Dernière démonstration

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Écrit en écoutant notamment : D-Sturb - Reflections [Hardstyle]

Il faut vraiment que je me décide.

En septembre, il était trop tôt. Avant les vacances de Noël, je m’étais convaincu que j’avais encore plus de la moitié de l’année scolaire devant moi et qu’il fallait mieux attendre le moment idéal. En mai, il me restait encore un bon mois.

Mais le moment idéal n’est jamais arrivé, et mon téléphone, que j’allume nerveusement, indique la date du 29 juin. Au bout d’une des tables occupée par notre classe, Alexis vient de se lever avec son plateau et marche nonchalamment vers la sortie de la cantine.

C’était notre dernière matinée de cours de prépa, consacrés comme depuis plusieurs semaines à la préparation de nos oraux d’admissions aux écoles d’ingénieur. Après avoir corrigé les ultimes travaux dirigés de calcul différentiel, notre prof de maths nous a souhaité la meilleure réussite possible, le regard visiblement ému. En sortant, je n’ai pas pu m’empêcher de jeter un dernier coup d’œil, presque nostalgique, à cette salle de classe devenue notre seconde maison.

Alors que la majorité de mes camarades de classe aimeraient voir leurs durs efforts pour accéder aux Mines ou à Centrale Paris être récompensés, Alexis n’a d’yeux que pour l’École Navale, une des plus prestigieuses écoles d’officiers françaises. Finalement assez logique pour ce beau garçon musclé, aux cheveux blonds taillés à la façon militaire, et qui a fréquenté la salle de sport cinq fois par semaine toute l’année malgré l’intense pression des cours de prépa.

Voyant que ses habituels acolytes ne le suivent pas à la trace, je termine mon dessert en deux grandes bouchées, ramasse mon sac et marche d’un pas assuré pour le rattraper. J’aurais été bien trop embarrassé de m’interposer entre lui et ses amis, et même ainsi, mon cœur bat tellement fort que je suis à deux doigts d’abandonner la mission que je me suis attribuée.

Je le rattrape finalement derrière les portes battantes qui donnent sur la cour du lycée.

— Euh, Alexis, est-ce que ça te dirait d’aller se faire un petit footing ensemble, ce soir ou demain, avant qu’on parte tous ?

J’ai eu l’étonnante impression de m’entendre parler comme si j’observais la scène à plusieurs mètres de distance, mais le plus difficile est fait. J’ai presque réussi à ne pas bégayer, ce qui relève de l’exploit.

— Hmm, ouais pourquoi pas. Tu veux faire un peu de fractionné ? On peut aller au jardin du Luxembourg, il y a une boucle assez sympa de deux kilomètres qui fait le tour.

— Ouais, c’est parfait ! 16 heures, ça te va ?

Il réfléchit un instant comme s’il recalait son planning dans sa tête et déclare :

— Ok, ça me va. On terminera aussi par un peu de muscu, c’est toujours sympa en plein air. Bon bah, à tout à l’heure alors, j’attends Julien là.

— Parfait !

J’ai terriblement envie de sauter de joie, mais comme je reste encore sûrement dans son champ de vision, je me force à traverser la cour comme si de rien n’était, réfrénant même l’envie de serrer le poing devant moi. Cette « victoire » peut paraître dérisoire, mais la seule difficulté que j’ai eue à me lancer me remplit d’allégresse. Je monte les escaliers jusqu’au deuxième étage, où se situe ma chambre d’internat, et me laisse tomber de satisfaction sur mon lit.

Alexis… quelques images furtives me reviennent, des événements bien souvent dérisoires mais dont la signification et les sentiments construits étaient décuplés par la clandestinité que représentaient les rares moments de détente que je pouvais m’accorder.

J’adorais m’asseoir à la même rangée que lui pendant nos habituels devoirs surveillés du samedi matin ; son air concentré, et surtout son habitude de pincer le col de son t-shirt entre ses dents lorsqu’il réfléchissait intensément, me ravissait tant que je m’amusais à l’imiter. Chaque simple poignée de main avec lui me laissait des étincelles au bout des doigts pendant de longues minutes.

Avec un sourire, je sors mon téléphone et me rends sur la page Facebook « Spotted » du lycée. C’est une page créée par les élèves, suivie par la quasi-intégralité des étudiants, qui permet de déclarer anonymement ses sentiments pour le, ou la camarade du lycée qui nous attire secrètement. Alors évidemment, rien n’avancera réellement, mais exprimer ses émois de cette manière soulage quand même bien, je m’y connais ! Je remonte jusqu’à la publication du 18 février et relis mes mots :

« À toi, jeune homme au corps sublime

Qui partage les bancs de ma classe.

Chaque jour mon regard t'enlace,

Chaque nuit mes rêves t'animent.

Je ne survis que pour ton existence ;

Autrement, comme un bouquet oublié,

Je mourrais en silence,

D'un amour impossible, desséché.

