Belle mort

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Dès le moment où je les vis arriver, je sus que les choses allaient changer, qu’enfin le barrage se débloquerait. Pour moi, c’était un symbole d’espoir, une chance inespérée. Pour eux, seulement le début du cauchemar.

Ce matin-là, j’étais dans l’état dans lequel je me trouvais le plus souvent à cette époque. Un état, une torpeur de vide glacé, dans lequel l’on attend des larmes qui ne viennent pas. J’entendis alors un bruit de crissement sur le gravier, et me tournai juste assez pour voir une grosse voiture rouge garée devant la vieille maison, immédiatement suivie par un camion de déménagement. Un couple et une petite fille sortirent de la voiture. Ils contemplèrent leur nouvelle demeure, échangeant des mots que je ne comprenais pas d’où j’étais. Aucun d’eux trois n’eut l’idée de regarder en direction du petit soupirail de la cave, fort heureusement pour moi.

Toute la journée je les entendis déménager les meubles, avec comme fond la musique que débitait une radio. Les voisins, au fur et à mesure, venaient leur souhaiter la bienvenue, restant parfois pour leur donner un coup de main. Pour la première fois je me demandai à quoi pouvaient ressembler les étages de la vieille maison. Moi, quand j’y étais entré, il faisait nuit noire et j’étais trop mal en point pour m’en soucier.

Au soir, les bruits de leur repas me parvinrent, puis ceux du rangement de la cuisine. J’étais toujours plongé dans ma torpeur. Soudain, sans crier gare, la porte de la cave s’ouvrit sur la petite fille. Je n’eus pas le temps de réagir que déjà elle m’avait vu. Sa bouche s’ouvrit de surprise, puis elle la referma. Elle paraissait apeurée. Aussitôt je voulus la rassurer :

- Ne crains rien, petite fille.

Elle ne réagit pas, me fixant avec des yeux ronds. Je décidai de continuer à lui parler :

- Moi aussi j’avais une petite fille. Elle s’appelait Ida. Elle aimait beaucoup jouer près du lac du jardin.

Elle continuait de me regarder d’un regard pénétrant. Je continuai sur ma lancée :

- Elle est morte quand elle avait six ans. Un jour, elle a vu un petit oiseau tomber dans l’eau. Elle a voulu le sauver mais est tombée elle aussi. Elle ne savait pas nager. Nous n’avons pas eu le temps de la secourir qu’elle était déjà morte.

Les larmes me vinrent, avec une douceur insupportable. Alors, la petite fille sourit.

- C’est une belle mort, dit-elle d’un ton assuré.

- Tu crois vraiment ?, je lui répondis.

C’est alors que des pas retentirent dans l’escalier. Son père apparut sur le seuil de la cave.

- Lise ? Qu’est-ce que tu fais dans la cave ? C’est l’heure de dormir.

- Je parle avec le monsieur, dit-elle en gardant les yeux fixés sur moi.

- Tu dis des bêtises, il n’y a personne dans cette cave. Allez, au lit !

Mais la fillette continuait de me regarder. Je secouai légèrement la tête de droite à gauche, pour bien lui signifier qu’elle ferait mieux d’écouter son père.

- Oui, finit-elle par dire avant de quitter la cave.

Son père restait là, regardant dans ma direction. Je savais qu’il ne me voyait pas, mais son expression en restait troublante. Peut-être ressentait-il ma présence, ou tout simplement était-il fatigué ? Son épouse le rejoignit bientôt et posa sa main sur son épaule.

- Qu’est-ce qui te préoccupe ?, lui demanda-elle.

- Rien, répondit-il.

Ils restèrent un instant sans bouger. Puis soudain, il se retourna et dit son épouse :

- Ou plutôt si. J’ai une impression bizarre. Comme si ... comme si l’on n’était pas seuls ici. Comme si quelque chose n’était pas à sa place.

Elle s’approcha de lui et l’embrassa tendrement. Il la repoussa doucement, pour terminer de dire ce qu’il avait sur le cœur :

- J’ai fait un cauchemar, cette nuit. J’ai rêvé de mort. Nous étions debout et Lise, notre Lise ne bougeait plus.

- C’est le changement. Tu vas t’y habituer. Notre Lise est en sécurité et pleine de vie. Oublie ce cauchemar.

- Tu as raison, lui répondit-il.

Il la serra brièvement contre lui puis quitta la cave. Elle le suivit et la porte se referma sur eux.

Je me plongeai dans une réflexion. Lise avait dit que ma fille avait eu une belle mort. Moi-même je ne m’étais jamais demandé ce qu’était une belle mort. Peut-être une mort digne, une mort sans souffrance ? Ou alors une mort calme, dans laquelle on glisse lentement ? Mais une mort à six ans ? Cela ne peut pas être une belle mort, c’est impossible !

Le lendemain, tôt le matin, Lise vint me voir. Elle se faufila discrètement dans l’escalier de la cave, puis poussa la porte et la referma avec un luxe de précaution.

- Bonjour, me dit-elle.

- Bonjour, Lise.

Elle me sourit, et je ne pus m’empêcher de lui poser la question qui me taraudait l’esprit.

- Pour toi, c’est quoi, une belle mort ?

Elle parut surprise, mais me répondit aussitôt :

- Ben... une mort pour sauver l’autre. Une mort où l’on a voulu être généreux.

- Ida a voulu être généreuse, je murmure.

- Alors, c’est une belle mort, conclut-elle.

