Les amours d'Esil et d'Elyn

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Il y avait, tout à l’est d’une terre nommée Jall, une chaumière perdue au bout du monde. Elle avait la plage pour jardin, la mer pour horizon, pour unique compagnie quelques arbres et rochers. Une jeune fille y vivait seule. Elle était belle comme une fleur sauvage, les cheveux couleur d’automne et la peau rosée comme la neige au lever du soleil. Un soir de mai, alors qu’elle dînait, l’on frappa trois coups à la porte. Elle s’empressa d’ouvrir et fut surprise de découvrir un homme sur le seuil. Il avait fière allure malgré ses vêtements fins et simples et sa cape de voyage, grand et svelte, le port de tête altier et le corps sculptural. Il s’inclina pour la saluer et sa voix avait la douceur d’un zéphyr et la chaleur indolente d’un feu dans l’âtre.

Bonsoir, dit-il. Je me nomme Esil et je viens d’un lieu très loin à l’ouest d’ici. L’envie m’a pris de sillonner le continent et me voilà rendu en ses confins. La route fut bien longue et je n’ai plus assez de souffle pour m’en retourner chez moi. Accepteriez-vous que je reprenne mes forces chez vous cette nuit ?

La jeune fille y consentit, lui ouvrit sa porte et l’invita à sa table. Elle lui offrit pain de seigle et lait de chèvre avec une générosité peu commune et ils parlèrent sans gêne ni embarras jusque tard dans la nuit. Elle était ignorante du monde mais nulle sottise ne l’habitait, son esprit était vif et sa tête bien faite et Esil ne se lassa pas une seconde de sa conversation ni de ses questions. Il lui conta son long voyage, les landes venteuses et les forêts profondes, les déserts brûlants et les neiges éternelles, il siffla pour elle mille chants d’oiseaux et la régala d’autant d’histoires et de légendes. La nuit était vieille lorsqu’ils se couchèrent et la belle s’endormit des rêves plein les yeux. Au matin Esil lui offrit une écharpe tressée de nuages pour la remercier et s’en retourna en son foyer. La jeune fille reprit sa vie solitaire mais souvent elle repensait au beau voyageur et rêvait au monde merveilleux qu’il avait entrebâillé pour elle le temps d’une nuit.

Un mois s’écoula, l’océan enfanta vingt-neuf soleils qui allèrent mourir derrière les montagnes. La lente agonie du trentième se finissait lorsque trois coups résonnèrent à la porte. La belle vint ouvrir avec prestesse et espérance. C’était bien lui, mêmes cheveux ondulant dans le vent, même sourire brillant au fond des yeux, mêmes gestes graciles et voix bienveillante. Ils s’installèrent autour d’un repas aussi simple que savoureux et renouèrent conversation avec aisance et naturel. Elle avait pour lui des légions de questions armées d’oeillades émerveillées et pour elle cette ingénuité curieuse et désarmante que nul ne saurait faire languir d’un refus ou d’un trop long silence. Esil, pas plus qu’un autre, n’y parvint et s’appliqua gaîment à rassasier sa curiosité, il lui parla d’hommes et de cités, de rues et de cheminées, de navires aux voiles gonflées et de tours grimpant aux nuées. Il peignit de mots colorés mille tableaux d’ailleurs et conta tout autant de récits et d’anecdotes qu’elle emporta dans ses rêves quand le sommeil vint les cueillir au beau milieu de la nuit. Au matin Esil reprit la route non sans lui avoir offert une élégante cape en plumes de griffon. La jeune fille fut bien éplorée par son départ mais l’espoir de le revoir faisait battre doucement son cœur.