Laisse-moi retirer tes vêtements

Décorés de ces insignes militaires ;

Alors bientôt, tu me prends,

Me retourne et me pilonne telle une machine de guerre.

Abandonne-moi tremblant,

Trempé et encore haletant,

Avec pour seule obsession

Que tu reviennes soumettre mon corps de garçon.

Alexis, lorsque la nuit tombe,

Lorsque fatalement, je succombe,

Et que je t'honore dans mes draps,

Jamais mes fantasmes un prêtre n'absoudra. »

Bien sûr, à chaque post sur la page, le plus amusant, outre les déclarations tantôt poétiques, parfois plus explicites, est de partir à la chasse à l’auteur ; mais honnêtement, vu ma discrétion et ma timidité, je ne risquais pas grand-chose.

***

Le 19 février.

— Vas-y Aubin, avoue que c’est toi !

— Ahah non, c’est vrai que j’en aurais été capable, mais je vous jure que c’est pas moi sur ce coup ! Par contre j’aurais bien aimé en être le destinataire ! répond l’intéressé.

Depuis le deuxième rang, où je suis déjà assis en attendant le début des quatre heures de maths du jeudi matin, j’observe Aubin avec un sourire. Contrairement à moi, le gars est ouvertement gay et se balade dans le lycée toujours épaulé par ses deux amies bien trop admiratives. Il a une boucle d’oreille et porte à merveille une coupe négligente-travaillée ; assurément pas moche, mais je lui trouve un air légèrement trop arrogant. Je préfère largement contempler Alexis, même si je doute qu’il soit possible de faire plus hétéro que lui. Toujours pas là, Alexis, d’ailleurs… je vais m’ennuyer si je ne peux pas loucher vers lui entre deux démonstrations.

Les divers commentaires s’estompent en un clin d’œil lorsque notre vénérable prof de maths entre et s’installe sur l’estrade. Il dépose son cartable en cuir style début 20ème et nous salue d’un hochement de tête en réajustant ses lunettes rondes. Il extrait trois clémentines de son sac, qu’il dispose en un triangle parfait sur son bureau (il en mangera une à 9h30, la deuxième à 11h, et la troisième subsistera), puis sa boîte de craies haut de gamme Hagoromo Fulltouch (celles fournies par le lycée ne sont pas assez « souples »).

Alexis a la mauvaise idée de pousser la porte de la salle exactement au moment où il démarre son premier tableau (sur 12 en général) du jour.

— Excusez-moi, ce regrettable incident ne se reproduira plus, débite-t-il à toute vitesse avant de courir vers sa place sous le regard contrarié de notre prof.

J’ai tout juste le temps de voir le voisin d’Alexis lui chuchoter quelque chose à l’oreille, et ce dernier lâcher un rire étouffé. Il est tellement beau… J’aimerais avoir le temps de rêvasser quelques secondes de plus, mais je me reconcentre rapidement afin de ne pas lâcher prise dès le début du cours.

À la pause de dix heures, mon beau gosse devient évidemment l’épicentre de l’attention.

— Putain Alexis, t’as une sacrée touche ! « Décorés de ces insignes militaires » en plus, pas de doute, c'est bien toi !

— J’espère que t’aimes aussi les fesses des gars par contre, ajoute un autre de ses potes, hilare.

— Attendez, vous parlez de quoi là ? réplique Alexis. J’ai pas spécialement l’intention de devenir gay, moi ! Ah, et j’ai rien contre toi, hein ! crie-t-il à destination d’Aubin.

Alors que ses amis lui tendent un téléphone, je me décale stratégiquement pour observer sa réaction. Enfin, de toute façon, que ce soit un sourire satisfait, un rictus sceptique ou encore une mine plus triste, tout me plaît chez lui… Cette fois-ci, je crois même discerner des joues légèrement empourprées, oh my God ! Je vais défaillir !

***

Il est seulement 15h30, mais je ne tiens déjà plus en place et décide d’aller l’attendre en tenue de course à pied dans le grand hall du lycée. Pour tuer le temps, je jette un regard aux divers affichages devant lesquels je passe chaque jour. Rien de très intéressant… qu’est-ce que je me fiche de la réunion annuelle de la fédération des parents d’élèves !

— Bon allez, go ?

Je me retourne en sursaut, et surtout troublé d’être physiquement si proche d’Alexis. Nous passons le portail du lycée et débouchons sur la rue Saint-Jacques, qui monte jusqu’au Panthéon, dont l’immense façade est martelée par le soleil d’été. Mon collègue est juste splendide vêtu de son maillot ajusté ; les heures passées à la salle lui ont dessiné un corps qui s’approche à mes yeux de la perfection. Je me prends à imaginer lui avouer que j’étais à l’origine de la fameuse déclaration qui a tant amusé la classe, et pour lequel ses amis le taquinent encore et toujours. Maintenant que j’en suis arrivé là, la marche n’est peut-être plus si haute… Je m’en voudrais de ne pas oser.

