Chapitre 2

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chapitre 2


— Tout d'abord, laissez-moi vous remercier d'avoir accepté cet entretien. Comme votre mari vous en a peut-être informé, nous sommes réunies aujourd'hui pour tenter d'apporter un éclairage nouveau sur la grande femme de sciences que vous êtes et que finalement peu de gens connaissent, malgré votre renommée mondiale. Nous allons, si vous le voulez bien, revenir ensemble sur les moments importants, difficiles de votre vie, qui ont contribué à faire de vous la femme que vous êtes aujourd'hui. Sans oublier de parler de vos travaux, qui sont en train de changer notre monde à jamais. 


Elle hoche la tête en signe d'assentiment. 


J'ai découvert que vous étiez née en Pologne à Varsovie en 1867, petite dernière d'une famille de cinq enfants, sous le nom de Marya Sklodowska. Quelle éducation vos parents ont-ils choisi de vous donner ? 


Marie prend alors la parole, avec ce léger accent polonais qui la caractérise ( elle roule les "r" ).

— Comme vous le savez sûrement, à cette époque, la Pologne était sous occupation russe et nous vivions dans la menace permanente d'une répression. Il nous était interdit de parler notre langue dans la rue ou à l'école. Mes parents étaient issus de la petite bourgeoisie, enseignants tous les deux. La révolte par les armes avait déjà coûté un lourd tribut aux générations précédentes, pour cette raison ils ont opté, c'est comme cela que vous dites en français ? J'acquiesçais de la tête, pour une révolte basée sur l'éducation et la connaissance. Je me souviens que mon père nous disait toujours : « La seule chose qu'ils ne pourront pas vous prendre, c'est ce que vous avez dans la tête ».



— Je crois savoir qu'au début de votre adolescence, vous avez perdu à la fois votre sœur aînée du typhus et ensuite votre mère de la tuberculose, sans n'avoir jamais pu l'approcher depuis l'annonce de sa maladie jusqu'à sa mort, plusieurs années après. Est-ce que vous ne pensez pas que ces deux disparitions puissent avoir un lien, même inconscient, avec le désir conjoint de votre soeur Bronia et de vous-même de vouloir sauver des vies, quitte à risquer la vôtre ? 



— Vous avez peut-être raison. Il est vrai que ma soeur Bronia est aujourd'hui médecin et moi une chercheuse qui espère prolonger la vie grâce à mes découvertes. Vous savez, nous étions une famille très soudée, qui s'est retrouvée dévastée après leur départ. Cette période a été très difficile pour nous tous. La médecine ne savait pas soigner ces maladies et utilisait encore la saignée comme traitement... Papa s'est soudain retrouvé seul à élever quatre enfants. Ne pouvant plus compter sur le logement que nous avions grâce à l'école où travaillait notre mère ainsi que sur son salaire, nous avons été obligés de déménager et apprendre à ne compter que sur nous-mêmes. 



— Mais comment êtes-vous parvenue, dans un tel contexte, à continuer d'approfondir vos connaissances ? Chez vous, les universités n'étaient-elles pas de surcroît interdites aux filles ? 


— Oui, c'était malheureusement le cas. Mais une amie, une compatriote polonaise, a décidé de créer une université volante. Bien sûr il s'agissait d'un enseignement clandestin, dispensé le plus souvent dans des caves. L'endroit était différent chaque jour. Nous risquions vraiment nos vies à cette époque. Mais il était important de continuer à nous former. Mon père qui était professeur de physique suivait de près les avancées de la science dans les autres pays. Il disait que l'indépendance de la Pologne se ferait grâce au travail scientifique de notre génération. Papa était un positiviste, pour lui les progrès de la science feraient inexorablement progresser l'esprit humain. D'ailleurs, il ne faisait pas de différence entre nous, fille ou garçon. Il disait : « Si tu veux, tu peux ».


— Qu'est-ce qui vous a donné l'envie de venir à Paris en 1891 et de vous inscrire à la Sorbonne pour y faire vos études de mathématiques ? 


— Notre père nous avait appris votre langue, je crois qu'il aimait bien la France. Ma soeur Bronia est partie la première, pour y faire ses études de médecine, ensuite je l'ai rejointe. La Sorbonne représentait pour moi « le palais du savoir » et l'assurance d'avoir les meilleurs professeurs que ce soit en Physique ou en Mathématiques. Je me souviens qu'ils parlaient très vite et que j'avais parfois du mal à les suivre. J'ai beaucoup travaillé, y compris mon français, même s'il n'est pas parfait. Je ne dormais déjà que quatre heures par nuit. Sourire.



