Chapitre 10 (1ère partie) : De retour parmi les miens

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Après plusieurs nuits à devoir veiller et se réveiller pour alimenter nos feux, ce soir-là nous parut bien étrange : c'était le premier soir où nous n'entendîmes pas la meute aboyer. Les loups étaient-ils partis chasser ailleurs ? Avaient-ils trouvé une piste au cours de la journée ? Je n'osais y croire et, pourtant, nous pûmes cette nuit-là dormir plus sereinement et tranquillement que les nuits précédentes.

Le froid sévissait toujours. Le vent, quand il soufflait, venait toujours de là où le soleil ne va jamais, apportant avec lui un air sec et piquant, parfois quelques chutes de neige. C'était à peine si nous pouvions déjà remarquer que les journées rallongeaient. Il faudrait encore une bonne lune pour qu'on sente alors qu'on allait vraiment vers des jours plus longs, et plus encore, au moins trois, pour mesurer que l'air devenait un peu plus chaud. Mais la rivière ne reprendrait pas son cours chantant avant cette période. Cela nous laissait encore de longues journées avant de pouvoir envisager de retourner auprès des miens, du moins si aucun aléa ne survenait entre temps.

Les loups s'étaient éloignés, car ils avaient trouvé une autre proie, sans doute suffisamment grosse pour leur permettre de ne pas s'attarder auprès de notre abri. Je pus aisément percevoir le soulagement d'Arouk, ce jour-là :

- La meute s'est éloignée, Ourga. Je ne les entends vraiment plus. J'espère qu'ils ne reviendront pas...

- J'espère aussi. Crois-tu qu'ils nous auraient attaqués ?

- Ils en auraient été capables s'ils avaient senti que nous nous relâchions, que nous abandonnions notre vigilance, que nous faisions preuve de faiblesse. Mais pour vaincre leur peur du feu, il aurait aussi fallu qu'ils soient vraiment poussés par la faim. Or, je pense que ce n'était pas le cas.

- Qu'est-ce qui a pu les attirer vers nous ? demandai-je encore.

- Je ne sais pas, me répondit-il.

Mais à son ton, je devinai qu'il me cachait quelque chose. Peut-être pensait-il que le corps sanglant du banni les avait attirés, car il était parti en expédition ce jour-là vers la falaise, avant de faire un grand tour pour revenir par le bois. Mais il ne me dit rien de plus et je n'insistai pas. Je n'avais, au fond, pas tellement envie de savoir si les loups avaient dévoré le cadavre ou pas.

Au cours des journées suivantes, nous pûmes prendre un repos vraiment réparateur. Il ne fit pas trop mauvais et si Arouk sortait toujours pour chasser dès que le temps le permettait, il passait aussi de longues heures à l'abri avec moi. De mon côté, je faisais toujours de petites sorties, ne serait-ce que pour entretenir les feux, ramasser de la neige propre pour la faire fondre. Lorsque nous restions à l'abri, nous parlions aussi beaucoup. Arouk évoquait pour moi son peuple, sa famille, certaines coutumes. Je lui racontais mes souvenirs d'enfance, mes jeux avec mon frère ou avec Ilya.

Les premières menaces s'étant éloignées, nous retrouvions aussi une spontanéité et un naturel dans nos échanges. Mon désir de lui était toujours très fort et nous passions parfois de longues heures sous nos fourrures, à simplement nous câliner, nous caresser. Il aimait par-dessus tout poser ses grandes mains sur mon ventre qui prenait une forme de plus en plus ronde et appuyer sa tête dessus. Il me disait qu'il entendait ainsi le bébé bouger, faire de drôles de petits bruits et, parfois, aussi, donner un petit coup avec son pied ou son bras.

- J'aime écouter le bébé, Ourga, me dit-il une fois alors que sa tête reposait sur mon ventre. C'est amusant. Et quand il bouge, c'est tout doux. On dirait qu'il ondule dans ton ventre.

- Oui, c'est vrai, répondis-je. Parfois, je pense qu'il nage...

Arouk émit un petit rire.

- Nous lui apprendrons tôt à nager. Chez les miens, les enfants apprennent dès qu'ils commencent à marcher. Et, parfois, certains savent plus vite mieux nager qu'ils ne savent marcher. Ils sont encore un peu patauds sur leurs jambes, alors qu'ils paraissent à l'aise dans l'eau.

- Vous vivez vraiment proches de la mer, émis-je.

