Troisième nuit

12 minutes de lecture

Plic...plic...plic...

Quelque chose me coule sur le visage. C'est froid. J'ai horriblement mal au crâne. Je tente de me relever mais lâche et grognement étouffé, mon dos aussi me fait souffrir. J'entrouvre un œil : je suis en pyjama, couché dans la douche, les omoplates contre le mur, les jambes en dehors.

Qu'est-ce que je fais là ? Je me serais endormi là ? Pourtant un rapide coup d’œil par la porte entrouverte de la salle de bain me montre mon lit défait. Me voilà devenu somnambule ? Pourquoi me serais-je assis dans la douche ?

Je me lève avec plus de mal que de bien et manque de glisser. Mes jambes tremblent à cause de ma position inconfortable de cette nuit. En plus je suis frigorifié. Je ferme complètement le robinet, l'exaspérant goutte à goutte de la douche s'arrête. J'attrape ma serviette sur le tabouret pour m'essuyer le visage, elle est encore humide d'hier soir et dégage un légère odeur de renfermé. Je sors de la salle de bain en boitillant et jette ma serviette sur le lit. J'irais la mettre à laver plus tard.  

Je jette un regard à la machine, c'est devenu comme une sorte de tic maintenant je crois. Mes yeux deviennent ronds comme des soucoupes.

— Qu'est-ce que..?

Le bureau est recouvert d'encre séchée, il y en a même par terre jusque sous la chaise. Je ne comprends pas, je suis certain qu'une machine à écrire n'est pas censée fuir ! Plus étonnant encore, mes feuilles n'ont rien alors qu'elles sont juste à côté. Il me semble d'ailleurs que la pile c'est légèrement élevée, je ne me souvient pas avoir autant écrit hier... à peine quelques pages. J'entends frapper à ma porte.

— Tout va bien mon garçon ? Il est bientôt midi.

C'est la voix de Yann. Je répond :

— Oui, excusez-moi je viens de me lever... J'arrive de suite !

Je ne sais pas trop quoi faire ni penser. Il me manque quelque chose, un fragment de mémoire qui peine à refaire surface, qui gratte pour s'extraire de l'entrelacs confus qu'est devenu le fil de ma pensée. Je m'habille en vitesse, il faut que je me change les idées. L'écriture m'obsède. Je suis venu là pour me reposer et trouver l'inspiration, pas pour être pris de crises de somnambulisme et manquer d'attraper une pneumonie.

C'est décidé, je n'écrirais pas ce soir. Après tout, je suis censé rester un mois complet, je peux bien m'accorder quelques jours de repos.

Clank !

Je sursaute. L'une des barres à caractère de la machine vient de sauter en projetant une giclé d'encre sur le mur. Je me précipite pour la remettre en place, affolé. Je m'en mets plein les doigts mais je réussit. Je retourne donc à la salle de bain pour me nettoyer. C'est une horreur à faire partir.

« Heureusement qu'aucun des murs n'est tapissé. Muriel va sans doute avoir une attaque en voyant l'état du bureau. »

J'en profite pour me passer de l'eau chaude sur le visage. Je vérifie une dernière fois mes mains et me sèche, on ne voit presque plus rien. Au moment où je jette un œil à ma mine dans le miroir de l'évier, mon cœur manque un battement. Quelqu'un est assis au bureau ! Avant que je me retourne en proie à la panique, j'ai juste le temps d'apercevoir deux points jaunes lumineux sur une silhouette sombre. Ça me scrutait. Mais il n'y a rien quand je fais face à ma chambre, le sang palpitant dans mes tempes. Toujours la même tâche d'encre. Je cligne des yeux et me prends la tête dans une main.

— Je vais descendre, prendre un bon repas et partir en balade. Il faut que je décompresse, me dis-je.


J'ai parlé de la machine aux Kemener. Muriel avait l'air embêtée mais Yann m'a gentiment garanti qu'il s'occuperait de tout. Ma gêne n'arrange rien, j'ai beau marcher au bord de la falaise par un temps magnifique, je ne peux m'empêcher de tourner et retourner mes pensées de ce matin. Qu'est-ce qu'il c'est passé cette nuit ? Je suis persuadé de rater quelque chose. C'est comme si l'on avait scellé une partie de mon esprit. Ça doit ben faire deux heures que je marche en ligne droite, la tête dans les épaules, avec mes pensées et le poids de mon sac à dos comme seuls compagnons de route. Quelque chose attire mon attention un peu plus loin. C'est une chapelle en pierre blanche, au toit de tuile surmontée d'une croix en métal rongée par la rouille. Je presse le pas pour m'en approcher. La présence d'un tel bâtiment dans un coin aussi reculé m'intrigue.

