Croc-Noir

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 Cette nuit, Lyssia plaça tout de même encore un glyphe de protection dans sa chambre. Sa journée passée à Varoh avait beau ne lui avoir dépeint du village qu’un portrait idyllique, elle restait tout de même sur ses gardes quant aux vagabonds qui pouvaient survenir pendant la nuit. Au pied du lit, Orion s’étirait aussi. Le petit félin s’était habitué à être trimballé de tous côtés lorsque sa maîtresse voyageait, et passait le plus clair de son temps dans sa poche de la sacoche, ne sortant que pour manger ou se dégourdir les pattes.

 Ayant fini sa toilette, Lyssia descendit dans la salle principale encore vide et demanda à Jankol un en-cas à emporter.

 — Pas de soucis ! Voilà pour toi. Bon voyage !

 Elle paya, le remercia et, Orion somnolant encore dans son sac, se mit en route vers l’est, comme indiqué par Solon.

 Le temps était frais, et les bottes de l’étudiante étaient parfaitement adaptées au sol encore légèrement boueux. Comme indiqué, elle se dirigeait vers l’est, vers le soleil encore levant, tandis que son chaton somnolait encore, bien que régulièrement secoué dans sa sacoche.

 Lyssia était pleine d’espoir, et les quelques kilomètres qui la séparaient d’un ancien aventuriers ne pourraient rien pour la retenir. Bien vite, le chemin de terre s’enfonça dans une forêt dans laquelle elle s’engagea sans hésiter. Solon l’avait prévenue que le rocher du Corbeau se trouvait dans une lisière de la forêt. Là encore, le chemin était assez clair, même si la végétation reprenant ses droits laissait comprendre que peu de gens l’empruntaient régulièrement.

 La forêt respirait autour d’elle ; elle percevait le bruissement des feuilles, le sol qu’elle foulait à chaque pas, les criquets qui résonnaient sur le chemin. Même Orion, par curiosité, avait sorti sa tête de la sacoche et promenait son regard partout où il pouvait.

 Enfin, au bout de deux heures de marche douce, la forêt se dégagea légèrement, laissant voir un immense rocher de près de cinq mètres de haut. Aucune erreur n’était possible ; la roche était sombre, noire, comme brûlée, et le d’un des côtés avait une excroissance qui, sous un certain angle, pouvait ressembler à un bec de corbeau.

— Je crois qu’on y est, Orion, dit Lyssia à voix haute. D’après Orion, nous ne sommes plus qu’à un ou deux kilomètres de la ruine.

 Alors qu’elle s’était arrêtée pour observer la formation rocheuse, la jeune femme se rendit compte que ses jambes réclamaient une pause. Elle remarqua alors un reste de feu de camp sous le bec du rocher, avec un tronc d’arbre savamment posé pour faire office de banc.

 Sortie du couvert des sous-bois, l’étudiante se retrouvait exposée au soleil qui se trouvait désormais haut dans le ciel. Aussi, elle accueillit bien volontiers cette opportunité de reprendre un peu ses forces à l’ombre du rocher.

 Elle s’assit sur le tronc d’arbre et ouvrit son sac. Orion en bondit et se mit à explorer les environs. Sans le quitter des yeux, Lyssia attrapa un pain à la viande vendu par Jankol plus tôt et mordit dedans. Elle n’avait rien mangé avant de partir et commençait à en ressentir les effets.

 Mais alors qu’elle mâchait en contemplant la forêt devant elle, il lui sembla y voir des formes s’y mouvoir. Elle ne put pas dire de quoi il s’agissait précisément, mais elle s’arrêta immédiatement, tous ses sens aux aguets. Quelques pas plus loin, Orion continuait à s’approcher des fleurs qui arrivaient à sa portée.

 Lyssia resta sans bouger afin de s’assurer qu’il ne s’agissait que de son imagination. Mais très vite, elle distingua cette fois trois formes humanoïdes dans les sous-bois.

