu'ils le pouvaient, et tout particulièrement un gentil garçon. Tu l'aimerais sûrement, il est fan de Rimbaud et Verlaine comme toi.

Il me plaît beaucoup, on habite ensemble dans un petit appartement près du marché Jean-Talon depuis quelques années. On vit d'amour et de poésie, on se récite des vers entiers à l'heure du déjeuner après le câlin du matin. Il m'encourage dans mes projets, il est si parfait que ça fait presque peur. Tu sais, cette idée folle de venir te rejoindre vient de lui. Il sait que le fantôme de ton absence flotte au-dessus de ma tête, et de la sienne par association, que ma vie n'est pas complète sans toi. Qu'il faut que je te revoie pour continuer ma route. Ce voyage est le résultat de ta disparition brutale de ma vie, on doit se retrouver pour marcher ensemble jusqu'au bout du chemin.

Je dois te laisser, mon vol pour Pékin décolle dans quelques minutes. J'ai un peu peur, je t'avoue, peur que mes manies et mes rêves étranges ne te plaisent plus autant que lorsqu'on était enfants. Je suis redevenue, l'espace d'un instant, la fillette que tu as rencontrée le jour de la rentrée en maternelle. Celle avec qui tu as joué, ri et partagé des confidences sous les tentes de couvertures qu'on se fabriquait. Ce n'est pas la femme que tu verras traverser la porte, mais la petite fille dont les yeux brillent à l'idée de revoir son vieil ami. On grandira ensemble cette fois, je te le promets.

À tout jamais,

Ta meilleure amie

Annotations

Vous aimez lire Dahia ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0