Le soleil était déjà haut dans le ciel quand toutes les fées de la salle de contrôle rejoignirent leur poste. Naafar et Nannash étaient déjà là depuis un long moment. Elles avaient mis ce temps supplémentaire à profit pour préparer le discours qu'allait prononcer Naafar lors de la cérémonie dédiée aux fées qu'elles avaient dû abandonner. 

 Chacune d'entre-elles s'attela à décortiquer et analyser les différents rapports établis durant la nuit par l'Arche. L'Arche avait déployé un ensemble d'outils de mesure destiné à s'assurer que l'environnement était parfaitement viable, qu'il n'avait pas trop évolué durant leur voyage. Cela consistait donc essentiellement en des analyses atmosphériques, océaniques ainsi que des évaluations de la carte du ciel pour estimer la dérive spatiale de la Terre et du système solaire.

 Les systèmes de l'Arche ne fournissaient pas de conclusion toute faite sur la viabilité de l'environnement. Ils se contentaient simplement de compiler et organiser les différentes mesures afin que les résultats soient facilement interprétables pour des fées initiées.

 Toutes les fées de la salle de contrôle étaient assignées à une ou plusieurs tâches d'analyse. Quna s'occupait des analyses atmosphériques. Les sciences n'étaient pas son domaine de prédilection. En temps normal, elle était historienne et archiviste. Elle recueillait, compilait et archivait un grand nombre de données sur l'histoire du peuple des fées. Avant l'ère du dématérialisé, les fées utilisaient l'écriture pour conter, raconter ou archiver. Une partie du travail de Quna était donc de regroupe certaines données physique, et par son analyse, en extraire l'essentiel pour alimenter les archives dématérialisées de l'Arche.

 Quna possédait des facultés évidentes pour organiser, traiter et faire parler un grand nombre d'informations. Cela en faisait un élément de choix pour ce genre d'analyse environnementale. Après un interminable silence de travail, elle prit la parole.

"Les analyses atmosphériques montrent des choses... disons, surprenantes. La concentration en dioxyde de carbone de l'atmosphère est bien supérieure à celle que nous avons laissée en partant. Mais ce n'est pas tout, la teneur en oxyde de diazote et en hydrure de méthyle est également bien supérieure ! De plus..

• Pas si vite surveillante Quna, la coupa Naafar. Viens-en directement à l'essentiel. Que peut-on déduire de ces résultats ?
• Eh bien, je ne peux pas tirer de conclusions. Je peux cependant émettre des hypothèses. Attardons-nous sur le dioxyde de carbone. Vous savez toutes que le moyen le plus simple d'en fabriquer, excepté lors de notre respiration, c'est de brûler des éléments carbonés. D'immenses incendies prolongés pourraient expliquer l'augmentation brutale de cette concentration, ainsi que la difficulté pour la nature d'absorber ce surplus de manière rapide.
• Intéressant, intervint Nannash. Mais cela n'explique pas la présence excessive d'hydrure de méthyle n'est-ce pas ?
• En effet Pilote. C'est un gaz que l'on retrouve à l'état naturel dans les fonds marins, ainsi que dans des cavités sous terraines. Il est créé lors de la décomposition organique ou bien lors de la digestion de certains animaux. Je vous avoue que j'ai bien du mal à imaginer qu'en une centaine d'années, des changements géologiques majeurs se soient produits pour faire croître à ce point sa présence. De même, j'ai peine à imaginer qu'une extinction de masse ou une expansion animale colossale puisse être arrivée en si peu de temps. Je n'ai aucune piste d'explication pour le moment.

Quna marqua une pause de quelques secondes et reprit.