- Oui, vraiment. Elle est source de vie, de protection, pour nous. Nous l'honorons aussi et lui manifestons notre respect autant que nous le pouvons, même par des gestes quotidiens, pas seulement lors de grandes cérémonies.

J'acquiesçai. Je comprenais ce souci que pouvait connaître son peuple de se montrer respectueux de la grande mer salée, pour ne pas éveiller ses colères et ses tempêtes, pour qu'elle se montre toujours généreuse et nourricière avec ceux qui vivaient auprès d'elle.

**

Un matin, en nous levant, nous sentîmes pour la première fois un vent plus doux venir de là où le soleil est le plus haut. Ce n'était pas encore un prémisse du printemps, mais déjà un signe que, tôt ou tard, l'hiver s'en irait. Cela ne dura pas, mais nous nous mîmes à guetter chaque nouveau signe. Le suivant fut, dans le ciel, les premiers passages d'oiseaux.

Il était encore tôt pour songer à quitter notre abri, car la période d'isolement d'Arouk était loin d'être terminée ; cependant, je n'oubliais pas ce qu'il m'avait dit : qu'il me ramènerait auprès des miens avant qu'il ne soit trop dangereux de traverser la rivière, pour que je puisse mettre mon bébé au monde en ayant ma mère et ma Grande Mère à mes côtés.

J'avais beaucoup de mal à imaginer qu'il ne serait pas avec moi quand cela arriverait. Rares étaient les femmes dont le compagnon était absent quand elle mettait au monde l'enfant de leur foyer. Cela arrivait quand l'homme avait été tué au cours d'une chasse ou qu'il avait quitté le foyer pour une raison ou pour une autre, mais cela était bien rare. C'était un tel honneur pour un homme d'accueillir un enfant dans son foyer ! Et, pour moi, Arouk était l'homme de mon foyer, même si nous n'avions pas pu nous unir devant tous. Notre cérémonie d'union n'était que partie remise, je le savais bien et n'étais pas inquiète à ce sujet. En revanche, je l'étais à l'idée qu'Arouk ne demeure pas avec moi quand nous retrouverions les miens et qu'il devrait alors me quitter, même pour revenir dans le courant du printemps. Imaginer vivre deux ou trois lunes loin de lui, le sachant seul, alors que je mettrais mon enfant au monde, était une source de déchirure et de tristesse pour moi. Je la cachais tant bien que mal, mais Arouk n'était pas sans la deviner.

Nous avions profité d'une journée de beau soleil pour sortir nos affaires de l'abri, secouer nos fourrures et ranger nos provisions. Nous avions évalué ainsi ce qui nous restait.

- Nous pouvons encore tenir une lune entière avec nos provisions, me dit Arouk en regardant ce que nous avions étalé sur le sol de l'abri, en imaginant que je ne chasse pas du tout. Or, les animaux commencent à sortir, même si la concurrence est rude car les carnassiers eux aussi ont faim. Encore hier, j'ai trouvé un lièvre dépecé dans un de mes pièges. C'est un lynx. J'ai vu ses traces de pas à plusieurs reprises. Il rôde dans les alentours.

- Il ne s'attaquera pas à nous. Surtout s'il est seul. Il est trop tôt pour qu'il ait une famille à nourrir.

- Oui. Je pense que c'est un mâle solitaire. Mais les animaux aussi ne tarderont pas à s'accoupler, avant même que la neige ait totalement disparu, et là, nous devrons être vigilants.

Je hochai la tête, mais mon visage se ferma soudain. Arouk le vit aussitôt et me prit dans ses bras.

- Pourquoi deviens-tu subitement triste, Ourga ?

- Parce que j'imagine que tu seras seul quand cette période arrivera et que ce sera aussi dangereux que lorsque les loups nous entouraient. A deux, nous pouvions veiller plus aisément, entretenir nos feux régulièrement. Quand tu te retrouveras seul, ce sera beaucoup plus dangereux pour toi, d'autant que les prédateurs seront affamés et que leur faim pourra être plus forte que la peur que tu leur inspireras, même avec des feux autour de l'abri. Je ne veux pas que tu restes seul, Arouk.

- Et moi, je veux que tu sois avec les tiens quand l'enfant viendra. Nous avons deux bonnes journées de marche à faire jusqu'à ton clan. Et plutôt trois, car il n'est pas facile de cheminer dans la neige, même dure de cette période. Et, de plus, tu portes le bébé. C'est un poids en plus pour toi. Nous emmènerons aussi la plupart de nos provisions, pour qu'elles ne soient pas gâchées ou volées par les animaux et que je ne me retrouve pas sans rien, quand je serai de retour ici. Je vais prévoir d'enterrer et protéger certaines choses, comme les fruits séchés, les noisettes qui nous restent, les grains. Mais cela ne sera peut-être pas suffisant.