 — Orion ! appela-t-elle. Viens ici !

 Appelé, le chaton se retourna et se dirigea nonchalamment vers sa maîtresse. Lyssia, qui n’avait pas quitté les bois des yeux, en était désormais convaincue ; trois gobelins s’approchaient d’elle.

 Ce ne fut cependant que lorsqu’ils sortirent des sous-bois, armes en main, qu’elle se mit en garde, les mains déjà infusées de magie. Les gobelins faisaient les deux tiers de sa taille. Les yeux étaient globuleux et leurs dents acérées. Mais s’ils étaient plus petit, leurs armes leur donnaient une bonne allonge. Deux d’entre eux s’avançaient bouclier en avant, épée brandie au-dessus de leur tête, tandis que le dernier pointait sa lance vers Lyssia en poussant des cris stridents.

 La jeune mage était nerveuse. Certes, elle avait déjà combattu un gobelin, mais trois à la fois ?

 Elle n’avait pas le droit d’hésiter, elle devait se battre.

 — Flèches de feu !

 Du bout de ses doigts jaillirent alors trois traits de feu, tous dirigés vers le gobelin avec sa lance. Celui-ci, frappé de plein fouet, tomba en arrière, tandis que les deux autres continuaient d’avancer, pressant le pas.

 Abandonnant son feu de camp qui ne lui offrait aucun échappatoire en cas de mêlée, Lyssia sortit sous la lumière du soleil, essayant de maintenir la distance entre ses adversaires et elle.

 Les gobelins couraient désormais, poussant des petits cris agressifs alors que leurs épées tournoyaient au-dessus de leur tête. Orion s’était réfugié derrière le tronc du campement.

 Lyssia chargea à nouveau un tir magique, cette fois sur l’un des gobelins qui la poursuivaient. Celui-ci fut cette fois touché en pleine tête et s’écroula pour ne pas se relever. Mais le restant avait atteint sa cible et donna un coup d’épée qui coupa à travers le pantalon de l’étudiante qui poussa un cri de douleur. Elle le repoussa d’un coup de pied, mais ne pouvait plus espérer courir, tant la douleur était puissante. Elle chargea à nouveau un tir magique afin de frapper à bout portant, mais le gobelin à la lance attira son attention d’un cri strident.

 Lyssia se figea : le gobelin avait attrapé Orion par la nuque et, ayant sorti un couteau, se tenait prêt à l’égorger. Son intention était claire : soit elle se rendait, soit Orion mourrait.

 Lyssia serra les dents. Son tir était chargé et lui brûlait désormais les doigts. Si elle faisait feu sur le gobelin avec l’épée qui s’était relevé, l’autre tuerait Orion. Et si elle tirait sur l’autre gobelin, non seulement elle risquait de blesser Orion, mais celui avec l’épée pourrait lui porter un coup qu’elle ne pourrait plus esquiver à cause de sa blessure.

 Déjà, le gobelin à l’épée commençait à agiter son épée vers elle, lui faisant signe de se rendre. Elle lui jeta un regard noir, mais sa décision était prise. Elle éteignit le feu au bout de ses doigts et baissa le bras et le regard.

 Alors que les gobelins éclataient de rire, celui qui tenait Orion fut interrompu par une flèche qui lui transperça la gorge. Avant que le restant n’ait pu comprendre ce qu’il s’était passé, une autre flèche le frappa à l’arrière du crâne et la pointe ressortit par le front, pointant vers Lyssia qui, sous la surprise, poussa un cri et tomba à terre.

 D’un coup, tout s’était arrêté. Les trois gobelins étaient morts. Lyssia se précipita alors vers son chat :

 — Orion !

