Ma-man

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Paris, 13 juillet 2016. « Ma-man !... Ma-man... » crie-t-elle, la voix cassée mais sonore, alors que je sors de sa chambre, dans cette résidence médicalisée pour personnes âgées. Elle, c’est ma mère, quatre-vingt-onze ans, qui vit ces dernières années de vie dans cet EHPAD du quatorzième arrondissement. Sa dernière ligne droite, accidentée par tant d’angoisses et de handicaps divers. Jadis elle fut professeur de Lettres, écrivain. Elle a joué au théâtre même. Sa vie a été vaste et mouvementée, riche et pleine. Elle a été résistante, adolescente, pendant la dernière guerre, été élue meilleure élève de Paris, présentée au Président Lebrun. Elle a aimé, détesté, couru, enseigné, élevé, bu, chanté, dansé… et tant d’autres choses… toutes ces choses sans importance qui font la vie et que l’on fait sans savoir à quel point elles sont précieuses… et tout ça pour finir en pauvre petite vieille recroquevillée dans ce petit lit, à appeler sa maman, morte depuis des décennies.

Je sors de cette chambre, sans me retourner, et marche dans ce long couloir vert-pomme qui mène à l’escalier, puis vers la sortie, l’air frais. Respirer. J’ai la gorge nouée, comme souvent lorsque je viens dans ces lieux. J’y viens tous les jours. Je marche dans ce long couloir lustré où se mêlent odeurs de détergents et d’urine, de selles. Je marche, les yeux brouillés de larmes, avec la voix de ma maman, derrière moi, au fond de sa chambre entrouverte, qui crie ma-man à tue-tête... ou bien mon Dieu... Je marche et je pleure.

Je marche en croisant d’autres pauvres vieux, hagards, qui marchent eux aussi, mais tout doucement, à petit pas, regard au sol, pour aller... nulle part. Sans but, ils sont eux aussi arrivés à leur dernière ligne droite. Au moins marchent-ils. De la chambre à la salle à manger... du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit, comme chantait Jacques Brel. Elle, en est du lit au lit... coincée, avec ces deux barrières de chaque côté, à fixer de ses pauvres yeux usés, le mur d’en face, où sont accrochées quelques photos qu’elle ne voit probablement plus.

Coincée dans son entonnoir vers la mort. Tout son univers s’est rétrécit. Notre univers, à chacun, se rétrécit, sans qu’on s’en rende bien compte en vérité, mais il se rétrécit, chaque jour un peu plus.

Je marche et je voudrais crier. J’ai mal et j’ai honte. Honte de ne pas rester. Honte de n’avoir pas su la calmer ce soir, détourner son regard, vide, du mur. Honte de ne pas lui tenir la main plus longtemps et réussir à apaiser sa douleur. Détourner ses pensées, lourdes, de la mort. Honte de ne pas pouvoir la ramener à la raison. Honte de ne pas pouvoir la ramener chez elle. Honte de la laisser appeler sa maman, toute seule, dans sa chambre, au bout du couloir alors que je m’éloigne vers la rue, vers le dehors de ce mouroir-prison, alors que je m’éloigne, moi, vers la vie, ma vie.

Dehors, les bals du 14 juillet s’organisent. Quelques tentes et tables se montent sur la place, rue Didot. On fera la fête ce soir, on dansera, on boira, on flirtera. Si elle n’était pas si sourde, sans doute entendrait-elle au loin, le flonflon de la musique, la pétarade des feux d’artifices, à défaut de les voir. Sans doute son regard s’illuminerait-il un peu alors… Mais elle n’entend plus, presque plus. Elle ne sera pas de la fête ce soir… ni plus aucuns soirs. Une à une les dimensions de son univers se rapetissent. Dans le silence et le flou, allongée dans son lit, sa tête ne résonne désormais plus que des souvenirs du passé qui débordent par milliers des cases où ils avaient été rangés, soigneusement, par la mémoire depuis si longtemps. Les images peuvent à loisir se mélanger, s’entrechoquer. Le temps n’existe plus. Les repères sont bannis. C’est peut-être une chance. Les amis morts depuis longtemps passent ainsi lui rendre visite, parfois ses frères et sœurs, qui sortent de leurs tombes, s’habillent de jolis habits colorés et reprennent momentanément le cours d’une vie qu’ils ont interrompue trop tôt, passant alors faire toc-toc à la porte de cette triste chambre. Son chat même, vient sans doute lui ronronner, au creux du cou, quelques tendres souvenirs, chercher quelques caresses qu’elle fait de sa main vide…

J'ai écrit, il y a quelques jours une nouvelle, et c’etait elle qui me l’avait raconté, celle de l’Augustin à Rochefort en Yvelines, son village natal. Il m’a semblé la voir esquisser un sourire lorsque je lui ai dit avoir écrit cette nouvelle. Je lui ai demandé si elle se souvenait de cette histoire… Elle a souri encore, en regardant le mur.

Parfois je me surprends à parler d'elle au passé... je dis "c'était elle..." inconsciemment, sans doute parce que je ne sais plus bien si elle est encore complètement là. J’ai honte de cela aussi. Si, elle EST là. Entre deux eaux. Un pied ici, un pied là-bas… ailleurs. Mystère du cerveau. Mystère de la vie. Certains jours elle m’embrasse la main. Je lui fais des bisous et elle rit. Elle me dit que « c’est bon ». Aujourd’hui elle ne m’a pas regardé. Elle n’a pas souri. Elle a fait, lentement, son signe de croix. Puis refait… et refait encore. Elle m’a dit qu’elle allait mourir. « Mais non maman, pourquoi tu dis-ça ?.. hein ? Tu ne vas pas mourir. Il n’y a pas de raisons...». Elle ne répond pas. Un autre signe de croix de ses mains tordues par tant d’années de gestes. Pas de raison de mourir, mais guère plus de raison de vivre non-plus. Elle est coincée dans ce no-man’s land cruel, cette salle d’attente à guetter son tour. Son tour qui viendra. Ce tour qui viendra pour chacun de nous.

Je ne me suis pas retourné ce soir. Je suis parti en pleurant et en la laissant crier, appeler sa maman. Je suis impuissant et j’ai honte. Mon cœur est lourd comme une pierre. Peut-être est-il une pierre d’ailleurs. Le sien bat, encore, lentement, obstinément chaud. Elle s’accroche à la vie alors que celle-ci se déchire en un long hurlement muet. Et moi je la regarde partir, jour après jour, sans pouvoir lui rendre tout cet amour. Elle m’a pourtant donné tant d’amour, tant sacrifié de jours de sa vie… et moi, je pars, comme ça. Je la laisse à son triste sort, son terrible sort, et je pars… sans me retourner dans ce long couloir vert, je pars faire mes courses au Monoprix, acheter des yaourts, du jus d’orange, des lardons et des œufs. Je vais faire une quiche lorraine ce soir… préparer un petit repas gai, alors qu’elle sera dans sa chambre, seule, triste… à appeler sa maman, à prier son Dieu et se signer en boucle, dans l’obscurité d’une nuit nouvelle passée dans ce lit aux barrières d’acier…

Moi je mangerai ma quiche. Et je pleure.

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Commentaires & Discussions

Ma-manChapitre6 messages | 6 ans

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