Cabossée

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 Comme à son habitude, Soucia se réveilla dès les premières lueurs de l'aube. Nullement fatigué, il se jeta hors de son lit, enfila sa tunique, avala quelques morceaux de pain, embrassa son épouse et quitta son domicile. Il était un des rares soldats à vivre dans sa propre maison. Vingt-deux dormaient dans des lieux prévus à cet effet autour du village. Quatorze dans la résidence du comte, au centre exact de la bourgade. Trente-sept dans les garnisons. Et c'est justement dans l'une d'elles que se rendaient Soucia, toujours avec beaucoup d'entrain, saluant les badauds sur son trajet. Sa démarche fière et allègre engendrait naturellement un roulement d'épaule à chaque pas.

 Le soldat croisa Fabull l'insomniaque, déjà tout en armure, devant la garnison Nord.

 — Bien le bonjour Fabull !

 — Salut Soucia.

 — Bien dormi ?

 — Bof, répondit Fabull de son habituel ton las. Comme un lundi.

 Soucia entra dans le hall, puis pénétra dans la salle des armes de la garnison Nord afin de s'équiper. En fixant son plastron, il remarqua un détail consternant. Soucia cessa de s'habiller et courut à l'extérieur.

 — Fabull ! Dis-moi, tu as vu ce qui est arrivé à l'armure de Malgati ?

 — J'aurais dû ?

 — C'est assez flagrant, oui.

 — Ah bon.

 — Tu devrais développer ton sens de l'observation si tu veux devenir un meilleur soldat.

 — C'est que j'avais tellement mal aux yeux ce matin...

 — Dis-moi, n'as-tu rien remarqué de particulier cette nuit ?

 — À quel propos ?

 — Eh bien, je ne sais pas, un bruit, une ombre, à toi de me dire.

 — Non, je dormais. Enfin, j'essayais... Ça fait trois jours...

 Soucia invita Fabull à rentrer dans la garnison. Il termina d'enfiler son armure en discutant.

 — Alors, tu vois maintenant ?

 — Ah oui, tiens.

 L'insomniaque battit paresseusement des paupières devant la cuirasse de Malgati. Cabossée, aplatie, déchirée, découpée, elle ne ressemblait plus qu'à un vulgaire morceau de métal.

 — Je me demande ce qu'il en a fait.

 — C'est bien ce qui m'inquiète !

 Dans un premier temps, Soucia s'était senti énervé. Certes, Malgati ne représentait pas la fine fleur de leur armée, mais là, c'était indécent ! Prendre aussi peu soin de son matériel, quelle indignité ! Déjà qu'il ne participait que très rarement part aux batailles ou aux tours de gardes... Par ailleurs, personne ne savait que le soldat était parti hier soir, ni même où. Sauf cas de force majeur, il faut obtenir la permission d'un supérieur. Que Malgati soit exceptionnellement sorti combattre seul sans le révéler à personne était une chose, mais qu'il se fasse déchirer le dos n'indiquait qu'une couardise ahurissante ! Un lâche, fuyant l'ennemi, qui inculque la honte à l'entièreté de la garnison du village !

 Dans un second temps, Soucia ressentit une importante inquiétude. Passé le cap des pensées instinctives et des jugements hâtifs – que le soldat haïssait, se méprisant d'être l'hôte de si basses idées – il réalisa la potentielle gravité de la situation. Malgati ne combattait de lui-même qu'en de rares occasions. Ainsi, la raison devait être suffisamment importante pour qu'il sente l'obligation d'agir. Par ailleurs, s'il n'avait prévenu personne, peut-être est-ce parce le temps lui manquait. Enfin, l'ampleur des dégâts témoignait d'une farouche opposition. Soucia craignit pour la bonne santé de Malgati en s'imaginant ce qui aurait pu autant briser la cuirasse.

 Par chance, l'armure se trouvait bien là, accrochée à sa place. Malgati était donc rentré sain et sauf de ses combats. Était-il aussi amoché que la preuve de sa survie ?

 — Fabull, Malgati est-il rentré dormir hier soir ?

 — Tiens, c'est vrai que je ne l'ai pas vu de la nuit, répondit l’homme fatigué de sa voix monocorde. Il m'aurait réveillé sinon. Je plaisante, je ne dormais pas. Trois jours...

 — Il a bien dû revenir déposer sa cuirasse à un moment où à un autre. Tu es sûr de n'avoir rien entendu ?

 — Bah non, il a dû se montrer discret. En plus, avec Guégar qui n'arrête pas de ronfler comme un buffle...

 — Mince...

