Meurtrier

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Depuis deux mois, je suis en stage avec le professeur Walder. En deux mois avec lui, dans cette cave aseptisée aux néons immuables, j'ai déjà bien cerné ses petites manies, ses lubies, son train-train. On fonctionne plutôt bien ensemble. Comme c'est assez calme, il en profite pour me montrer tout ce que je n'aurais pas pu voir à la fac. S'il le faut, il pratique une incise par-ci, un prélèvement par là. Je me penche sur le thorax ouvert, pour suivre son scalpel le long des boyaux humides. Je m'accroupis, pour constater que la trachée a été anormalement compressée. On prend notre temps. Il n'y a pas plus d'une autopsie tous les deux/trois jours, ici, à Hungsbar.

Bien entendu, je parle de train-train pour son activité quotidienne, sa précision maniaque lors de la manipulation des échantillons, sa façon de scruter une radio - de la poser, de tourner un peu en rond, en laissant son regard glisser à droite et à gauche, avant d'y revenir, de se concentrer dessus, et de se décider enfin à appeler un confrère. Tout ce que j'observe du coin de l'oeil lorsque j'ai fini d'étiqueter et de ranger les dossiers et les échantillons qu'il m'a confiés, et que je fais semblant d'avoir encore quelques notes à prendre pour mon rapport de stage.

Mais lorsqu'un nouveau cas lui est amené, Il n'est plus question de train-train. Il fait face à une énigme, un défi qui engage tout son savoir et sa réputation. Il est travailleur, intelligent, cumule une somme de connaissances astronomiques ; mais tout cela, il le remet en jeu dès qu'un cadavre arrive. Peu importe que la cause du décès soit évidente. Le cou a été brisée par la frappe violente d'un gourdin, qui a laissé un énorme hématome sur le crâne ? Et qui sait si cela ne masque pas autre chose ? Ne va-t-on pas trouver des traces de suffocation, d'intoxication, que l'on aurait voulu cacher aux regards ? Il faut reconstruire l'histoire, la vraie, et cela demande de faire fi des évidences. Il faut tout mesurer, tout corroborer, ne rien laisser au hasard et aux explications simplistes. Mené à bien, le travail du légiste peut disculper un innocent, dévoiler un complot, changer un suicide en assassinat.

C'est pourquoi je m'interroge. Ce soir, la victime qu'on nous a déposée a subi deux attaques. Les trois coups de surin, proches du coeur, ont assuré une mort rapide. Ils ont été portés par un professionnel. Le coup de chevrotine, qui a criblé la gorge, ne pouvait rivaliser, mais qui y aurait survécu ? Personne.

Alors pourquoi ce double assassinat ? Et pourquoi le Professeur Walder feint-il ostensiblement d'ignorer les coups portés au torse ?

Depuis une demi-heure, il mesure, échantillonne, convertit, et gribouille sur les grandes feuilles millimétrées dont il se sert pour la prise de notes. Et il ne s'intéresse qu'à la chevrotine. A la perte de sang par l'artère percée. Au calibre. Aux angles de tir.

Pourtant ils sont là, les coups de surin. On ne peut pas les manquer. Il demandent justice, eux aussi, ils ont leur histoire à raconter, leur vérité à établir. Mais le professeur poursuit, son dossier s'étoffe, on approche des conclusions.

Je suis éminemment troublée. C'est un non-sens. On ne peut pas mettre tant d'efforts à expliquer et démontrer, à reconstruire le scénario de la mort, tout en laissant dans le noir la moitié de la scène. Dans le noir ? Mais non ! C'est un appel de phares. C'est une sirène d'ambulance. Nous sommes devant un double meurtre ! Qu'est-ce qui peut donc motiver le professeur à l'ignorer ainsi ? Comment peut-il compromettre sa science et sa réputation, devant une telle évidence ?

Je crois qu'il a noté mon inquiétude, mais, imperturbable, le voilà qui rédige le rapport d'autopsie, faisant toujours fi des trois coups portés. Il est concentré, minutieux dans le choix des mots, dans le rappel des chiffres. L'accident de chasse se dessine peu à peu, le coup de chevrotine part, à 30 mètres de distance. Le malheureux s'effondre sur un sol boueux. L'ambulance mettra 25 minutes à arriver, 10 minutes pour rejoindre l'hôpital. Mais notre ami est mort un peu avant d'arriver. L'hôpital fera conduire le cadavre chez nous dans la nuit.

Pas de coups de couteau. Ils n'ont pas existé. La famille du décédé ne saura jamais la vérité. Un meurtrier continuera à se promener en liberté. Peut-être se croiseront-ils, se feront-ils de grands sourires. Je ne peux pas.

- Prof... Professeur. Je...

Il s'y attendait. Il m'attendait.

- Oui, oui, bien sûr.

Il pose le dossier, et s'assoit sur le tabouret tournant, en face de moi, et reprend :

- Mon travail, c'est de démontrer ce qui a conduit à la mort, n'est-ce pas ?

J'opine sans trop savoir où il veut m'amener avec cette généralité.

- Et j'établis les faits qui ont conduit cette mort, pour aider à en identifier les causes, et, s'il le faut, à pointer les coupables. C'est mon métier, n'est-ce pas ?

Je ne comprends toujours pas à quoi il veut en venir. Je le regarde en levant un sourcil, pour l'inviter à préciser sa pensée.

- Je vais te raconter une histoire. Il y a 2 ans, le commissaire Gathand, que tu as vu tout à l'heure, nous a ramené un noyé. Trouvé quelques kilomètres en aval du pont d'où il était tombé. Le commissaire a mené une enquête éclair, et en moins de 24 heures il mettait deux suspect aux arrêts. Deux fils de grands pontes de la région. Une histoire de harcèlement envers un pauvre hère, une menace de le jeter par-dessus la rambarde pour lui faire peur, mais qui aurait mal tourné. Et ils avouent. Et l'histoire fait la une des journaux du lendemain.

Mais ce lendemain-là, pas de bol. Le noyé se réveille. On le tenait tous pour mort, mais rien à faire, le gars tenait à la vie plus que la science à son cadavre, et pof, il a ressuscité. Ici même, tiroir 22. (il montre du doigt un des tiroirs)

Pourquoi c'est pas de bol ? Parce que notre noyé a une toute autre histoire. Il s'est suicidé. Tout seul comme un grand. Les fils de bonne famille n'ont rien à faire en cellule. Le commissaire fulmine et rumine sa honte pendant des semaines. Les bonnes familles l'ostracisent, le bon peuple se moque, sa carrière fait du sur-place.

Alors depuis cette époque, chaque cadavre que le commissaire nous apporte a trois coups de couteau au coeur. Ce n'est pas la cause de sa mort. C'est une conséquence de la mort ratée du suicidé du pont de Hungsbar.

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