— Mais il me semble qu'en plus de votre langue maternelle et du français, vous maîtrisez également l'allemand, le russe et l'anglais ? Hochement de tête affirmatif de Marie. En 1893 vous obtenez une licence de physique et sortez première de votre promotion et en 1894 une licence de mathématiques où vous arrivez seconde. Beau Palmarès, le premier pour une femme ! C'est même impressionnant. Je crois que vous n'étiez pas nombreuses à faire des études supérieures, comme d'étudier dans cette école prestigieuse. Quelle était votre ambition ? 



— Non, en effet. Sur neuf mille élèves, nous devions être deux cents. Je voulais juste acquérir les mêmes connaissances scientifiques qu'un homme. Après tout, ce sont eux qui ont rendu possible l'inégalité entre nos deux sexes, mais pour moi, il n'y a jamais eu de différence. 



—  Je crois que c'est également en 1894 que vous rencontrez Pierre, qui deviendra votre mari. Comment les choses se sont-elles passées ?  


— En fait, l'un de mes professeurs d'université m'avait demandé d'effectuer quelques travaux pour lui. J'habitais à l'époque dans une petite chambre de bonne, je n'avais donc pas la place. Il me fallait quelque chose de plus grand et quelqu'un pour m'aider dans mes recherches. Un ami commun m'a alors parlé de Pierre. C'était déjà un savant de grande valeur, qui possédait son propre laboratoire. Il a gentiment accepté de le partager avec moi. Et c'est comme ça que nous avons commencé. 


— Qu'est-ce qui vous a séduit chez lui ? Certaines mauvaises langues disent que c'est sa notoriété, que sans elle vous n'en seriez pas là aujourd'hui ? Qu'avez-vous à répondre à ces accusations ? 


— C'est vraiment ridicule ! Je l'ai toujours trouvé différent des autres hommes. Tout d'abord, j'ai été frappé par son extrême jeunesse, il avait pourtant huit ans de plus que moi. Puis j'ai été séduite par son côté timide, réservé que je partageais et enfin par sa grande bonté. Nous avions en commun la même passion pour la Science, pour l'Humanité en général, les mêmes rêves, vous comprenez ? 


— Pourtant, il semble que le mariage n'ait jamais fait partie de vos projets. Ne clamiez-vous pas haut et fort que « Vous préféreriez vivre seule, comme une nonne, entièrement dévouée à la science ? ». Ne vouliez-vous pas rentrer en Pologne, servir votre pays ? 


— Ce n'est pas à vous, une Francaise romantique, que je vais apprendre que l'amour ne tient pas toujours compte de nos promesses surtout lorsqu'elles sont faites dans l'exaltation de la jeunesse. Sourire


— Votre mariage, un an après votre rencontre, à la mairie de Sceaux, s'est déroulé en toute intimité, je pourrais même ajouter dans une certaine austérité. Je crois qu'il n'y a eu ni fête, ni robe, ni alliance, pas même une photo pour immortaliser l'événement ?


— Adolescente je m'étais imaginée une cérémonie avec cortège et bal...

Pierre et moi passions notre temps à travailler, nous mettions déjà à cette époque, toute notre énergie dans nos recherches. Pas un de nous n'a pensé organiser quoi que ce soit. Même notre voyage de noces a été fait sur un coup de tête. Nous avions reçu deux bicyclettes en cadeau, nous en avons profité pour sillonner les routes d'île de France. Je ne crois pas que vous devriez en parler dans votre journal. Cela n'intéresse personne et n'appartient qu'à nous. 


— Si vous le souhaitez, je n'y vois pas d'inconvénient. Après la naissance de votre première fille, Irène, vous entamez des travaux sur les propriétés de rayonnement de l'uranium. En 1898 vous annoncez la découverte de deux substances : le Polonium, que vous avez appelé ainsi en référence à votre pays d'origine, j'imagine, et le radium, qui a la propriété d'irradier dans l'obscurité. Pouvez-vous m'en dire un peu plus ? 



