Chapitre 13 (4ème partie)

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Mais ce jour fut aussi le jour où Ilya mit son enfant au monde.

Après avoir regagné le campement, encore bien calme, j'avais recouché Kourag. Arouk avait rallumé notre feu. Dans la tente de mes parents, tout le monde dormait encore, de même dans celle de mon frère et d'Oda, et dans celle d'Ilya et de Kaarg. Une fois le feu relancé, Arouk était allé chercher de l'eau à la rivière, et j'avais préparé une petite infusion que chacun pourrait boire à son réveil. Puis je m'étais recouchée un moment, pour profiter que Kourag s'était rendormi pour me reposer un peu. Nous nous étions couchés plus tard que les autres soirs et, du fait de la cérémonie et des réjouissances de la veille, je n'avais pas dormi dans la journée. J'étais donc un peu fatiguée. Arouk m'avait rejointe un moment, me prenant contre lui et me câlinant. Nous avions somnolé jusqu'à ce que ma mère vienne me chercher.

Le soleil était maintenant bien haut dans le ciel, mais le campement se réveillait tout juste, ce qui était souvent le cas lorsque nous avions fait une grande fête la veille. Même s'il n'y avait que deux unions à célébrer, chacun s'était amusé et avait veillé tard. Mais ce n'était pas pour aider à préparer un repas que ma mère était là.

- Ourga ?

- Oui, maman ? dis-je en clignant les yeux, un peu éblouie par la lumière vive qui entrait dans la tente.

- Ilya ressent ses premières douleurs. Kaarg est allé prévenir les Grandes-Mères. Je vais chercher de l'eau. Veux-tu rester avec elle ? Je vais essayer de trouver sa mère et sa soeur, mais elles n'étaient pas dans leurs tentes. Elles se sont peut-être éloignées pour la nuit...

Je songeai qu'elles avaient peut-être dormi un peu à l'écart, voulant laisser Ilya se reposer alors qu'elles partageaient le plaisir avec leurs compagnons ou avec un autre homme pour la nuit. Un peu comme Arouk et moi avions fait.

- J'arrive, dis-je cette fois bien réveillée.

Et l'inquiétude et la joie s'emparèrent tour à tour de moi à penser que mon amie allait connaître maintenant les mêmes émotions que celles que j'avais pu éprouver quelques temps auparavant. Joie d'accueillir son premier enfant et inquiétude quant au déroulement de la naissance. Ilya était plus fatiguée que je ne l'étais à la veille de donner naissance à Kourag et, tout en préparant rapidement quelques affaires, je songeai pour me rassurer qu'Ilya serait bien entourée et que, peut-être ce soir ou au plus tard dans la nuit à venir, nous compterions un enfant de plus dans notre clan.

Je rejoignis bien vite Ilya sous leur tente. Elle était allongée sur le côté, les mains autour du ventre. Un peu de sueur coulait sur son visage. En me voyant, elle eut un timide sourire.

- Ourga... Je ne voulais pas te déranger...

- Pas de souci, Ilya. Je peux rester avec toi le temps que Kaarg revienne et que les Grandes-Mères arrivent. Tu as mal depuis longtemps ?

- Depuis avant que le soleil ne se lève, répondit-elle. Mais ce n'est pas très fort. Le bébé me donne des coups, par contre. Ca fait un peu mal. Mais pas au point que j'en vienne à crier.

Je remarquai une petite coupe d'eau posée non loin d'elle, avec une peau de lapin à côté. Je pris le tout et plongeai la peau dans l'eau, pour bien l'imbiber et je la passai ensuite sur le visage de mon amie.

- Merci, Ourga, me dit-elle. Cela me fait du bien.

L'instant d'après, les Grandes-Mères arrivaient. Ma propre mère entra quasiment à leur suite, accompagnée de la mère d'Ilya qu'elle avait trouvée en chemin. Kaarg attendit à la porte de la tente, mais j'en sortis car nous allions manquer de place.

**

Ma mère et la Grande-Mère du Clan de la Louve furent les premières à ressortir de la tente. Le visage de cette dernière était fermé, mais son regard décidé. En nous voyant, elle dit :

- Nous allons emmener Ilya à l'arbre consacré. Kaarg, tu vas l'aider à s'y rendre. Il te faudra peut-être la porter. Est-ce qu'Arouk ou ton frère sont là, Ourga ?

- Oui, dis-je. Arouk au moins est là. Lorg, je ne sais pas...

