Chapitre 13 (cinquième partie)

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Durant les jours qui suivirent, Ilya lutta contre la mort. Les Grandes-Mères restaient constamment auprès d'elle, du moins, il y en avait toujours une avec elle. Elles invoquaient aussi régulièrement les esprits. Kaarg ne la quittait pas, de même que sa mère ou sa soeur qui se relayaient également. J'allais lui rendre visite au moins une fois par jour, parfois deux quand les Grandes-Mères me faisaient appeler. J'amenais toujours son bébé avec moi, pour la lui montrer.

Lors de ma première visite, Ilya ouvrit à peine les yeux, mais distingua quand même le bébé. Je la vis tenter un mouvement de la main et la Grande-Mère du Clan du Renne qui se trouvait à ce moment-là avec nous l'aida à lever sa main et à la poser sur le front du bébé.

- Elle va bien, dis-je d'une voix émue. Je prends soin d'elle, Ilya. Ne te fais pas de souci pour elle. Elle mange bien et j'ai du lait pour deux enfants. Repose-toi et bientôt, tu pourras t'en occuper.

Mon amie n'avait pas répondu, ses yeux s'étaient refermés et elle s'était simplement rendormie. En quittant la tente, je pleurais et Arouk avait dû s'employer longuement pour me réconforter. Ce qui apaisait quelque peu mon chagrin et mes inquiétudes, c'était de savoir qu'en prenant soin de la petite fille d'llya, j'aidais ainsi au mieux mon amie et aussi Kaarg.

Quand ce dernier ne pouvait rester avec Ilya, il venait nous voir et prenait la petite fille dans ses bras, la cajolait. Il ne restait jamais seul. Il y avait toujours un homme, souvent de l'âge de nos pères, qui l'accompagnait ou demeurait avec lui. Arouk, Lorg, Gourn ou l'un des chefs, étaient souvent présents, mais aussi Kyru. Sans doute l'expérience vécue précédemment par ce dernier pouvait apporter une aide à Kaarg. Mais ces moments étaient des plus douloureux pour lui et je le voyais devenir de plus en plus épuisé. Il ne dormait pas bien ou très peu, dans la crainte d'apprendre qu'Ilya était morte durant son sommeil.

Mais Ilya s'accrocha à la vie ou peut-être le pouvoir des Grandes-Mères était-il plus fort que nous l'imaginions, ou alors les esprits furent cléments et Ilya survécut. Un matin, ma Grande-Mère vint me trouver alors que je nourrissais Kourag. La petite fille d'Ilya dormait encore sous notre tente. Nous couchions les deux bébés l'un près de l'autre et ils semblaient déjà s'entendre comme frère et soeur, comme on voit parfois cela se faire quand une femme donne naissance à deux enfants en même temps.

- Ourga, je suis venue te dire qu'Ilya va mieux. Je ne peux m'avancer sur les intentions des esprits, mais je pense qu'elle va demeurer avec nous.

Je la fixai un moment, incrédule, puis je fondis en larmes. Elle me prit dans ses bras et me dit :

- Chacun a fait beaucoup pour elle, et toi aussi. En nourrissant sa fille, en la maintenant en vie, tu as donné une raison à Ilya de vivre aussi. Mais elle va rester très faible, un long moment, peut-être même au-delà de la réunion d'été. Nous verrons si elle est capable de rentrer avec nous ou si elle demeurera au Camp du Clan de la Louve. Nous aviserons le moment venu. Il va te falloir encore prendre soin de sa petite fille.

- Oui, bien sûr, dis-je. Kourag a bon appétit, mais j'ai du lait pour deux bébés. Mais je n'ai pas beaucoup de temps pour faire autre chose.

- C'est bien normal, sourit ma Grande-Mère. Et personne ne va te demander autre chose non plus. Arouk est là pour t'aider, de même que ta mère, Gourn et même Kari. Il est temps qu'elle participe un peu plus.

Je souris doucement. Oui, il était temps que ma petite soeur fasse aussi sa part. Ma Grande-Mère poursuivit et dit :

- Mais je venais te voir car il serait temps d'organiser la cérémonie pour présenter le bébé aux esprits. Kaarg a choisi un nom pour elle. Je ferai cela ce soir, avant le repas. Il faudra que tu me l'amènes et que tu restes avec moi, comme si c'était Ilya qui participait.