Vue de plus près, la bâtisse est en piteux état : la pierre est usée par l'air marin, le toit ne semble pas avoir été entretenu depuis des années et lorsque je pousse la petite porte en bois faisant office d'entrée, elle manque de me rester dans les mains. J'entre sur la pointe des pieds en attendant que mes yeux s'habituent à la pénombre. Je discerne une unique rangée de bancs mal alignés sur le sol de pierre jonché brins d'herbe et de feuilles mortes. Je m'avance vers l'autel derrière lequel est accroché un Christ en croix, dont la peinture a terni au fil des ans. Je remarque, surpris, que quelqu'un est à genoux devant l'autel. J'entends les murmures d'une prière. En m'approchant d'avantage je constate qu'il s'agit d'une vieille femme en robe sombre, elle tient un chapelet dans ses mains. Je m'assieds sur un banc en tâchant bien de faire le moins de bruit possible.

« Depuis combien d'années est-elle la seule à venir ici ? »

Sa mélopée a quelque chose d'envoutant et de... désagréable. Je ressens un certain malaise depuis que je suis entré. Maintenant que je suis assis, immobile, j'ai comme des fourmillements le long des articulations et j'éprouve l'envie de me gratter. J'ai du mal à lever les yeux vers la croix au fond de la salle, j'ai l'impression que derrière ses yeux de bois vermoulus, il m'observe.

La litanie a cessée. La petite vieille c'est tournée vers moi et a ses petits yeux plissés rivés dans les miens. Elle se balance d'avant en arrière en tournant et retournant son chapelet. Elle se met à murmurer quelque chose et recul vers l'autel, elle a l'air effrayée. Je me lève alors que les démangeaisons se font plus intenses.

— Excusez-moi si je vous ai dérangé, fais-je en contournant le banc pour me diriger vers la porte.

Elle pousse un petit gémissement et s'enfonce encore plus loin au fond de la chapelle que je quitte en me frottant le dos. Mon malaise finit par s'estomper. Je laisse ce lieu oublié du monde et son étrange occupante derrière moi, mais j'ai du mal à comprendre la réaction de cette vieille femme. On aurait dit qu'elle avait peur de moi. En continuant un peu plus loin, je trouve un banc de pierre où je m'installe pour pic-niquer. J'en profite pour songer à mon travail. Je suis censé avoir finit mon livre avant la fin de l'année, au-delà l'attente sera retombée. C'est un véritable dilemme : prendre son temps pour s'assurer de la qualité de son oeuvre, ou respecter les contraintes de temps pour satisfaire les lecteurs et les éditeurs ? Cette question me rend malade et m'empêche de profiter pleinement de mes vacances.

Il faut que j'écrive. Sinon je ne pourrais pas être en paix.

Je reste encore assis un moment, jusqu'à ce que le soir tombe, espérant toujours que fixer l'immense étendue bleu devant moi réussisse à m'apporter un peu de quiétude. En vain. Je dois écrire. J'empoigne donc mon sac et fais machine arrière jusqu'à la pension.


— Vous avez meilleure mine mon petit !

Muriel m'accueille avec ces fameuses maniques. À en juger par l'odeur, je dirais qu'elle nous a préparé un gratin. Il faut que je fasse attention ou je vais prendre vingt kilos avant même d'avoir passé la première semaine de mon séjour. Je pose mon manteau et me rend dans la salle à manger. J'y trouve Yann, penché sur une planche de liège posée sur la table. Il semble trier des aiguilles dans une petite boite. Je m'approche et l'observe déposé méthodiquement des feuilles de papier calque sur les ailes d'un grand papillon aux ailes rouges et noires. Il prend plusieurs épingles et s'en sert pour maintenir le papier en place , de façon à aplanir les ailes. Je m'approche un peu plus, les yeux rivés sur es aiguilles. Concentré sur sa tâche, Yann saisit une autre épingle et l'enfonce dans le thorax de l'insecte. J'entends la pointe de métal froid crisser quand elle le transperce de part en part. Je me surprends à apprécier ce son et me mord l'intérieur des joues, mû par une fascination morbide. Je sers le poing et mes phalanges craquent.

— Ah c'est vous mon garçon. Dites, on dirait que vous avez repris des couleurs !

Je secoue la tête en clignant des yeux. Yann me regarde en souriant derrière sa barbe.

— Merci, je répond. J'étais en train de vous regarder faire.

Ses petits yeux scintillent.