 Elle scruta à nouveau les sous-bois ; d’après les flèches, le tireur devait venir de là. Elle ne vit rien pendant quelques secondes. Puis, sortant sereinement dans la lisière, une figure encapuchonnée s’avança vers elle, un arc et des flèches dans le dos. La capuche s’étant légèrement relevée, Lyssia put voir qu’il s’agissait d’un jeune homme aux longs cheveux noirs et à la barbe grossièrement taillée. Ses yeux étaient sombres et son regard fatigué. Sa cape semblait avoir vécu plus longtemps que lui. Il portait une armure de cuir elle aussi parsemée de coupures et lacérations, comme si là aussi, elle le suivait depuis des années.

 Lyssia se doutait qu’il s’agissait de la personne qui venait de la sauver, mais n’en baissa pas sa garde pour autant, préparant discrètement un sort derrière son dos.

 — Qui êtes-vous ?

 — Ne devrais-tu pas me remercier de t’avoir sauvée ?

 — M… merci…

 — De rien.

 Il avait continué de s’avancer vers elle, mais s’arrêta à deux mètres.

 — Vous n’avez pas répondu, qui êtes-vous ?

 — Lyssia ?

 Elle ouvrit de grands yeux. Il connaissait son nom ? Sa barbe le vieillissait, mais il ne semblait, en dessous, pas bien plus âgé qu’elle.

 — … peut-être, que lui voulez-vous ?

 — Tu as été envoyée par Solon, c’est ça ?

 Lyssia l’observa une nouvelle fois de haut en bas. Les connexions commençaient à se faire dans son esprit.

 — Vous… vous êtes Croc-Noir, n’est-ce pas ?

 L’homme pesa sa tête avec un air rêveur :

 — Croc-Noir… oui, c’est vrai… c’est mon nom, désormais…

 — C’est vraiment vous ! dit Lyssia en venant cette fois à sa rencontre. Je suis heureuse de vous rencontrer. Mais… je pensais que vous ne quittiez jamais vos terres.

 Croc-Noir la dominait d’une tête :

 — Ce sont mes terres. Je connais cette forêt comme ma poche.

 — Et malgré cela, des gobelins nous ont attaqué.

 — Et je vous ai sauvé.

 Lyssia resta un moment interloquée.

 — Vous voulez dire que… c’est vous qui leur avez ordonné de nous attaquer ?

 — Pas du tout, dit Croc-Noir en fronçant légèrement les yeux. Je suis même désolé que cela soit arrivé. Mais ces créatures de l’ombre peuvent agir comme une barrière naturelle contre les visiteurs indésirables. Mais assez discuté. Pourquoi ne nous dirigeons-nous pas vers ma demeure ?

 Il avait étendu son bras vers le nord, invitant l’étudiante à le suivre. Redevenant soudain méfiante, Lyssia mesura cependant ses options. Si cette personne lui voulait réellement du mal, elle aurait déjà eu l’occasion de le faire. Qui plus est, et très paradoxalement, l’accoutrement de cette personne n’inspirait pas la confiance. Un escroc ou meurtrier se serait présenté sous une meilleure lumière. Elle rassembla ses affaires et suivit l’individu sous sa capuche.

 Le début de la marche se fit dans un silence gêné. Croc-Noir – si tel était son nom – marchait à vive allure, semblait presque flotter sur le sol. Derrière, Lyssia et son ensemble de magicienne peinaient pour garder le rythme. Il avait l’air dans son élément, marchant prestement sur un chemin qu’il avait emprunté un nombre incalculable de fois.

 Enfin, après une montée qui parut insurmontable à Lyssia, la forêt se dégagea à nouveau et, perché en haut d’une colline, ils purent voir un château.

 — Nous voilà arrivés, dit simplement Croc-Noir.

 Lyssia cachait son essoufflement comme elle pouvait :

 — C’est… c’est chez vous ?

 — … en quelque sorte.