- Oui, dis-je et un voile de tristesse s'afficha certainement sur mon visage car mon amie ne serait pas présente.

- Ce sera une simple cérémonie, Ourga. Pas la grande cérémonie que nous ferons à la fin de l'été, pour tous les enfants nés ces dernières lunes, dont Kourag. Nous attendrons qu'Oda ait mis son bébé au monde pour cela.

- J'espère..., commençai-je avant de suspendre ma phrase.

- Je suis confiante pour Oda, me dit ma Grande-Mère d'une voix rassurante. Ce sera comme pour toi. Le bébé est déjà bien placé.

Cette nouvelle me réconforta effectivement beaucoup. Je n'étais pas certaine de pouvoir supporter une autre naissance comme celle de la petite fille d'Ilya au cours de cet été. Et de supporter de voir mon frère et Oda souffrir comme Kaarg et Ilya souffraient. Ma Grande-Mère poursuivit :

- Je pense que son bébé naîtra avant la prochaine lune.

Puis elle se tut et prit simplement la petite fille d'Ilya dans ses bras, la regarda un moment. Comme elle s'était entre temps réveillée, elle lui fit faire quelques petits mouvements en bougeant doucement ses bras, ses jambes. Elle faisait aussi ainsi de temps à autre avec Kourag et avec tous les jeunes enfants, tant que ceux-ci ne commençaient pas à se déplacer. Puis elle me quitta en me disant simplement :

- A ce soir, Ourga.

**

La petite cérémonie pour présenter le bébé d'Ilya aux esprits fut très simple et rapide, comme l'avait rappelé ma Grande-Mère. Pour Kourag, c'était ma mère qui avait officié auprès de la Grande-Mère, dans les heures qui avaient suivi la naissance et alors que je me reposais. Je n'y avais pas assisté et c'était finalement assez fréquent. Contrairement à la grande cérémonie de consécration des jeunes enfants qui, comme elle l'avait annoncé, aurait lieu avant la fin du rassemblement, une fois que le bébé d'Oda serait né.

J'avouais ne pas passer beaucoup de temps avec Oda et mon frère, bien moins en tout cas que je l'aurais souhaité en arrivant au rassemblement. Car m'occuper des deux petits était très prenant et je profitais finalement très peu de revoir nos proches et nos amis des deux autres clans. Mais Arouk veillait et m'aidait autant que possible, notamment en s'assurant que nous ayons toujours assez d'eau à portée, pour boire ou pour laver les enfants, du feu, de la nourriture. C'était lui aussi qui s'occupait de préparer nos repas et il ne participa à aucune des grandes chasses organisées au cours de l'été, tout juste se rendait-il, de temps à autre, avec quelques hommes chasser dans les environs du campement. Mais ils ne s'absentaient en général pas plus d'une demi-journée. Parfois, aussi, il aidait ma mère, Gourn et Kari à tanner les peaux ou à faire les cueillettes de fruits et de grains. Comme cela se faisait à proximité du campement, il n'était jamais absent bien longtemps. Sa présence était un vrai réconfort pour moi. Car, comme je l'avais dit à ma Grande-Mère, je ne faisais pas grand-chose d'autre que m'occuper des deux petits et, principalement, les nourrir. Je ne pus participer à aucune cueillette, et je n'aidais à la préparation d'aucun repas ou presque. Mais je ne restais pas isolée pour autant, me rendant souvent au centre du campement, près des grands feux, avec les deux bébés. Je le faisais souvent en fin de matinée, une fois qu'ils avaient été tous les deux nourris, et je m'installais là, à parler avec d'autres femmes. La plupart étaient comme moi, mais avaient à s'occuper d'un seul bébé, ou alors, d'un jeune enfant et d'un bébé. J'apprenais ainsi beaucoup à leur contact.

Il était une autre personne qui venait souvent s'enquérir auprès de moi, c'était Tyma. Et il lui arrivait de prendre son repas avec nous. Quand ma mère était occupée, notamment par les cueillettes ou par le tannage des peaux, elle me tenait ainsi compagnie, m'aidant à m'occuper des deux bébés. Elle aimait bien les prendre à tour de rôle dans ses bras, les bercer, ou leur chantonner de petits airs.

Ce soir-là, donc, Arouk m'assista aussi pour préparer la petite fille. J'ignorais encore quel prénom Kaarg avait choisi pour elle, ce serait la Grande-Mère qui l'annoncerait. Pour l'heure, quand je parlais à l'enfant, je l'appelais "petite" ou "bébé". Mais il me tardait maintenant de pouvoir lui donner un nom.