Elle était sûre de son fait. Je vis qu’elle allait me poser une question mais je l’arrêtai d’un geste. Pour la première fois, j’avais le besoin de parler à mon tour, de me libérer. Je plongeai mon regard gris dans ses yeux pétillants et commençai à parler :

- Moi je n’ai pas eu une belle mort. J’étais un soldat et c’était la guerre. J’avais chopé une saleté de maladie. Des amis ont décidé qu’il valait mieux que je quitte les tranchées, sinon j’y resterais pour de bon. Un soir, ils m’ont amené ici. J’étais couché sur un brancard, porté par deux d’entre eux. La maison était vide. Ils m’ont amené à la cave où ils m’ont allongé sur un lit. Ils m’ont laissé de l’eau et de la nourriture et sont partis avec la promesse de revenir bientôt.

Mais ils ne sont jamais revenus. Je suis resté là des semaines entières, avec pour seul compagnon le désespoir. Chaque soir, j’entendais les rats courir autour de moi. Mais je luttais contre la maladie, fort de l’espoir de m’en sortir. Puis un jour, un homme qui longtemps avait été mon rival a débarqué. Il tenait dans sa main un revolver. Il m’a souri, a prononcé mon nom, puis m’a tiré une balle dans la poitrine. Puis il est parti en sifflotant, et moi je suis resté là. Mort. »

Elle ne souriait plus. Son visage exprimait une douleur immense.

- Qu’est-ce qui s’est passé après ?, demanda-t-elle.

- C’est le prêtre du village qui a retrouvé mon corps. Je crois qu’il l’a enterré dans le petit cimetière à côté de l’église. Mais ma conscience est restée ici, dans cette cave. J’y suis enfermé.

La petite fille tendit la main vers moi mais des bruits de pas se firent entendre au rez-de-chaussée. Elle s’éclipsa.

Au fond de moi je compris que le processus s’était enclenché. Enfin. Ma libération était proche.

Elle revint en fin d’après-midi, amenant avec elle un grand sourire :

- Je suis allée au cimetière, m’annonça-elle, et j’ai trouvé ta tombe. J’ai demandé au prêtre où avait été enterré un monsieur retrouvé dans la cave de cette maison et il m’a montré où. C’est tout au fond, près d’un grand arbre. J’ai balayé la pierre et j’ai mis des fleurs dessus. Maintenant, elle est très jolie.

Je ne pus que lui adresser un sourire triste.

Elle ne revint pas me voir avant le lendemain soir. Elle ne souriait pas. Moi, j’étais mélancolique en repensant à ma tombe dans le cimetière.

Elle inspira longuement avant de dire :

- J’ai compris que tu n’es pas là-bas, au cimetière. Tu es ici. Alors, j’ai été recherché les fleurs sur ta tombe.

Et elle déposa devant moi un bouquet de lavandes. L’odeur des fleurs parvint à mes narines. Je me penchai et caressai les lavandes. Bien que dépourvu de capacité de les sentir, j’imaginai la douceur de leurs pétales sous mes doigts. Je me redressai et dis, sincèrement :

- Merci. Merci beaucoup, Lise.

La nuit suivante débarqua son père. Son regard était effrayé. Il regarda dans tous les recoins de la cave, cherchant quelque chose qui lui ferait peur. Il vit le bouquet de lavandes et s’arrêta de respirer un moment. Puis il l’écrasa rageusement sous son pied et se mit à parler :

- Qui que vous soyez, montrez-vous !, gronda-t-il.

Il ne me voyait pas. Enfin, il scruta à nouveau chaque mètre carré du sol avant de remonter en claquant la porte.

Je ne savais que penser. Quelqu’un avait peur de moi. Moi-même, de mon vivant, j’aurais eu peur. Et je ne savais pas comment me le justifier.

Le lendemain après-midi Lise revint. Elle me parla de son ancienne maison, puis me montra des dessins qu’elle avait faits. L’un d’eux la représentait avec un homme tout gris et blanc, moi, qui lui tenais la main.

- Tu n’as pas l’air heureux, me dit-elle. J’espère qu’un jour tu pourras partir et qu’alors tu seras heureux.

Soudain son père surgit de de l’escalier. Il tenait dans ses mains tremblantes une carabine. Son regard était fou. Terrorisant et terrorisé. Il cria à sa fille :

- A qui parlais-tu ? Dis-le-moi, Lise, à qui parlais-tu !

Le visage de la fillette exprimait l’effarement. Sa mère arriva derrière elle, stupéfaite. Son père brandit la carabine devant lui, droit sur moi :

- Je sais que vous êtes là, même si je ne vous vois pas !, hurla-t-il, le visage déformé par la rage et la terreur. Vous n’avez pas le droit d’être ici ! Partez d’ici, ne vous approchez jamais de ma fille !

C’est alors qu’il m’aperçut. Ses traits se décomposèrent. Il leva plus haut la carabine, droit vers mon visage, et tira.

Mais Lise avait sauté. Elle avait sauté au-devant de la carabine pour sauver son ami. La balle la cueillit en plein cœur. Le choc l’éjecta vers moi et je la rattrapai dans mes bras.

Je vis son père tomber à genoux. Je vis sa mère s’effondrer. Et je vis Lise. Je vis son corps puis je la vis elle. Elle se relevait. Je sus alors qu’il était trop tard pour elle.

Alors, je pris la petite fille par la main et m’en allai avec elle vers la lumière. Vers cette phosphorescence qui m'était jusqu'alors inaccessible. Vers ce monde nouveau pour moi dont je ne connaissais que la porte.

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