La tente d'Oda et de Lorg était vide, j'ignorais s'ils y avaient dormi, mais comme la matinée était bien avancée, sans doute étaient-ils partis vers le centre du campement ou à la rivière. Mais Arouk était là et bien disposé à aider comme il le pourrait.

L'arbre consacré se trouvait à l'extérieur du campement, vers le couchant. Il fallait traverser tout le campement pour nous y rendre. Alors que Kaarg et Arouk soutenaient Ilya qui parvenait quand même à marcher, je revins dans notre tente et pris Kourag avec moi. Je l'installai contre mon flanc, avec une peau nouée autour de mon cou et de mes épaules. Il était ainsi bien calé et j'avais les mains libres pour aider. Ma mère me confia notamment une outre pleine d'eau et un sac contenant des petites peaux très douces. Notre Grande-Mère ferma la procession.

Ce fut la Grande-Mère du Clan de la Louve qui alluma le feu et consacra l'arbre. Je la vis faire les mêmes gestes et prononcer les mêmes incantations de ma Grande-Mère avait employées précédemment pour moi. Puis, de même, elle invita Ilya à s'approcher de l'arbre et à trouver la branche qui lui conviendrait le mieux pour s'y tenir. Mon amie entama alors la lente et longue marche autour du tronc, soutenue par Kaarg.

Je m'étais assise un peu en contrebas, près du foyer que la Grande-Mère du Clan du Renne alimentait. Elle préparait aussi les onguents qui aideraient Ilya. Arouk s'assit près de moi, mais plusieurs fois avant le zénith, il alla chercher du bois pour entretenir le feu. D'autres femmes s'étaient rassemblées, chacune encourageant Ilya de sa présence.

Ilya perdit les eaux alors que le soleil commençait tout juste à redescendre, après être monté très haut dans le ciel. Lorg et Gourn vinrent passer un moment avec nous, amenant quelques provisions pour nous permettre de manger. Je nourris aussi Kourag.

Mais, bien vite, je compris que la naissance du bébé d'Ilya ne se déroulait pas tout à fait comme celle de Kourag. Mon amie fatiguait, trébuchant souvent en faisant le tour de l'arbre, malgré le soutien de Kaarg et l'attention des Grandes-Mères. Les femmes murmuraient aussi et cela faisait comme un bourdonnement inquiétant. Notre Grande-Mère passa plusieurs fois les mains sur le ventre d'Ilya, alors que mon amie tentait de se tenir à la branche. Son ventre était très rond, mais le bébé ne semblait pas vouloir descendre. Je vis notre Grande-Mère échanger un regard avec la Grande-Mère du Clan du Renne, puis elle fixa Ilya et dit :

- Ilya, le bébé n'est pas dans le bon sens. Cela va être très difficile. Mais il doit sortir. Nous allons t'aider le mieux possible.

Mon amie hocha la tête et des larmes se mirent à couler sur ses joues. Sans en avoir conscience, j'étais en train de faire la même chose. Je savais pertinemment qu'un bébé mal placé dans le ventre de sa mère et c'était une naissance quasi-impossible. Ou alors très douloureuse et se soldant parfois par la mort, de l'enfant ou de la mère, voire des deux. Mais Ilya devait savoir ce qui l'attendait.

Nous avions toutes et tous entendu les mots de notre Grande-Mère. Arouk me prit la main et la serra fort. Ma mère, qui se tenait auprès de la mère d'Ilya, à proximité de l'arbre, jeta un regard vers moi, puis s'approcha de nous.

- Ne reste pas là, Ourga. Il vaut mieux que tu retournes au campement avec Arouk, Lorg et Oda.

- Je ne veux pas. Je veux rester avec Ilya. Avec mon amie.

Ma mère soupira, regarda Arouk. Il dit :

- Je vais rester aussi, et je ramènerai Ourga au campement si... si vraiment il le faut.

Ma mère hocha la tête et n'ajouta rien. Mais plusieurs femmes, la plupart de mon âge, quittèrent le rang. Les enfants aussi furent éloignés et Kari ne put assister à la naissance, contrairement à ce qu'elle avait pu faire pour moi-même.

Dire les heures qui suivirent était impossible. Je pleurais et serrais les dents à chacun des cris d'Ilya. Mais, bientôt, elle ne cria plus, épuisée et comme vaincue. Les Grandes-Mères l'avaient fait s'allonger, la relevant cependant de temps à autre pour la faire marcher encore un peu, tentant d'aider le bébé à venir le mieux possible. Mais ce fut à ma Grande-Mère que revint finalement la tâche délicate et difficile d'aller chercher le bébé et de le faire sortir. Au fil des heures, le visage de Kaarg s'était fermé et, de claire, sa peau était devenue grise, ses lèvres s'étaient asséchées et on aurait pu croire que le sang avait quitté ses joues.