— Ah ! Celui-ci est spécial. Je l'ai attrapé juste après votre départ, à deux pas de la maison. Figurez vous que j'ai beau chercher dans mes livres, je ne trouve cette espèce nul part. Étonnant n'est-ce pas ?

Je hausse un sourcil en avisant de nombreux livres empilés sur un fauteuil.

— Intéressant en effet, je répond.

— C'est prêt ! nous crie Muriel depuis la cuisine.


Le dîner était différent. J'ai eu l'impression de mieux l'apprécier, je me suis encore resservi. Les Kemener n'ont pas arrêté de me faire des remarques sur ma "bonne mine" et  les "effets curatifs du bon air marin". Cela m'a un peu remonter le moral et c'est avec un nouvel entrain que je m'installe au bureau de ma chambre, reluisant depuis que Yann l'a complètement nettoyé.

Je déborde d'idée. Les mots fusent à travers mon esprit pour s’agencer les uns à la suite des autres à la perfection. Je noirci ainsi plusieurs dizaines de pages. Je suis plus osé dans mon écriture, je m'amuse avec le style, jongle avec la langue. J'ai envie d'être moins sage tout à coup, d'en dire plus. À vouloir être trop prudent, j'ai moi même enchaîné mes écrits. Des frissons me parcourent le dos, de l'électricité coure le long de mes doigts lorsque mes mains volent au dessus de la machine. Chaque fois que je frôle une touche mon cœur s’emballe, le sang palpite dans mes tempes. J'en tremble presque. J'enchaîne les pages à une vitesse folle, sans m'arrêter.

J'ajoute un dernier point. Exténué, je m'appui sur le bureau en haletant. Je relis mes pages, satisfait du résultat. Avec du recul, ce changement brusque de ton va sans doute plaire. De l'inattendu, c'est excitant.

C'est avec l'esprit tranquille que je me couche cette nuit. J'ai commencé à remonter la pente. Je me mettais volontairement des barrières mais ça me ralentissait. Je me prenait la tête pour des conventions futiles. Maintenant je me sent libre.


Je suis debout, les yeux grand ouverts, au milieu du couloir. Encore une crise de somnambulisme ? J'ai un drôle de goût au fond de la gorge, un mélange âpre et et amer. Franchement désagréable. Le couloir est plongé dans l'obscurité, je porte la main à ma bouche et constate qu'elle est recouverte d'une sorte de peinture noire qui dégage une odeur que je reconnais. J'ai un déclic et mon visage a une mouvement de recul.

C'est de l'encre.

J'entend un bruissement de l'autre côté du mur, dans la salle à manger, comme une bourrasque. Je n'entends pourtant pas de vent à l'extérieur. Je m'approche de la porte sur ma gauche et regarde à travers le carreau. Il fait un noir d'... je ne vois rien. Brusquement, la porte s'ouvre et la lumière se fait dans la pièce. Un éclatant rayon de lumière blanche éclaire la grande table. Yann est allongé dessus, les bras en croix, la bouche ouverte. Il respire. Un magnifique papillon rouge et noir volette au-dessus de son visage. Je m'approche, prudent.

— Yann ? Vous allez bien ? Répondez-moi.

Il ouvre les yeux d'un coup et pousse un gémissement étouffé qui se transforme en raclement de gorge, puis en râle lent et profond. Je me précipite pour le rejoindre et lui empoigne le bras. Mon ombre s'étend dans la pièce quand je me campe dos à la lumière.

— Yann ! Vous m'entendez ?

Il convulse au rythme d'une violente quinte de toux, son visage devient rouge cramoisie. La toux se calme mais il reste crispé, le visage figé dans un rictus de douleur. Un gargouillis spongieux remonte de son estomac. Il ouvre la bouche encore plus grand. Une nuée de papillon rouges et noirs s'échappe du fond de sa gorge et me vole en travers du visage. Je pousse un cris et tombe à la renverse. Les yeux de Yann se révulsent. Un flot noir coule de sa bouche. Je l'entends suffoquer quelques seconde, son corps est parcouru de spasmes. Je le regarde se raidir, tremblant d'effroi. Les papillons tournoient au plafond en un cercle parfait, projetant des gouttelettes d'encre qui viennent me moucheter le visage. Je rampe sous la table et me prend la tête dans les mains.

C'est la faute de cette foutue machine. Je me souviens des nuits précédentes. Ça ne peut pas être un rêve, je le sais maintenant. Je reste prostré sous  la table, les genoux ramenés au menton, priant pour que l'affreux bruissement d'aile se taise. Des gouttes noires continuent de tomber, le sol en est presque entièrement recouvert.