• Cela suggère probablement l'existence d'événements majeurs, au pluriel, à l'échelle planétaire. De quels types ? C'est à déterminer. C'est l'hypothèse la plus probable, conclut-elle.
• Ce que tu nous dis là ne présage rien de bon, s'inquiéta Naafar. Est-ce dangereux pour nous dans l'immédiat ?
• Non, répondit Quna. Mais il vaudrait mieux découvrir la, ou probablement les raisons pour savoir à quoi nous en tenir.
• Bien. Waya, qu'en est-il des analyses océaniques ?
• Je n'ai pas fini de tout analyser, mais elles confirment les résultats atmosphériques obtenus par Quna, dit Waya d'un ton grave. Il semblerait que sa concentration en dioxyde de carbone soit moindre que celle attendue. Voyez-vous, il y a naturellement du carbone oxydé dissous dans les océans. Un océan chaud pourra capturer moins de gaz qu'un océan froid. Ainsi, une augmentation globale de la température des océans pourrait expliquer une partie de la surprésence de gaz dans l'atmosphère. Cela dit, ce n'est qu'une extrapolation des quelques analyses locales, il me faudrait étudier en profondeur des relevés de toute la planète pour confirmer tout cela."

 Waya avait une affinité pour les sciences bien plus importante que Quna. Mais elles se ressemblaient beaucoup sur bien des points, notamment leurs capacités d'analyse. Elle effectuait des recherches sur l'évolution des espèces, et en particulier celle des fées. Sans doute l'héritage laissé par son arrière grand mère l'avait aidé à choisir sa voie. Ici, ses talents étaient mis à contribution pour des analyses environnementales, plus précisément de la zone océanique qui les entourait. À l'instar de ceux de Quna. Walver prit la parole pour rebondir sur les propos de Waya.

"Arrêtez-moi si je me trompe mais ce sont des gaz empêchent la réflexion des rayons solaires vers l'espace, et donc emmagasinent la chaleur au sein de l'atmosphère n'est-ce pas ?. L'augmentation de la chaleur des océans pourrait simplement être une conséquence et non la cause.

• Tu as raison, lui répondit Quna. Plus précisément, ces gaz bloquent la transmission de cette chaleur vers l'espace. Un cercle de causes et conséquences peut s'installer. La température augmente car la concentration des gaz augmente, et inversement.
• Il me semble que ce genre de changements climatiques est déjà arrivé au cours de notre histoire n'est-ce pas Surveillante Quna ? demanda posément Naafar.
• En effet. Sur les dix mille ans d'histoire où nous avons des données fiables, il existe une amplitude de variation de température de quasiment dix degrés. Et l'évolution du dioxyde de carbone y est fortement corrélée. Cependant, les changements que l'on constate ici suggèrent une évolution de plusieurs milliers d'années, et pas de la centaine d'années que constitue notre voyage, s'inquiéta Quna."

 Ces dernières paroles éveillèrent l'inquiétude chez tous les membres de la salle de contrôle. En effet, si les fées savaient pertinemment que les changements climatiques étaient naturels dans l'histoire de la Terre, elles savaient aussi que l'échelle de ces changements se mesurait en milliers d'années.

***

 Un silence pesant régnait dans la salle de contrôle. Quna savait la forte inquiètude qu'elle avait fait naître parmi ses soeurs. Elle chercha durant de longues minutes de quoi la faire retomber quand Naafar prit la parole.

"J'ai peut-être une explication pour ces changements exceptionnels, dit-elle avec un ton si calme qu'on aurait cru entendre Nannash parler. Je viens de terminer de compiler les données d'observations spatiales, et les résultats sont... bien plus surprenants.

• Surprenants ? s'interrogea Nannash.
• Ils suggèrent que nous avons voyagé non pas de cent, mais de trente-cinq mille ans, déclara-t-elle sans plus de tergiversation."

 Un silence s'installa à nouveau parmi les fées durant de longues secondes. C'est Shanafa qui cette fois-ci l'interrompit.

"Trente-cinq mille ans ? Je vais m'amuser pour annoncer ça à nos soeurs lors du prochain rassemblement. Une théorie peut-être pour expliquer cette petite erreur de trente-quatre mille neuf cents ans ? railla-t-elle.

• Quels paramètres ont été générés par l'ordinateur de bord Pilote ? demanda Walver. La valeur de rotation suffira.
• Trente quatre mille trois-cent... quatre vingt quatorze, lui répondit Nannash en deux temps. C'est étonnamment proche des trente cinq mille ans évoqués pas la Commandante ne trouves-tu pas Surveillant ?
• En effet, laisse moi quelques secondes pour vérifier..."

