Suite et fin

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Le vent qui tourbillonnait dans la rue et qui, à peine arrivée, vint jouer dans ses cheveux, ce vent vif et intense, leste et rebelle, ce vent à nul autre pareil, ce vent avait son odeur. Ce parfum indéchiffrable aux notes de mer et de bruyère, cette haleine minérale et âpre, fraîche comme novembre, piquante et sucrée comme l’abeille. Elle le puisait à grandes inspirations, en gonflait lourdement ses poumons, s’y accrochait comme l’enfant au mamelon. Et son coeur battait, comme un cheval sauvage, comme la course des nuages, comme la pluie et l’orage, comme un oiseau sans cage, si vite, si fort… Elle resta ainsi hors du temps, offerte aux caresses du vent, s’abandonnant au bonheur grisant d’avoir réussi à traverser le continent. Elle y était presque. Alors elle se remit en route, le pas léger, et le vent semblait la pousser, l’inviter à courir. Malgré son empressement, elle prit le temps d’admirer Corvhel, cette ville qu’il aimait tant. La capitale semblait se serrer autour de la colline surplombée d’un vaste château, rude et austère comme la roche. Fière, rigide, à la beauté roide et abrupte. Et puis les nuages s’écartèrent et le soleil vint éclabousser les murs et les toits et la lande alentour d’une lumière extraordinaire. Alors elle comprit. Il n’est de mots pour décrire l’alchimie fabuleuse qui s’opère quand le soleil glisse ses doigts d’or sous le plomb du ciel et vient caresser le paysage Erevien. Il faut le voir. Il faut le vivre. Elyn voyait, et elle pleurait, et le vent, comme un ami, vint tendrement chasser ses larmes et l'entraîner plus loin.

Elle marcha et marcha encore, toujours plus vers l’ouest. Le vert lumineux des landes se colorait du violet des bruyères et, de plus en plus à mesure qu’elle se rapprochait de la côte, de l’or des ajoncs. Les villages nombreux lui offraient le gîte et le repas avec générosité. Puis, elle arriva à la mer, elle alla sur les falaises blanches et appela Esil, elle cria son nom aux vents et aux vagues. Mais le dieu ne vint point, ni ne lui répondit. Alors que le soleil s'abîmait dans l’océan, un homme imposant au cheveu rouge portant kilt et plaid de laine ainsi que ses trois fils aussi rouquins que lui la croisèrent et l’invitèrent à passer la nuit en leur demeure. Elle les suivit jusqu’à un petit groupe de fermes et tous s’attablèrent autour d’un bon repas. Elle leur conta son histoire et, non contents de la croire, ils lui proposèrent leur soutien.

Au matin, son hôte, ses trois fils et les autres hommes du hameau partirent jusqu’aux villages voisins quérir de l’aide. Les femmes se mirent à l’ouvrage et Elyn les regarda tisser de longs fils et les tresser en cordes. Plus tard, elle retourna vers la côte et descendit sur l’estran, contempla les nuages et le vol des goélands, écouta le doux bruit du ressac se rapprochant, attendit que vienne le dieu du vent. Le soir venu et comme les hommes n’étaient pas rentrés bredouilles, l’on fit bonne chère et l’on alla chercher de ces bouteilles de vins que l’on réserve aux grandes occasions. L’on veilla fort tard autour des braises, d’anciennes légendes furent contées et les dernières rumeurs échangées en riant. Elyn, bien sûr, fut au centre de l’attention, elle narra à nouveau ses aventures et son voyage et répondit aux questions emplies de piété qu’on lui posait sur Esil. Et les yeux brillaient avec ferveur quand elle leur décrivait le dieu du vent, ses visites et l’amour qu’il portait à ces terres et qu’il distillait dans chacune de ses histoires. Comme elle comprenait cette affection, assise au milieu d’eux à les écouter, partageant leurs rires et leur repas, émue par leur gentillesse et leur déférence. Les heures filèrent avant qu’elle ne s’endormît enfin, apaisée malgré le silence d'Esil, heureuse d’être là avec ces gens qu’elle connaissait à peine et aimait déjà.