- Les miens te donneront de quoi repartir, dis-je.

- Je le pense aussi. Mais je serai seul pour le voyage du retour, je ne pourrai pas prendre plus que je ne pourrai porter.

J'acquiesçai. Il me serra tendrement contre lui et me dit :

- Nous allons commencer nos préparatifs. Demain, j'irai chercher des longues branches pour faire un petit travois et je creuserai un trou dans l'abri, assez grand pour enterrer les provisions que je laisserai ici. Nous commencerons aussi à rassembler nos affaires. Le chemin pour aller jusqu'à ton clan, m'as-tu dit, est bien plus aisé que celui qui longe la falaise.

- Oui. Il y a quelques petits bois à traverser, mais surtout de la plaine. Nous pouvons aussi suivre le lit de la rivière, elle oblique un peu plus vers l'aval avant de croiser la route d'une rivière qui se jette en elle. C'est auprès de cette autre rivière qu'est installé mon Clan.

Il hocha la tête et nous terminâmes notre rangement.

**

Le lendemain, Arouk quitta l'abri assez tôt pour se mettre en quête de trouver de quoi fabriquer le petit travois. Il revint alors que la journée était bien avancée, mais en ayant trouvé deux grandes perches. Il rapportait aussi un lièvre qu'il avait pu tuer avec sa fronde, sur le chemin. Mais le spectacle que je lui réservais pour son arrivée allait le rendre encore plus déterminé à quitter notre abri au plus tôt, et surtout, à rejoindre les miens.

Dès mon lever, je m'étais activée aussi, à entretenir les feux et je m'étais rendue vers la falaise pour ramasser du bois. J'avais fait le trajet deux fois et, à mon retour, j'étais restée un moment dehors à alimenter nos feux. Ils s'étaient presque éteints, car de fins flocons de neige s'étaient mis à tomber. J'étais occupée à relancer celui qui se trouvait sur l'arrière de notre abri, quand je sentis une présence. Un moment, je craignis une nouvelle visite inopinée.

Elle l'était bel et bien, mais pas de nature humaine.

Sur le gros rocher s'avançait un lynx, aux dents acérées, à l'oeil vif. Il marchait avec souplesse, à l'affût, prêt à attaquer sa proie. Et sa proie, c'était moi.

J'avais heureusement dans la main un des longs couteaux de Kian, au manche solide et à la lame toute aussi acérée que les dents ou les griffes du lynx. Je l'avais pris pour tailler des éclats de bois et les utiliser ainsi pour entretenir les feux et faire repartir ceux qui s'étaient quasiment éteints. Je savais que le lynx m'attaquerait en me sautant à la gorge, pour tenter de me tuer sur le coup. Je me relevai lentement, le fixant droit dans les yeux, et déjà prête à me défendre chèrement.

Il hésitait maintenant que je l'avais vu, que je n'étais plus une proie facile. A mes pieds, le feu que j'avais rallumé commençait à prendre de la vigueur, je sentis monter jusqu'à mes narines la petite fumée qui se dégageait des premières brindilles un peu humides. Le lynx m'observa un moment, puis je le vis rentrer imperceptiblement les épaules. Je sus alors qu'il allait bondir.

Stoïque, je retenais mon souffle, attendant l'attaque. Il me sembla que plus rien ne bougeait autour de moi, que la neige elle-même se figeait. Je n'aurais qu'une seule chance, car le lynx avait des griffes aussi acérées que ses dents et il était un des animaux les plus rapides qui soient.

Un éclat dans son regard et je compris qu'il allait sauter, je levai alors vivement ma main au-devant de mon visage, le bras bien tendu, le poing serré autour du couteau. La lame s'enfonça dans son poitrail avant qu'il ne me touchât. Je vis la stupeur dans son regard avant que la mort ne l'étreigne. Il retomba à mes pieds, et ses griffes marquèrent mon bras.

Je lâchai le couteau ensanglanté et tombai à genoux dans la neige. Mes jambes tremblaient tellement que je ne pouvais plus tenir debout. Par réflexe, je portai les mains à mon ventre. Un petit coup me rassura aussitôt et les larmes jaillirent de mes yeux.

Ce fut ainsi qu'Arouk me trouva, agenouillée dans la neige, tremblante, le cadavre du lynx étendu à côté de moi.

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