Des halètements, dans le couloir. Des pas, traînants sur le carrelage, qui pénètrent dans la salle à manger. Je m'enfonce encore plus sous la table, priant pour que ce qui vient d'entrer ne me trouve pas. Ça se rapproche. C'est maintenant tout près de la table. Un rire saccadé, essoufflé. C'est juste en face de moi. J'entrouvre un œil. J'étouffe un cris.

Une monstrueuse tête de papillon braque ses énormes yeux globuleux sur mon visage. Il est posté sur deux pattes chitineuses et poilus. Une main longue griffue est tendue dans ma direction. Je pousse un hurlement de terreur en m'éloignant le plus possible de cette chose ignoble. Un filet de bave noire coule entre des dents humaines, taillées en pointe. Je m'égratigne les coudes en reculant sur le dos, je n'arrive pas à détacher mes yeux. Elle m'attrape la jambe et me tire avec une force impressionnante de l'autre côté. Mes doigt rappent le carrelage quand j'essaie de m'extraire de l’étreinte de la créature. Elle est au dessus de moi, et me bloque les bras à m'en faire mal. De la bave m'atterrit sur le visage, je ferme les yeux en réprimant un haut le cœur. Elle me soulève par les épaules et me charge sur ses épaules marbrée d'excroissances douloureuses. Placé de façon à voir son dos, je vois deux paires d'ailes rouge  et noires tombantes et traînant dans son sillage avec un bruit de papier de verre. J'essaie encore une fois de me débattre. Dans un grognement elle me rajuste sur son épaule et, au moment où nous passons la porte, elle frappe brutalement ma tête contre le montant. Je m'évanoui.


j'ai la tête qui tourne, mon estomac me hurle son malaise. À en juger l'odeur rance qui emplit ma bouche et mes narine, j'ai certainement vomi. Je suis suspendu la tête en bas, contre un mur, je ne peux pas bouger la tête. Quelque chose frappe le béton en faisant trembler mes appuis. Une douleur intenable me fait hurler à la mort. La créature cogne un marteau contre d'épaisses tiges de fer plantées dans mains et mes pieds. De grosses larmes dégoulinent le long de mon front, je sers les dents en essayant d'oublier la souffrance glacée des pointes d'acier qui traversent ma chair. Je suis dans la chambre des Kemener, la télé est toujours allumée et pleine de neige grésillante. Une fois sa besogne terminée, la chose se tord pour mettre son horrible tête à ma hauteur.

— Vous avez meilleure mine mon petite.

À ces mots prononcés d'une voix discordante, j'ai un hoquet et manque de m'étouffer.

— Muriel ?

Ma voix est éteinte, éraillée.

Elle ne répond pas, se dirige vers la télé et l'arrache d'un coup sec, la neige s'arrête. Elle approche le poste de mon visage, je peux presque sentir le fourmillement électrique qui parcourt l'écran éteint.

Deux points apparaissent. Jaunes. Brillants. Ils se rapprochent. La chose à moitié humaine murmure un chant envoûtant et guttural. Ma tête va exploser, la douleur dans mes mains et mes pieds est insoutenable. Je crois que mon corps va se déchirer. Les deux points se changent en deux yeux incandescents, brûlant d'une lumière dorée, hypnotisante. Je distingue un visage qui se dessine. Il approche de plus en plus près du fond embué du poste de télé. Ses traits son d'abords noir, indéfinis. Puis, au fur et à mesure qu'il remonte, son faciès s'affine pour révéler celui d'un homme. Beau. C'est la première idée qui me vient à l'esprit en le voyant. J'en rirait presque si je n'étais pas autant attiré par ses yeux. Il traverse l'écran comme on traverse la surface de l'eau. Je sent son souffle sur mon visage. Suivent des épaules, des bras, une main qu'il me tend. je distingue d'étrange reflets rouges, comme des écailles. Il est assez près pour venir caresser mon visage du bout de ses longs ongles noirs. Une deuxième main paraît. Il m'agrippe l'arrière de la nuque, ce qui m'arrache un gémissement de douleur. Il sourit, révélant quatre canines semblables aux crochets d'un serpent. Je sent un grand froid m’envahir, j'ai du mal à penser, il approche un peu plus mon visage du sien et ouvre lentement la bouche. Une langue serpente autour de ses crocs et vient rapper contre mes joues. Le froid se répand encore, mes muscles se relâchent, je ne sent plus aucune douleur.

Je pense à mon livre.


Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Jb Desplanches ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0