Le bébé, une petite fille, poussa cependant son premier cri en fin d'après-midi. Elle naquit plus vite que Kourag et, pourtant, il m'avait semblé que cette naissance n'en finissait pas, que le temps ne voulait pas s'écouler. A peine l'enfant fut-elle sortie que ma Grande-Mère la tendit à ma mère qui l'éloigna bien vite : l'urgence maintenant était de s'occuper d'Ilya. De tout faire pour sauver Ilya. Ma mère, sans me jeter un regard, partit vers le campement, le bébé, criant, encore couvert d'humeurs et de sang dans les bras. Elle revint peu après et s'approcha de moi, me la tendit.

- Je l'ai lavée. Elle a faim. Ilya n'a plus de force. Il faut que tu la nourrisses, Ourga. Je suis certaine que c'est ce qu'Ilya voudrait.

Je la regardai, le coeur serré. Tout ce que je venais de vivre et de voir, mon impuissance, ma peur, se lisaient certainement sur mon visage. J'étais incapable de faire un geste et ce fut Arouk qui prit l'initiative de dénouer la peau qui maintenait Kourag contre mon flanc. Il prit notre fils dans ses bras, le berça un peu. Ma mère approcha le bébé d'Ilya de moi et répéta :

- Tu dois la nourrir, Ourga.

Avec des gestes saccadés, hésitants et, malgré mes mains tremblantes, je parvins quand même à écarter les pans de ma tunique. Ma mère posa la petite fille contre mon sein et je sentis bien vite ses lèvres se refermer sur mon téton. Je la contemplai, incrédule. Ce n'était pas Kourag, mais le bébé d'Ilya. Oui, il fallait que je fasse cela pour mon amie. Je pris une longue inspiration et, retrouvant enfin tous mes esprits, je calai le bébé au mieux pour l'aider à boire son premier lait. Sentir cette petite vie contre mon sein, cette petite vie affamée, mais bien décidée à vivre, balaya alors toutes mes craintes et me redonna du courage et de la volonté.

Quand elle eut terminé, je la berçai doucement et elle s'endormit contre moi. Je relevai mon visage, Arouk était resté près de moi et ne m'avait pas quittée des yeux. Son regard était très ému, mais d'une émotion que je n'y avais encore jamais vue, bien différente de celle qui pouvait apparaître quand il me regardait allaiter notre fils.

A ce moment, ma Grande-Mère s'approcha de moi et demanda :

- Le bébé a bien pris, Ourga ?

- Oui, répondis-je. Comment va Ilya ?

Mon attention avait été détournée et j'ignorais comment mon amie avait passé les derniers instants.

- Epuisée. Arouk, peux-tu aider à la porter ? Kaarg est incapable de le faire.

Mon regard se reporta alors vers l'arbre consacré. Ilya ne s'y tenait plus. Elle était allongée sur le sol, pas très loin du feu. De ce que je pus distinguer, car plusieurs personnes l'entouraient, ses yeux étaient fermés et son visage était très pâle. Plusieurs fourrures rougies gisaient ça et là. Kaarg était assis, comme prostré, à côté d'elle. J'eus du mal à le reconnaître tant son visage était marqué. Mais tous ceux qui étaient restés faisaient aussi pâle figure. Les traits étaient tirés, les regards étaient vides, les mains encore fébriles.

Sans un mot, Arouk se leva et se dirigea vers le petit groupe. Il aida Kaarg à se relever et l'entraîna un peu à l'écart, deux autres hommes s'approchèrent et l'emmenèrent plus loin. Je vis alors mon frère apparaître, j'ignorais s'il était demeuré là depuis longtemps, et il souleva Ilya doucement avec Arouk. Ils la menèrent à la tente des Grandes-Mères. Voyant que j'étais restée un peu seule, assise, avec toujours le bébé d'Ilya dans les bras et mon propre fils lové contre ma cuisse, ma mère revint vers moi. Elle prit Kourag et me dit :

- Viens. Il ne sert plus à rien de rester ici. Retournons à nos abris. Il faut s'occuper des enfants.

C'était la sagesse-même. Sans savoir encore si Ilya survivrait, je me devais de prendre soin de son bébé. Que mon amie n'ait pas enduré toutes ces souffrances pour rien.

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