Nous nous étions tous rassemblés pour le repas, hormis la Grande-Mère du Clan du Renne qui restait auprès d'Ilya et la mère de cette dernière. Quand nous arrivâmes, Arouk et moi, lui portant Kourag et moi tenant la petite fille contre mon sein, nous vîmes que Kaarg était déjà présent, aux côtés des deux autres Grandes-Mères. Il me parut un peu plus reposé que les derniers jours, sans doute que le fait qu'Ilya aille un peu mieux le réconfortait-il et parvenait-il aussi à mieux dormir. Il ne se montrait pas très prolixe quand il venait voir sa fille et je respectais sa discrétion, Arouk faisant de même.

Ma Grande-Mère me fit signe et j'abandonnai Arouk et Kourag qui s'installèrent près des miens. Gourn et ma mère me sourirent en passant. Je m'approchai donc du grand feu qui lançait haut de belles flammes. Dans les petits foyers adjacents rôtissaient de beaux quartiers de viande, ramenés d'une précédente chasse dont j'avais à peine eu connaissance.

- Merci, Ourga, d'amener la petite fille d'Ilya. Merci à toi aussi et à Arouk d'avoir pris soin d'elle depuis sa naissance et de continuer à vous en occuper, car Ilya n'est toujours pas capable de la nourrir. A tous, je veux cependant annoncer qu'Ilya reprend des forces et nous espérons qu'elle sera bientôt capable de revenir parmi nous et de prendre soin de son bébé. Mais, ce soir, nous sommes réunis pour vous présenter le bébé et, déjà, annoncer sa naissance aux esprits. Kaarg, ta compagne a mis au monde cet enfant, pour votre foyer. Tu es le père de cet enfant aux yeux des esprits et pour nous tous. Prends-la dans tes bras.

Je tendis la petite fille à Kaarg. Je vis bien qu'il était ému de la tenir. Il fit deux pas vers la Grande-Mère et se tint près d'elle. Je restai proche aussi. Elle réalisa quelques incantations, fit brûler des herbes odorantes en tournant autour de Kaarg qui tenait sa fille bien droite. Puis elle demanda :

- Kaarg, comment va s'appeler l'enfant ?

- Kalya, répondit-il.

Je souris. C'était un joli nom. Il rassemblait tout autant le nom de son père et celui de sa mère, comme c'était souvent le cas pour un premier-né.

- Kalya, répéta la Grande-Mère.

Puis elle prit l'enfant dans ses bras, la leva vers le ciel et la tendit à la Grande-Mère du Clan de la Louve qui fit de même. Enfin, ma Grande-Mère reprit la parole et termina la cérémonie :

- Kalya fait désormais partie du Clan de l'Ourse. Elle est fille d'Ilya, du Clan du Renne, et de Kaarg, du Clan de l'Ourse. Que chacun et chacune veillent sur elle comme si elle était sa propre enfant. Que les esprits la protègent.

Et alors seulement, la Grande-Mère du Clan de la Louve redonna l'enfant à Kaarg. Il la garda avec lui au début du repas, mais dès qu'elle eut faim, je la repris et la nourris. Ce fut un repas plus joyeux que les précédents, du moins, ce fut mon impression. La présentation d'un enfant aux esprits et aux clans était toujours un moment de réjouissances.

**

Après la petite cérémonie pour Kalya, les journées coulèrent toutes au même rythme, du moins pour moi et mes proches. Kari suivait désormais ma mère et d'autres femmes pour les cueillettes, Arouk et Gourn se partageaient les autres tâches, de façon à ce qu'il y ait toujours l'un d'entre eux à rester avec moi et avec Lorg et Oda. Cette dernière avait de plus en plus de difficulté à se mouvoir et cela me rappelait bien les derniers jours avant la naissance de Kourag. Comme je restais la plupart du temps auprès de notre petit foyer et elle aussi, nous passâmes finalement un peu de temps ensemble. Elle me regardait m'occuper des deux petits, berçant parfois l'un quand j'étais occupée par l'autre. Je percevais aussi son inquiétude pour la naissance, mais ne savais pas exactement comment la rassurer. Il me semblait que sa mère ou qu'une des Grandes Mères seraient mieux à même de le faire que moi. Et une Grande Mère était quasiment toujours présente avec nous, veillant sur Ilya qui se remettait très lentement.