Le soleil était haut lorsqu’elle se réveilla, tirée du sommeil par des cris de joie et des rires. Elle sortit de la petite grange où elle dormait et vit les villageois rassemblés à la lisière du hameau. Au dessus d’eux, une grande voile blanche voltigeait au vent, acclamée par les enfants à chaque cabriole. Elle s’approcha et ils l’entourèrent de sourires et de gestes de bienvenue. Les hommes halèrent l’écoufle jusqu’au sol et le lui présentèrent avec fierté. Il avait une forme vaguement triangulaire, un peu comme un rapace ou l’un de ces gros papillons de nuit que l’on croise en été. Doucement, elle caressa le tissus et retint un petit cri de surprise lorsqu’elle se rendit compte qu’il était constitué de dizaines de culottes cousues entre elles. Elle observa les Ereviens sans savoir que dire mais ils lui sourirent et son hôte aux cheveux rouges lui fit un clin d’oeil en s’exclamant que les vrais hommes ne craignaient pas quelques courants d’air. Ses fils et le reste du village approuvèrent joyeusement et elle ne put s'empêcher de rire avec eux. Ils lui montrèrent comment faire danser et virevolter la voile au vent. Puis, ils nouèrent les cordes à un solide piquet et entraînèrent Elyn pour partager un dernier repas avec elle. Ils retardèrent l’heure autant qu’ils le purent mais le moment du départ finit par arriver. Alors hommes, femmes, enfants, chacun leur tour, vinrent lui dire adieu, lui souhaiter bon voyage et lui transmettre leurs prières pour Esil. La jeune fille promit en pleurant de n’en oublier aucune et de revenir un jour les voir. Avec leur aide, elle se harnacha solidement à la voile, elle sentait le vent qui gonflait les culottes et tirait sur les cordes, pressé de l’emporter. Elle remercia une nouvelle fois les villageois, lâcha encore quelques larmes et puis se libéra de leur étreinte. Un instant elle resta là, à regarder leurs visages dont la rudesse ne pouvait cacher la chaleur, elle les grava dans sa mémoire puis le vent la prit, la souleva, l’enleva. Elle tourna la tête et regarda les quelques maisons du hameau rapetisser rapidement et devant elles, la petite foule qui agitait les bras dans sa direction. Lorsqu’enfin elle fut trop loin pour les discerner elle tourna son regard vers le ciel et s’adressa aux alizés qui l'entraînaient dans leur course.

Emmenez-moi auprès d’Esil, menez moi au dieu des vents car je l’aime.

Ils t’y conduisent déjà, mon aimée. J’ai longtemps attendu le moment où tu t’abandonnerais aux vents pour qu’ils puissent te guider jusqu’à moi.

C’était sa voix ! Il était là, près d’elle, chevauchant la brise avec grâce. Il tendit la main pour prendre la sienne et, en souriant, y déposa un doux baiser. Son coeur se mit à battre follement, de le voir ainsi, d’entendre sa voix, de sentir sa main sur la sienne. Elle plongea au creux de ses bras, respirant son parfum indéchiffrable de roche et de lande, et ferma les yeux pour mieux savourer le plaisir de l’avoir retrouvé, pour retenir quelques larmes aussi.

Alors les vents gonflèrent le large cerf-volant blanc et les emportèrent à travers les nuages jusqu’au céleste séjour de leur maître.

Ainsi commencent les amours d’Esil et d’Elyn. Ils n’eurent point d’enfants mais vécurent heureux et voyagèrent à travers Jall et au delà, là où seul le vent sait aller. Souvent, elle revint voir ses amis dans le village au bord des falaises, accompagnée du dieu ou non. Ceux là virent leurs prières exaucées et leur générosité récompensée. Longtemps ils contèrent l’histoire de la jeune fille qui aimait le dieu du vent et qui traversa le continent pour le retrouver. Leurs enfants continuèrent à la conter après leur mort et les enfants de leurs enfants après eux. En mémoire d’Elyn, jamais ils ne reportèrent de sous vêtements et la tradition finit par se répandre au reste du royaume. Si jamais vous croisez un Erevien ne portant pas de culotte sous son kilt, témoignez lui votre respect, celle de son lointain ancêtre flotte peut être encore là-haut, anonyme parmi d’autres au milieu d’un grand cerf-volant blanc.

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