— Vous savez, le métier de chercheur est particulièrement ingrat. Vous pouvez travailler des mois durant, sans rien trouver de concret qui vous fasse avancer. Et puis un jour, obtenir les résultats que vous espériez, comme ça, d'un coup, alors que vous commenciez à douter de votre propre démarche. Il faut être très patient. 

Pour écrire ma thèse en 1897 sur l'étude des propriétés uraniques, je me suis beaucoup inspirée des travaux du Professeur Henri Becquerel sur la radioactivité spontanée. Il avait notamment découvert la présence d'uranite dans un minerai appelé « Pechblende », extrait d'un gisement métallifère de Tchécoslovaquie . Pierre et moi avons continué dans cette voie. 



— Pardonnez-moi de changer de sujet, mais depuis le début de notre conversation, je vous observe avec attention et ne peux m'empêcher de constater l'état de vos doigts et le fait que vous les frottiez constamment. Faut-il y voir un lien avec les produits que vous manipulez en permanence ? 



— Oouui... Excuse-moi, je ne m'en rendais pas compte, ce geste est involontaire. Je vois que rien ne vous échappe. Vous avez raison, je me suis brûlé les doigts au cours des différentes opérations qui m'ont conduite à isoler des sels de radium. Ma peau n'a jamais vraiment cicatrisé. Je crois que les médecins ont parlé de " dermite ". Mais vous savez, les mains de Pierre sont encore plus touchées. Il a même soumis son cas à des amis médecins qui se sont passionnés pour ce phénomène et qui ont découvert que le radium avait le pouvoir de détruire certaines cellules malignes.  Grâce à ces émanations, on commence aujourd'hui à soigner certaines tumeurs, lupus ou cancers. 



— Mais vous passez la majeure partie de votre temps dans ce laboratoire, à respirer ce genre d'émanations, vous ne craignez pas pour votre santé ? 



— Si je craignais pour ma santé, alors il faudrait que je fasse un autre métier ! Pour l'instant, croyez-moi nous souffrons davantage des courants d'air dans notre laboratoire que des effets du radium ! 


— En 1903 vos travaux sont une nouvelle fois couronnés de succès, puisque vous recevez le prix Nobel de physique conjointement à votre mari et au Professeur Becquerel pour sa découverte des éléments radioactifs. Êtes-vous consciente d'être la première femme à recevoir ce prix ? Cela a t-il changé  quelque chose pour vous ? 


— Pierre et moi n'avons jamais été sensibles aux honneurs. Nous pensions seulement que ce prix allait enfin nous permettre de travailler dans de meilleures conditions, dans un local correct, équipé et ainsi, avancer plus vite dans nos recherches. En traitant plus rapidement les malades, leurs chances de guérison sont plus importantes. Il y en a tellement... 


— Mais lorsque votre mari a refusé la Légion d'honneur, n'aviez-vous pas eu peur de ne plus être dans les bonnes grâces du Ministre ? Surtout après avoir écrit  : « Veuillez, je vous prie, remercier Monsieur  le Ministre et l'informer que je n'éprouve pas du tout le besoin d'être décoré, mais que j'ai le plus grand besoin d'un laboratoire. » 


— Vous savez, en plus, cela n'a donné aucun résultat. Nous avons continué de financer nos travaux avec nos maigres ressources. 


— Après le Nobel, de nombreux journalistes ont cherché à vous rencontrer. J'ai cru comprendre que Monsieur Curie avait finalement accepté un rendez-vous avec l'un d'entre eux, qui s'est avéré être un désastre. Il paraît que par la suite, celui-ci se serait vengé en écrivant un article inventé de toutes pièces, peu flatteur, sur votre couple. Et que d'autres journalistes sans vergogne se seraient mis à faire de même ensuite, sans même prendre la peine de vous consulter. Est-ce bien là, la raison de votre méfiance vis-à-vis de notre profession ?  


— Il est vrai que cet épisode a été le début de nos problèmes avec la presse. Le journaliste en question était en fait un " chroniqueur mondain " qui ne connaissait quasiment rien à la radioactivité. Le journal « Le Temps » que nous respections, avait appris la nouvelle de notre Nobel avant les autres journaux et dans le but d'être le premier à nous interviewer avait envoyé le seul reporter qu'il avait sous la main. Ce dernier n'a pas cessé de poser des questions d'ordre privé à mon mari, qui n'a jamais répondu. Pierre avait accepté cet interview uniquement dans le but de parler de nos découvertes, mais surtout du radium, il n'a donc répondu à aucune autre question. En sciences, nous devons nous intéresser aux choses, non aux personnes ! 