Je passais toujours voir mon amie chaque jour, restant parfois un peu plus longtemps quand elle n'était pas trop fatiguée. Elle avait beaucoup maigri, son visage s'était creusé, même si son ventre conservait encore les rondeurs de sa grossesse. Mais on pouvait voir aussi que ses jambes avaient perdu de leur musculature, alors qu'Ilya avait eu, jusqu'à présent, de solides membres inférieurs. Mais, depuis notre déplacement pour rejoindre le campement d'été, elle n'avait quasiment pas bougé de nos abris.

Mes visites lui faisaient du bien, je venais chaque fois avec Kalya, bien entendu. Parfois, Kaarg était présent, parfois non. Lui pouvait voir sa fille autant qu'il en avait envie et même, jour après jour, s'en occupait-il un peu plus.

Ce jour-là, quand j'entrai dans l'abri, je trouvai Ilya assise. Ma Grande Mère se tenait auprès d'elle, en cette attitude de veille que je lui avais vue maintes fois depuis qu'Ilya avait accouché. Je portai Kalya sur le côté et vins m'asseoir près de mon amie. Elle me sourit doucement. Son visage était encore fatigué, mais je compris que ma visite lui faisait réellement plaisir.

- Comment vas-tu, Ilya ? demandai-je aussitôt.

- Doucement, mais tu vois... je peux m'asseoir un peu. Cela fait du bien. Mais je suis encore incapable de me lever. J'ai l'impression de ne plus avoir aucune force.

Je ne savais que dire pour la rassurer, et après un petit temps de silence, je dis :

- J'ai amené Kalya. Elle a mangé et dormi un petit peu et là, elle est réveillée. J'ai pensé que cela te ferait plaisir de la voir ainsi et pas endormie, comme les autres jours.

Ilya sourit et avança un peu la tête vers nous. Je dégageai Kalya de la peau qui me permettait de la porter et la tendis à sa mère. Ilya leva une main vers elle, mais je compris qu'elle allait être incapable de la prendre dans ses bras. Je m'approchai encore un peu plus, au moins pour qu'elle sente son bébé contre elle et je décidai de la poser sur ses genoux, la tête de Kayla contre son ventre. Ainsi, Ilya put poser sa main sur le propre ventre de son bébé et lui caresser aussi la tête, les joues. Je retins un peu la petite pour éviter qu'elle ne tombe.

- Mange-t-elle bien ? me demanda Ilya après avoir contemplé sa fille durant un moment.

- Oui, sans souci. Je pense qu'elle prend un peu moins de lait que Kourag, mais elle s'endort toujours bien tranquille. Elle ne pleure pas beaucoup non plus.

- Je l'entends parfois, me dit Ilya. Et cela me fait bizarre de ne pas pouvoir la prendre dans mes bras, mais je t'entends qui la berce. Ou j'entends ta mère le faire. Et je suis alors tranquille.

Je souris doucement.

- Ma mère m'aide beaucoup, et Tyma vient nous voir souvent aussi.

Ilya hocha doucement la tête.

- Merci, Ourga. Pour tout ce que tu fais pour ma petite Kalya. Kaarg lui a trouvé un beau nom, n'est-ce pas ? Le matin de la cérémonie, il est resté avec moi et comme j'étais réveillée, il m'a demandé si ce nom me plaisait. J'ai dit oui.

- Oui, c'est un beau nom. Mais je prends soin d'elle comme tu aurais pris soin de mon fils si j'avais été malade ou trop faible moi aussi.

Elle sourit, caressant toujours les joues rondes et légèrement rosées de son bébé.

- Elle est belle, ajoutai-je. Elle sera belle comme toi.

Ilya rit un peu. Ce n'était pas vraiment un rire, du moins, ce n'était pas le rire franc et aérien qu'elle avait habituellement, mais cela s'en rapprochait. C'était la première fois qu'elle riait ainsi depuis la naissance.

Je restai avec elle aussi longtemps que possible, mais Kalya commença à s'agiter : elle avait faim et je la nourris, pour la première fois aussi, devant mon amie. Elle me regarda faire avec un mélange de joie et d'envie. Mais ses seins s'étaient taris et la Grande Mère n'était pas certaine qu'elle pourrait nourrir sa fille, quand bien même elle reprendrait des forces.

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