Un nouveau mois passa, l’été arriva et les fruits mûrirent. Elle les récolta en comptant les jours et quand, au soir du trentième, l’on frappa à la porte, elle se précipita si vite que l’écho du troisième coup n’était pas retombé que déjà elle étreignait son ami en ses bras. Elle savoura cette tendre embrassade, respirant son odeur légère et indéchiffrable, et comme il lui sembla bien qu’il goûtait lui aussi au plaisir des retrouvailles, son coeur se permit d’omettre quelques battements. Elle mangea d’un air distrait et ses questions autrefois virevoltantes et versatiles venaient désormais se lover autour d’Esil comme autant de papillons de nuit attirés par la flamme d’une chandelle. Et lui y répondait avec une égale obligeance et, s’il ne s’attarda guère sur lui en revanche ne fut-il pas avare en longue descriptions sur les landes et les falaises de son pays, sur le vent qui y fait danser l’herbe et y sculpte la roche, sur les hommes fiers et droits qui vivent là. Il ressuscita pour ses oreilles seules mille souvenirs et contes oubliés, des histoires d’hommes et de serments, des histoires où l’honneur et l’amour s'entremêlent et s’affrontent, des histoires, enfin, au parfum doux-amer de la vérité et qui ne finissent jamais ni vraiment bien ni vraiment mal. La nuit égrena ses heures ainsi, la lune finit par se lasser et alla se coucher bien avant eux. Au matin, malgré son désir, la jeune fille n’osa demander à Esil de l’emmener avec elle et celui-ci, après lui avoir remis un bracelet d’écume, s’en fut une nouvelle fois vers l’ouest.

Un troisième mois de solitude commença, les jours paraissaient bien longs à son coeur à l’abandon. Elle les passait à rêver et à attendre en regardant le vent ourler la mer et dodeliner ses champs. Quand le seigle blondit enfin, elle le moissonna de ses mains, vanna puis moulu le grain, de la farine fit du pain. Cela l’occupa bien et lorsqu’elle eut tout accompli, le mois touchait à sa fin. Le soir du trentième jour arriva, elle était si impatiente qu’elle attendit le retour d’Esil devant sa chaumière. Mais lorsqu’elle le vit apparaître ce ne fut pas descendant des montagnes ou sortant des bois mais chevauchant une douce brise. Elle resta bouche bée de surprise alors qu’il atterrissait adroitement, elle ne courut pas vers lui comme cela avait été son intention. Lorsqu’il s’approcha, l’air peiné, et bien qu’elle s’en voulut aussitôt, elle ne put refréner un mouvement de recul. Une question remonta dans sa gorge, se frayant un passage douloureux parmi tous les mots qu’elle avait désiré prononcer, qu’elle avait rêvé lui dire, qui ne voulaient plus sortir désormais, formant des noeuds et cédant la place à d’autres.

Qui es-tu ?

Je suis un dieu, lâcha-t-il, Esil, dieu du vent et de l’honneur.

Elle en connaissait bien peu sur les dieux et, ne sachant que faire lorsqu’on en rencontre un, elle s’agenouilla front contre terre, le coeur gros de chagrin et vide comme une outre percée, comment avait-elle pu croire qu’il l’emmènerait avec elle, comment avait elle pu imaginer vivre à ses côtés dans ce pays lointain, comment ? Tous ses rêves et ses espoirs s’évaporaient face à la cuisante vérité et pour chacun d’eux une larme brûlante venait endeuiller la terre nue d’une tache sombre. Esil vint se pencher à son côté et d’une main douce la releva.

Je ne veux point de courbette ni de prosternation, non plus d'idolâtrie, d’adoration pas davantage, chuchota-t-il doucement. Ne peux-tu me voir comme avant ? Et comme la jeune fille secouait la tête avec désespoir, il poursuivit, suppliant. Cela change-t-il donc tant de choses que je sois un dieu ?

Tout, eut-elle envie de hurler, tout, mais c’était trop dur de parler et le mot se contenta de lui brûler le ventre sans sortir alors qu’elle acquiesçait misérablement. Heureusement, il n’insista point et elle le laissa la porter jusqu’à son lit comme si elle n’était qu’une plume entre les bras du vent. Au fond n’était-ce pas le cas ? Elle se recroquevilla dans son lit, les joues salées de chagrin et, peut-être les émotions l’avaient-elles épuisée ou bien usa-t-il de magie, elle s’endormit sans délai.

Au matin Esil était parti. Avait-il seulement passé la nuit ici ? Le soleil seul baignait de lumière la chaumière lorsqu’elle s’éveilla, le coeur lourd de regrets. Elle se leva et promena un regard vide sur son foyer et elle le connaissait si bien que ses yeux s’accrochèrent au flacon comme le doigt de l’artisan au défaut de son ouvrage. Il brillait comme un diamant, diaphane sous les rayons solaires, et après ses yeux c’est son espoir qui s’y accrocha, bientôt rejoint par ses mains. Elle l’ouvrit et un tendre zéphyr en sortit, portant l’écho de sa voix.

Ma chère amie, je m’en retourne chez moi.