 Alors que Croc-Noir s’était remis en route, Lyssia observa l’édifice avec un peu plus d’attention. Ce qu’elle avait devant elle avait dû être un château dans le passé, mais aujourd’hui, il avait été réduit à l’état de ruine. La plupart des murs avaient été éventrés par le temps et envahi par le lierre, et elle devinait un reste de tour sur l’aile ouest.

 Croc-Noir arriva devant la porte à double-battants laissés entrouverts. Il poussa légèrement l’un d’entre eux qui grinça lourdement afin de laisser entrer son invitée.

 Celle-ci découvrit que l’intérieur correspondait à l’idée qu’elle s’en faisait en voyant l’extérieur. Les murs avaient là aussi été grignotés par le temps et la pluie, ne laissant que des restes de ce qui semblait avoir été une entrée faste et luxueuse.

 — P… pourquoi est-ce dans cet état ? demanda-t-elle.

 — C’est vraiment ce genre de réponses que vous êtes venue chercher ?

 Elle se retourna vers Croc-Noir qui, à nouveau, lui passa devant et la précéda dans l’escalier menant au premier étage. L’étudiante ne semblait pas sereine à l’idée d’emprunter l’escalier qu’elle devinait instable, mais à voir son hôte s’y engager sans hésitation, elle l’y suivit néanmoins.

 Il la précéda dans un long couloir au bout duquel il finit par ouvrir la seule porte en bon état de la bâtisse. Lorsqu’elle entra cependant, Lyssia fut véritablement surprise : là où tout le reste du château avait été laissé à l’abandon, cette salle avait été parfaitement aménagée. Il s’agissait d’une petite chambre, avec un lit molletonné, un bureau, deux chaises et une cheminée. L’entretien y semblait impeccable, contrastant totalement avec le reste de la demeure.

 Croc-noir désigna une des chaises à son invitée, laquelle s’installa poliment, encore très gênée.

 — D… donc vous vivez ici ?

 L’homme déposa son arc et ses flèches dans un coin de la pièce dans un geste que Lyssia devinait désormais mécanique.

 — Oui…

 Il enleva alors les protections sur ses avant-bras avec la même nonchalance et enfin, rabattit son capuchon sur ses épaules avant d’enlever la cape et de l’accrocher au mur. Cette fois, les yeux de Lyssia s’ouvrirent en grand : elle avait vu, sous les cheveux noirs de son hôte, les oreilles pointues caractéristique du peuple disparu.

 — Alors c’est vrai, souffla-t-elle. Un elfe…

 L’oreille battit un coup, comme pour témoigner que Croc-Noir avait entendu la remarque. Lyssia rougit légèrement. Croc-Noir se dirigea alors vers la cheminée et y raviva les braises avec un tisonnier.

 — Alors, Lyssia. Solon m’a dit que vous étiez une jeune fille intelligente qui pourrait avoir besoin de mes… lumières. Je vous écoute.

 La jeune étudiante mesurait encore le miracle qu’elle avait face à elle. Un aventurier. Un elfe. Un vestige tout droit sorti du vieux monde. Néanmoins, elle essaya de garder la tête sur les épaules et sortit son carnet.

 — Je… je suis étudiante à l’Université de Magie Valle Amakir et je fais une thèse sur les aventuriers et comment ils ont été amenés à disparaître. Solon m’a dit que vous étiez un ancien aventurier… et maintenant je vois que vous êtes un elfe… je pensais que… que vous aviez tous disparu.

 — Une question à la fois, jeune Lyssia, l’interrompit Croc-Noir alors que le feu prenait enfin dans la cheminée.

 Elle se reprit, marmonnant des excuses :

 — Selon vous, à quoi est dû la fin de l’Âge d’Or des Aventuriers ?

 Croc-Noir n’avait pas détaché son regard du feu qu’il avait face à lui et garda un long moment le silence. Derrière lui, Lyssia ferma les yeux, craignant que sa question, pour une raison inconnue qu’elle ne tarderait pas à connaître, ait offensé son hôte.