 Le silence reprit place pendant que Walver s'affairait à vérifier le système de navigation. Walver s'occupait de développer, améliorer et consolider les systèmes de l'Arche depuis de nombreuses années maintenant. Le système de navigation avait été conçu bien avant sa naissance. Cependant, il le connaissait bien, comme s'il en était le concepteur. Du moins c'est ce qu'il pensait. Au bout de quelques minutes, il reprit la parole.

"Je crains effectivement que les trente cinq mille ans évoqués par la Commandante, et ceux de la navigation soient liés."

La Commandante Naafar s'apprêta à parler, mais il l'interrompit d'un geste de la main et demanda :

"Savez-vous ce qu'est la différence entre la rotation et la révolution d'un corps céleste ?

• Bien sûr, répondit sèchement la Commandante, légèrement vexée de s'être ainsi fait couper la parole. On parle de rotation pour le mouvement d'un corps autour de son axe, et de révolution pour son mouvement autour d'un autre corps. Où veux-tu en venir ?
• Mmh, je n'ai pas eu le temps de vérifier en profondeur, mais dans les spécifications techniques du système de navigation, celles ayant servies à la conception, on retrouve des explications sur le choix des références pour la mesure des distances spatio-temporelles. Il semblerait que le vocabulaire puisse avoir été mal employé. Ainsi, les "rot" de l'ordinateur de bord, ne correspondraient non pas à la rotation, mais bien aux révolutions... de notre planète autour de notre étoile.
• Sérieusement ? s'étonna la Pilote Nannash
• Oui je suis très sérieux. Mais il semblerait qu'il y ait une explication assez simple et logique. Voyez-vous, le système de navigation de l'Arche, bien que très avancé technologiquement, est relativement ancien. Il a été conçu vers 300 après La Séparation. Si vous vous souvenez de vos enseignements scientifiques, rappelez-vous à quelle date les fées ont revu et clarifié les systèmes de mesure et de nomination..
• En 454 si je me souviens bien, réagit Quna, toujours très réactive aux questions d'histoire.
• Tout juste ! Et je suis certain qu'on peut retrouver avant cette date des confusions entre rotation et révolution dans un grand nombre de documents."

 Toutes les fées furent interloquées par cette explication affreusement ridicule, mais probablement juste. La Commandante Naafar se sentit particulièrement responsable, bien que la vérification de ces systèmes ne fut pas de son ressort. Elle se demanda comment avaient-elles pu omettre de vérifier la justesse d'un paramètre aussi important ? Il est vrai que leur départ avait été précipité par l'apparition prématurée des envahisseurs. Mais ce système aurait dû être vérifié bien avant l'urgence.

"Bon ce qui est fait est fait, finit-elle par lâcher. Au bout du compte cela ne change pas grand chose pour nous. Nous devrons simplement être prudentes quant aux changements de l'environnement. Trente-cinq mille ans à l'échelle de notre planète c'est finalement assez peu.

Elle se tourna vers Shanafa et lui dit:

• J'irai avec toi annoncer cette nouvelle aux autres. Ce sera sans doute assez difficile à accepter pour certaines, même si rien ne nous attendait à notre destination originelle. Pilote, mettons le cap vers la côte. Cherchons une terre pour nous installer. Quant aux autres, organisez les préparatifs nécessaires pour que nous nous installions rapidement. Compte-tenu de cette information, il vaudra mieux pour toutes que nous puissions prendre nos marques sans plus attendre. Des questions ?
• Non commandante, répondirent-elles unanimement."

 Nannash actionna plusieurs commandes devant elle, et l'Arche se mit à avancer, lentement mais surement, vers la côte à l'Est de leur position. Utilisée comme navire, l'Arche semblait voler au dessus de l'eau, bien qu'utilisant le principe de réaction des fluides découvert bien avant l'ère de La Séparation. Cela contrastait avec le poids qui semblait s'être écrasé sur les occupantes de l'Arche. Ce voyage qui semblait s'être déroulé sans encombre, les avait envoyées bien trop loin dans le futur ! Qui sait comment la planète avait eu le temps d'évoluer durant ces trente-cinq mille ans. Naafar et Shanafa quittèrent la salle de contrôle, laissant la place à un nouveau silence qui cette fois-ci allait durer.