Je ne reviendrai pas, je ne demanderai plus aux vents de vos nouvelles, je ne traverserai plus le continent chaque mois jusqu’à vous. Pour autant je ne vous oublierai pas, je suis le gardien des serments et je garderai votre souvenir en ma mémoire comme la plus précieuse des promesses. J’ai un ultime cadeau à vous offrir, un nom pour celle qui n’en porte pas. Soyez heureuse, Elyn. Adieu.

La brise se dissipa et les mots avec elle. La jeune fille resta là, perdue dans ses pensées, savourant du bout des lèvres son nouveau nom. Elyn... Elle demeura ainsi longtemps, lorsqu’elle eut faim elle mangea, lorsqu’elle eut soif elle but et quand le sommeil vint alourdir ses paupières elle s’y abandonna sans lutte. Une nouvelle aube se leva, acclamée par un rossignol dont le chant sémillant tira la belle du sommeil. Elle écouta l’oiselet joyeux sans que cela ne réchauffe son coeur.

Pourquoi avait-elle réagi ainsi ? Elle l’ignorait maintenant et sa peine était grande et ses remords amers. Certes il était un dieu et elle une humaine, cela n’avait pas empêché que de lui elle s’éprenne et il l’aimait aussi, elle en était certaine. Elle se remémora les quelques soirées passées avec lui et elle prit sa décision. Cette fois c’est elle qui irait à sa rencontre, elle qui viendrait frapper à sa porte, elle qui s'excuserait et le supplierait de bien vouloir lui pardonner. Elle marcherait droit vers l’ouest, en direction de la merveilleuse et lointaine contrée qu’il lui avait tant décrite et où il résidait. Elle se prépara, rangea et nettoya sa demeure du sol au plafond, emporta quelques affaires dans un baluchon, revêtit son écharpe, sa cape et son psellion. Enfin prête, elle quitta sa petite chaumière sans un regard en arrière. Ne croyez point qu’elle n’eut pas le coeur serré de partir ainsi, bien au contraire, sans doute aurait-elle versé quelques larmes si elle s’était retournée. Mais elle ne le fit point, elle avança droit devant elle et s’enfonça à travers bois et futaies.

Le monde est vaste, la route est longue, Elyn marcha des jours sans s'arrêter, elle gravit les montagnes escarpées et suivit les vallées encaissées, dormit sous la voûte étoilée et se lava en des torrents glacés. Elle usa ses pauvres bottines, grelotta sous le vent et la bruine, se nourrit de baies et racines, jamais ne se plaignit ni ne courba l’échine. Cela faisait déjà un moment qu’elle avait, par manque de doigts, cessé de compter les jours lorsqu’elle rencontra son premier village. Ce n’était que quelques chaumines et fermettes plantées là sans cohérence mais qui avaient pour la jeune fille ces charmes merveilleux et fascinants qui n’éclairent d’ordinaire que les yeux des enfants. Quelques familles vivaient là qui lui firent bon accueil, elle mangea à leur table, put dormir bien au chaud dans le foin nouveau et, s’ils ne savaient où vivait le dieu des vents, ils l’instruisirent aimablement de la présence voisine d’une ville d’envergure. C’est reposée et revigorée qu’elle leur fit ses adieux et se remit en chemin. Elle ne marchait plus à travers forêts et pâtures mais sur un petit sentier joliment sinueux. Le sentier devint chemin de terre, le chemin se fit route de pierre, la route la mena à la ville altière. Derrière d’imposantes murailles, les hautes maisons s’enroulaient autour d’un pic rocheux et les cheminées crachant des flots de fumée finissaient de donner à la cité des allures de volcan. Elyn était assaillie de sensations inconnues et sa tête lui tournait à force de regarder de toutes parts. Nouvelles couleurs, nouvelles odeurs, nouveaux bruits et partout des humains, grouillants et pressés, de tout poil et de toute taille. Il y en avait de beaux et d’élégants, d’autres sales et repoussants, des inquiétants au regard sombre et des avenants qui vendaient denrées et camelote. Lorsqu’elle se fut un peu habituée à la foule citadine, elle posa ses questions. Connaissez vous Esil ? Je vous en prie, savez-vous où il habite ? Demandait-elle poliment. Mais les passants riaient ou la regardaient avec méfiance en pressant le pas. Elle continua néanmoins sans se lasser, interrogeant gardes et marchands, bourgeois et mendiants, femmes et enfants. On lui conseilla finalement d’aller voir le vieux fou au sommet du pic, peut-être que lui pourrait l’aider.

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