 — S… si vous ne voulez pas rép-…

 — Les aventuriers ont disparu parce que c’était la meilleure chose à faire.

 La voix de Croc-Noir s’était légèrement aggravée, et Lyssia le remarqua. C’était comme si le passé parlait directement au travers de l’ancien aventurier.

 — La meilleure chose à faire… ? Mais n’y avait-il pas des villes entières dont le commerce dépendait des aventuriers ?

 — Tout à fait, dit Croc-Noir en se retournant. Et elles ont dû s’adapter.

 C’était la première fois depuis qu’ils étaient entrés dans la chambre qu’il lui faisait face. Il étonnamment svelte, mais elle n’arrivait toujours pas à se faire à la barbe sur un visage d’elfe qu’elle avait toujours imaginé glabre. Il reprit :

 — Pourquoi ne me dites-vous pas ce que vous savez de la fin de l’Âge d’Or ?

 Satisfaite d’être en terrain à peu près connu, Lyssia reprit de l’assurance.

 — Il y a cinq cents ans, les aventuriers étaient nombreux. On estimait alors leur nombre à plusieurs dizaines de milliers sur Krell, soit presque 10% de la population active. Leurs parcours peuvent également se retrouver sur des cartes de l’époque, où ils laissaient souvent leurs marques dans des villes et villages. Il s’agissait aussi incidemment des principaux moyens de communications entre les provinces, puisqu’il n’était pas rare qu’on leur confie des missions de la plus haute importance. Et puis après… Bien que les deux évènements soient arrivés à peu près en même temps, il n’y a pas eu de lien clairement établi entre le Dernier Souffle de la Longévité et le début du déclin des aventuriers. Mais au cours des cent années qui ont suivi, leurs nombres s’est réduit comme une peau de chagrin. De plusieurs dizaines de milliers il y a cinq cents ans, on estime aujourd’hui leur nombre plutôt autour de la centaine à travers Krell. Et ce sont des chiffres optimistes. Les causes souvent évoquées sont la modernisation de notre société ou les dangers du métier qui pouvaient s’avérer rédhibitoires, mais aucune de ces deux théories n’expliquent la vitesse à laquelle leur nombre a chuté.

 Croc-Noir s’était assis sur la chaise en face de Lyssia, bras croisés, écoutant calmement et respectueusement l’exposé. Une fois celui-ci fini, il hocha la tête :

 — Vous avez bien appris votre leçon, Lyssia. Et je n’y vois rien de faux. Vos hypothèses sont intéressantes mais vous ? Que pensez-vous qu’il se soit passé ?

 Lyssia prit un moment pour réfléchir. Son regard alternait entre les yeux sombres de son interlocuteur et les flammes dansantes dans la cheminée. Il avait lui-même dit que les aventuriers avaient disparu « parce que c’était la meilleure chose à faire », mais par rapport à quoi ? Cherchait-il à lui faire deviner le « comment » les aventuriers avaient disparu ?

 — Je pense que… je suis plutôt d’accord avec la théorie qui dit que nous n’avons plus eu besoin d’eux. La société a évolué.

 Croc-Noir hocha la tête, visiblement satisfait.

 — Vous confondez les causes et les conséquences, mais cela fera l’affaire. Et pour le Dernier Souffle de la Longévité ? Une idée ?

 Les histoires des dortoirs de l’Université de Magie lui revinrent en tête. Les théories les plus folles courraient sur ce point, parfois si loufoques qu’elle hésitait à en faire part à Croc-Noir.

 — Disons que… les elfes étaient des créat-… une race très étrang-… je veux dire, très mystérieuse. On ne peut pas vraiment savoir ce qui leur est passé par la tête.