Déjà, il y a deux ans, lorsque j’achevais ma Terminale, je n’avais pas osé franchir le pas avec ce garçon de mon club de foot. La première fois que j’avais été réellement amoureux… Je m’étais promis de tout lui avouer en face à face avant que je rejoigne la capitale pour mes études et qu’on soit séparés, mais ma timidité m’avait tétanisé au pire moment. Je m’étais contenté de lui serrer une dernière fois la main après notre dernier entraînement commun, sans parvenir à me lancer.

Nous descendons la rue Soufflot jusqu’aux hauts portails du jardin du Luxembourg, que nous traversons d’abord une fois tout droit avant de prendre le circuit qui longe ses contours. Pour l’instant, je suis sans difficulté majeure. Après une vingtaine de minutes, nous nous arrêtons au début d’une longue ligne droite.

— T’es prêt pour 10 fois 30/30 ? 30 secondes de sprint, puis 30 secondes de récupération.

Mes capacités physiques n’ont sûrement pas bénéficié des trop nombreuses heures passées assises à plancher sur des problèmes de maths et de physique, mais je m’arrache systématiquement pour ne pas prendre plus d’une quinzaine de mètres de retard. Une fois la séance terminée, il m’entraîne vers une aire de street workout et se débarrasse de son t-shirt d’un mouvement flegmatique. Je ne me sens pas assez musclé pour soutenir la comparaison et l’imiter… Des flashes du mois de décembre me reviennent en tête par la même occasion.

***

Une semaine avant les vacances de Noël, je m’étais retrouvé à six heures et demie du matin devant la porte d’entrée des douches de mon étage d’internat, placardée d’une affiche mentionnant des travaux de réparation. La solution proposée était d’aller affronter les couloirs glacés du bâtiment jusqu’à l’étage supérieur.

Mes yeux fatigués s’étaient ouverts grands, d’un coup, lorsque je l’avais vu quitter sa chambre torse nu, les pectoraux saillants, une serviette autour de la taille. C’est vrai qu’il habitait là… Je lui avais lancé un vague « Bonjour » enroué, et il m’avait répondu d’un signe de tête paresseux. Bien que les cabines de douches fussent séparées, j’avais fait en sorte de m’installer dans celle adjacente à la sienne. Les cloisons couvertes de carrelage serré mesuraient tout au plus deux mètres vingt de haut et la tentation de prendre appui sur le mitigeur pour gagner le demi-mètre manquant était beaucoup trop forte.

Cependant, celui-ci avait cédé dans un large craquement lorsque j’avais engagé tout mon poids dessus. J’étais parvenu à rattraper ma chute et à couper l’eau malgré les dégâts ; j’avais encore été chanceux de ne pas avoir eu de problèmes avec ça…

Je n’avais réussi à le recroiser que furtivement le jeudi, puis à la rentrée des vacances, les plombiers avaient fait leur travail et se rendre à l’étage du dessus serait devenu trop suspect.

***

J’essaie de le suivre dans ses séries, en divisant par deux le nombre de répétitions, mais rapidement, mon corps pèse tellement lourd que je ne suis plus capable d’enchaîner trois pompes ni d’effectuer la moindre traction. On ne s’improvise pas militaire. Piteusement allongé sur le ventre après une dernière tentative, je tourne la tête pour l’observer enchaîner sans répit ses démonstrations de force. Au moins, je suis satisfait du spectacle offert à mes yeux.

Je me lève pour aller m’abreuver tel un bœuf assoiffé à la fontaine située à vingt mètres de là, puis m’installe à l’ombre et attends un bon quart d’heure qu’il finisse sa séance. Enfin, il revient vers moi en s’épongeant le visage à l’aide de son t-shirt.

— Bon, c’était pas mal tout ça !

— Ouais j’avoue ! D’ailleurs, j’aurais quelque chose à te dire si ça te dérange pas…

— Vas-y, ouais.

— Je voulais te dire que… tu te souviens, la déclaration qui t’était destinée… sur le groupe… bah c’était…

— C’était toi ?

— Oui, c’est ça ! réponds-je d’une voix beaucoup plus assurée.

Je l’ai fait ! Je l’ai fait !

— Ok… et donc, bah qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ?

— Euh… je sais pas, ce que tu veux.

— Bah j’suis pas intéressé, ça se voit, non ?

— Ouais c’est vrai. Tu le diras à personne, hein ?

— Non non, t’inquiète pas…

— Merci.

— Et… je vais pas tarder, moi, finit-il par lâcher au bout de quelques instants.

— Tu disais pas qu’on irait boire un truc à une terrasse, tout à l’heure ?

— Si, mais… il y a Julien qui a besoin d’aide pour un truc, dit-il après avoir rapidement sorti et checké son téléphone. Allez, ciao, bonne chance pour tes épreuves.

— Merci ! À toi aussi ! répliqué-je alors qu’il m'a déjà tourné le dos.

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