— C'est un fait. Surtout que tous ces articles ont attisé l'intérêt, parfois malveillant du public à votre égard et qu'ensuite  vous ne pouviez même plus sortir seuls dans la rue, sans être assaillis de requêtes, mais aussi de demandes d'argent, sans parler des paroles désobligeantes des badauds, etc. 

Pourtant, cette même année, vous parvenez malgré tout à obtenir le doctorat es sciences avec une mention " très honorable ". Inutile de préciser à nouveau, que vous êtes la première femme à l'avoir obtenu, tout comme votre poste de professeur à l'Ecole Normale Supérieure de Sèvres. 

Alors qu'en 1904 vous accouchez de votre deuxième fille prénommée « Ève ». Je ne peux m'empêcher d'y voir, une allusion à la « première femme » que vous êtes indiscutablement dans bien des domaines. Vous ne faites vraiment rien comme tout le monde. Femme de sciences, mais aussi savante et mère de famille. Vous allez devenir un modèle à suivre pour toutes les femmes du monde entier ! 


La route semble avoir été longue, malgré tout,  pour en arriver là. Que d'heures de travail, de fatigue accumulées, de sacrifices...


Il me semble que vous n'ayez jamais déposé de brevet d'invention concernant l'extraction du radium, qui est devenu l'une des matières les plus chères du monde, puisque je crois qu'il coûte aujourd'hui 750 000 francs/or le gramme. Pourtant si vous l'aviez fait, vous auriez pu régler tous vos problèmes matériels et même vous enrichir. 


— Comme Monsieur Eiffel, vous voulez dire ? Non cela n'a jamais été dans nos intentions. Nous voulions que cette découverte puisse bénéficier à la science sans en tirer avantage. 


— Ce désintéressement a été perçu par beaucoup, comme une belle leçon d'humanité. D'ailleurs, à ce propos, Monsieur Einstein a dit de vous que : « de toutes les personnes qu'il avait côtoyées, vous étiez les seules, votre mari et vous-même, que la gloire n'avait pas perverties ».


— Il nous fait trop d'honneur... Pour nous ce n'est que le fondement de toute éthique scientifique.


— J'espère que dorénavant le public aura de vous l'image d'une femme qui se bat pour imposer ses capacités, dans un monde où l'homme est omniprésent et où la vie intellectuelle lui est souvent réservée. J'espère qu'il saura reconnaître votre ardeur, mais aussi votre enthousiasme, votre obstination dans l'effort, votre rigueur et enfin votre force dans la solitude. 


— Merci à vous d'avoir pris le temps de m'écouter et surtout d'avoir su si bien comprendre la femme que je suis. Nous les chercheurs, à force d'être penchés sur nos coupelles à longueur de journée, nous en oublions de nous regarder, de voir qui nous sommes vraiment. 


En 1905, les époux Curie obtiendront enfin le laboratoire qu'ils attendaient depuis si longtemps. Plus de dix ans après leur rencontre... En cette fin d'année, Pierre Curie éprouve de plus en plus de difficultés à marcher, il a maigri, ses mains tremblent, son corps commence à s'affaiblir. Les médecins décrètent qu'il déprime et lui font des injections de strychnine, histoire de le remettre sur pieds. Mais Pierre n'est pas dupe, ses douleurs articulaires, cet état de fatigue intense, ses tremblements, il sait d'où ça vient, mais pour Marie il fait semblant d'y croire. 


Et un après-midi d'avril 1906, alors qu'il sort d'un déjeuner avec ses amis physiciens, qu'il fait sombre et qu'il pleut, il glisse sur la chaussée de la rue Dauphine, s'empêtre dans son parapluie. Rien de grave en apparence, si ce n'est l'arrivée au même instant d'une voiture à cheval. Alors qu'il tente de se rattraper au poitrail de l'animal, qu'il se croit sauvé, il s'emmêle dans le harnais et s'écroule sur la chaussée, son crâne est alors broyé par une roue de l'attelage. Pierre Curie vient de mourir à quarante-sept ans. Marie est anéantie, elle a perdu son double, l'amour de sa vie et devient veuve avec deux petites filles, elle a trente-neuf ans. 





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