 Croc-Noir prit une longue inspiration, comme pondérant sa réponse. Il regarda longuement le dessus de sa cheminée où Lyssia remarqua une peinture montrant une dizaines de personnes, visiblement pas toutes humaines. Lorsqu’il constata que son invitée observait elle aussi la peinture, Croc-Noir se l’interpela :

 — Pendant l’Âge d’Or, les groupes d’aventuriers se donnaient des noms. Connaissez-vous certains d’entre eux ?

 — Tout à fait, dit Lyssia en réorientant son attention. Il y avait les Griffes d’argent, les Revengeurs, les Dragons du Désert, euh… quoi d’autre ?

 — Vous avez mentionné le nom de votre université. Saviez-vous que Valle Amakir avait été un aventurier ?

 Lyssia ouvrit de grands yeux et sa mâchoire sembla se décrocher.

 — Valle Amakir ? Aventurier ? Mais… les textes nous disent que c’était un ermite ! Qu’il a développé seul sa théorie des flux !

 — Oh ça, lui seul pouvait la comprendre… mais il n’était pas seul dans cette… eh bien, « aventure » !

 Lyssia regarda à nouveau la peinture au-dessus de la cheminée, puis réorienta son regard vers Croc-Noir. Elle pâlit d’un coup :

 — Vous… vous êtes Valle Amakir !?

 Croc-Noir rit nerveusement et regarda Lyssia droit dans les yeux, un sourire gêné au visage :

 — Je pense pouvoir imaginer ce que ça fait que d’avoir son idole en face de soi. Mais je suis navré de devoir vous décevoir ; je ne suis pas Valle Amakir. Je l’ai seulement connu. Il y a… bien longtemps.

 Lyssia fit rapidement le calcul, réfléchissant à voix haute :

 — Mais… le décès de Valle Amakir est estimé comme lié au Dernier Souffle de la Longévité… cela voudrait dire que vous avez… plus de cinq cents ans ? C’est… c’est possible ? Même pour un elfe ?

 À nouveau, Croc-Noir eut un petit rire nerveux, se contentant de hocher la tête d’un air rêveur.

 — Vous avez connu Valle Amakir, répéta Lyssia encore incrédule. Et vous étiez présent lors du Dernier Souffle de la Longévité… et vous avez pu observer directement le déclin des aventuriers. Mais… pourquoi garder le silence sur ce pan charnière de notre histoire ?

 Croc-Noir prit une longue inspiration et tira une longue pipe en bois de sa veste encore accrochée au mur. Il chercha dans sa poche quelques herbes qu’il choisit méticuleusement. Cependant, au moment de l’allumer, il se redressa soudainement et tendit l’oreille. Deux secondes plus tard, Lyssia put elle aussi entendre une voix au loin, visiblement hors des ruines :

 — Croc-Noir ! Croc-Noir !!

 C’était une voix d’adolescent qui se rapprochait au pas de course et qui appelait de tous ses poumons. Croc-Noir avait rangé sa pipe et ouvert la fenêtre. Un jeune garçon, encore en nage, arrivait dans l’enceinte du château :

 — Alkar, reconnut l’elfe. Qu’est-ce que tu fais ici ?

 À la vue de l’ermite, le garçon s’autorisa deux secondes de repos pour reprendre son souffle. De toute évidence, il avait couru pendant un long moment :

 — Le village ! Varoh est attaqué ! Solon m’envoie ! Il a rassemblé les villageois, mais il ne sait pas combien de temps il pourra tenir !

 Lyssia, qui s’était elle aussi penché à la fenêtre, tressaillit ; le village était attaqué ? Solon et les autres étaient en danger ? S’agissait-il des mêmes monstres qui l’avaient surprise au pied du rocher du Corbeau ? Croc-Noir était retourné dans la chambre et avait rassemblé tout son équipement. Avant même que Lyssia n’ait pu lui demander ce qu’il allait faire, Croc-Noir avait rabattu sa capuche et, arc et flèches sur le dos, avait posé le pied sur le rebord de la fenêtre.

 — Tu as beaucoup couru, Alkar, repose-toi. Je m’occupe de ça. Lyssia…

 Il se tourna vers la jeune magicienne :

 — Je serai de retour bientôt. J’espère que vous pardonnerez cette interruption de notre petite entrevue.

 — Je ne vous retiens pas, dit-elle avec respect. La situation semble critique.

 Il hocha la tête et, dans un coup de vent, bondit hors de la fenêtre et directement dans la forêt où, sautant de branche en branche, il disparut en quelques secondes. Lorsque Lyssia rabaissa le regard, elle constata qu’Alkar était tombé à terre, visiblement inconscient.

 Elle descendit les escaliers quatre à quatre, ne prenant même pas le soin de noter de quelle chambre elle était venue. Arrivée aux côtés du garçon, elle prit rapidement son pouls : il était vivant, il s’était juste écroulé de fatigue.

 Elle redisposa le corps dans une position de repos et lui mit même la tête sur son sac afin que ce dernier serve d’oreiller. En quelques minutes, le garçon reprit connaissance. Toujours allongé, il croisa le regard de Lyssia ; il avait les yeux bleus, clair, et le visage ciselé malgré son jeune âge.

 — Vous… je vous ai déjà vue non ?

 Avant que Lyssia n’ait pu répondre, le garçon avait déjà trouvé :

 — Vous êtes la magicienne qui êtes arrivée au village avant-hier ! Que faites-vous ici ? Est-ce que le village est sauf ?

 — Je suis venue voir Croc-Noir. Il est déjà parti, rassure-toi. Il n’y a aucun doute qu’il réussira à repousser… quoi, d’ailleurs ?

 Alkar retourna les yeux devant lui, vers le ciel encore bleu.

 — Des… des gobelins, des orques. Ils sont arrivés par dizaines des collines du nord. Je ne sais pas d’où ils viennent précisément. Ils ont simplement attaqué, sans sommation. Bernier et Sharleen, de la ferme du nord, ont été tué directement, après quoi Solon a sonné l’alerte et rassemblé tout le monde. Lorsque je suis parti, une barricade avait déjà été mise en place dans la grand-rue, mais…

 Il était encore épuisé, mais essayait de se redresser, comme pour prêter ses forces à son village. Lyssia profita que sa tête soit relevé de son sac pour y attraper une des potions qu’elle avait préparé la veille. Elle lui reposa alors la tête et lui donna la fiole de liquide jaunâtre.

 — Tiens, bois ça, ça ira mieux.

 Méfiant, le garçon finit par se laisser convaincre et sirota d’abord légèrement le breuvage épais. Puis, après avoir constaté que le goût n’était pas aussi répugnant que la couleur pouvait laisser penser, il finit par boire tout le contenu du flacon.

 En quelques secondes, il se redressa complètement, visiblement en pleine forme et surtout, surpris de l’efficacité de ce qu’il venait de boire.

 — Qu’est-ce que c’était que ça ?

 — Je ne savais pas si j’aurais besoin d’énergie pour la marche, dit Lyssia en récupérant son sac dans l’herbe duquel Orion sortit, visiblement dérangé d’avoir eu un étranger poser sa tête sur lui. Alors je m’étais fait quelques boissons énergisantes au cas où.

 — C’est efficace ! Je sens que je pourrais refaire la course jusqu’à Varoh. D’ailleurs je ne me suis pas présenté. Alkar, fils d’Alkion, le forgeron.

 — Lyssia van Orlia, étudiante en magie. Enchantée.

 Alkar semblait plus jeune, mais bien plus grand qu’elle. Ses mains puissantes étaient encore pleine de suie, et sa veste retenait péniblement ses immenses épaules.

 — Je dois y retourner, dit-il. Ils auront besoin de moi là-bas. Merci beaucoup, Lyssia.

 — Je viens avec toi ! dit-elle en rangeant Orion à nouveau dans son sac. Solon, Jankol et les autres… si jamais ils sont en danger, je ne peux pas rester les bras croisés.

 Alkar fut surpris par une réaction aussi empathique, mais comprit que toute aide pourrait être bienvenue. Ils se mirent en route sans perdre de temps. Alkar semblait très bien connaître le chemin, et ils coupèrent même à travers les bois de sorte à éviter le rocher du Corbeau qui, selon lui, n’était qu’un rallongement. Il s’agissait d’un chemin plus étroit et moins pratiqué, et Lyssia put comprendre qu’un vieil homme comme Solon préfère l’autre chemin qui, bien que plus long, était plus agréable.

 Ils ne parlèrent que très peu ; Alkar, revitalisé par la potion, marchait à toute allure, trottinant même lorsque le terrain le permettait, et ne ralentissant que pour attendre Lyssia qui n’avait pas d’aussi longues jambes que lui.

 Enfin, la fumée du village leur parvint, et Lyssia constata avec un certain soulagement qu’il ne s’agissait pas des fumées noires qui trahissaient un incendie massif, mais plutôt des quelques volutes caractéristiques des cheminées de village.

 Dès qu’ils arrivèrent, ils constatèrent que, bien qu’encore debout, Varoh avait beaucoup souffert au cours des dernières heures. Les maisons du nord avait été pillées, incendiées pour certaines, détruites pour d’autres. La grand-rue était jonchée de cadavres d’orques, de gobelins, mais aussi de villageois. Partout, on s’empressait d’apporter les premiers soins aux blessés qui se comptaient en dizaines. Au milieu de tout ça, Croc-Noir et Solon essayaient de réorganiser le chahut.

 — Vous êtes arrivé à temps, Croc-Noir. Je vous remercie, au nom de tout Varoh.

 — Ce n’étaient pas de simples pillards, dit Croc-Noir alors qu’Alkar et Lyssia arrivaient à sa hauteur. L’attaque était coordonnée, organisée.

 — Qui pourrait vouloir attaquer Varoh ? demanda le doyen. Nous ne sommes qu’un village-étape, nous n’avons rien de précieux.

 — Je ne sais pas. Mais je préfère m’assurer que ça ne recommence pas. Je vais me rendre aux collines du nord, afin de voir si je peux comprendre ce qui a poussé ces monstres à attaquer.

 — Merci, Croc-Noir. Nous allons nous occuper des blessés. Bonne chance.

 — Je viens avec vous, dit Lyssia à Croc-Noir. Je veux comprendre aussi.

 Croc-Noir et Solon se tournèrent vers elle, la surprise au visage. Le doyen dévia alors le regard vers l’ancien aventurier qu’il savait boudeur et peu enclin au lien social. Mais celui-ci haussa les épaules.

 — Si tu veux. Reste juste hors de mon chemin.

 Le soir commençait à tomber. Malgré cela, Croc-Noir prit un moment pour arpenter la grand-rue pour observer les cadavres des monstres qui avaient attaqué Varoh. Il passait de corps en corps, observant, piquant çà et là avec une pointe de flèche, puis allant au suivant.

 — Que faites-vous ?

 — J’essaye de savoir d’où ils venaient. Les gobelins peuvent venir de plusieurs environnements. Ceux-ci semblent venir de cavernes. Leur aspect est plus trapu que ceux des plaines, et leur vue restreinte. Ce qui est d’autant plus étrange. Pourquoi des gobelins des cavernes en seraient-ils sortis ? Et en aussi grand nombre ?

 L’elfe s’était redressé et s’était cette fois approché d’un orque dont le bras avait été tranché. Lyssia remarqua que l’elfe observa un long moment un symbole tatoué sur l’épaule de l’orque, une sorte d’araignée aux pattes très épaisses.

 — Juste le temps de refaire le plein de flèches et je pars. Ne sois pas en retard, Lyssia.

 — Très bien !

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