 Soucia se mit à examiner la scène. Il remarqua aussitôt l'absence de l'arme de fonction.

 — Mais où a-t-il mis son épée ? s'interrogea Soucia.

 — C'est à moi que tu parles ? s'assura Fabull

 — Pas en particulier.

 — Ah je vois, tu parlais tout seul. Un peu comme Gégard qui cause dans son sommeil. Ça m'aide pas à trouver le repos ça non plus... Bon, ben j'y retourne.

 — Où ?

 — Ben, dehors.

 — Pourquoi faire ?

 — Mon taf ?

 — Vraiment ? Tu ne faisais qu'attendre devant la porte en somnolant.

 — Et les gars de la garde de nuit, tu crois qu'ils font quoi ?

 — C'est vrai, ils ne tarderont pas à revenir ici, nous pourrons les interroger.

 — "Nous" ? s'indigna Fabull avec, pour une fois, un semblant d'émotion dans la voix. Et puis comme je t'ai dit, Soucia, ils sont pas très attentifs non plus. Ils m'ont même dit que parfois ils s'endorment pendant leur patrouille. Chanceux...

 Soucia regarda l'armure plus en détail et émit un petit bruit de surprise.

 — Qu'est-ce qu'il y a ?

 — Des plumes, souffla Soucia en un soulevant une. Des plumes géantes.

 — Malgati se serait perdu dans un nid d'oiseau ?

 — Alors là...

 Soucia et Fabull effectuèrent une première ronde sous les douces aurores. Le premier cherchait surtout des traces du soldat disparu. Le second, des planques confortables où faire la sieste.

 — On passe devant la boulangerie ? demanda l’insomniaque. J’ai pas encore mangé.

 — Qu’il en soit ainsi, soupira Soucia. Tu sais, tu pourrais simplement te servir dans les réserves de la garnison, c’est fait pour ça.

 — J’oublie tout le temps. Je suis trop fatigué pour pouvoir réfléchir…

 — Il faudra régler ce problème d’insomnie un jour ou un autre si tu veux être efficace à la surveillance et au combat.

 — Je sais bien…

 Pendant quelques minutes, Fabull expliqua à son collègue toutes les méthodes qu’il avait expérimentée afin de trouver le sommeil, puis Soucia lui soumit de nouvelles idées.

 — Je vais essayer ça oui, merci.

 — Ah, nous y voilà !

 Les deux soldats entrèrent dans la boutique. Burabon, le boulanger, les accueillit chaleureusement.

 — Aaaaah, bienvenue chez moi ! Quel honneur que de recevoir les courageux défenseurs de notre village ! Alors dites-moi tout, qu’est-ce qu’il vous faut ?

 Fabull demanda un petit pain. Burabon lui fournit.

 — Et avec ceci ?

 — Non rien ça ira, merci.

 — À la bonne heure. Et je vous préviens, n’allez pas chez cette ordure de Baruno, son pain est dur comme du bois, c’est immonde !

 — J’en prends bonne note.

 — Parfait… Bon, ça fera cinq pièces.

 Soucia profita de leur arrêt pour interroger l’artisan sur l’éventuel passage de Malgati, mais ne récolta aucun indice. Les patrouilleurs saluèrent Burabon et poursuivirent leur ronde. En croquant dans la mie encore tiède, Fabull pestiféra :

 — Cinq pièces, pff… Au moins c’est pas cher chez Baruno !

 Leur tour quasiment terminé, ils passèrent devant l’église et croisèrent le prêtre Benoit. Celui-ci portait son habituel tenue paroissiale ainsi qu’un sac de lin, et paraissait tendu.

 — Bonjour mon Père. Quelque chose ne va pas ? s’assura Soucia.

 — Oh, bonjour mon fils, euh, on peut dire ça, oui…

 — Qu’y a-t-il ?

 — Je ne peux pas en parler, désolé.

 — Je comprends, ne vous faites pas de soucis. Mais si jamais vous avez un problème, sachez que nous sommes là pour ça.

 — Merci bien.

 — Bon courage.

 Le prêtre, aux aguets, reprit sa route et rentra dans l’église.

 — Louche… émit Fabull.

 — Vraiment ?

 — Oui. Il était pas net. On aurait dû le forcer à parler.

 — Voyons, Benoit est un homme d’Église, et un des plus fidèles, il ne ferait rien de mal.

 — Tu es trop optimiste, Soucia.

 Terminant leur première patrouille, ils rentrèrent à la garnison pour voir que la plupart des soldats se tenaient prêts sous les lueurs du soleil matinal.

 — Bonjour à tous !

 Plusieurs guerriers répondirent à la salutation de Soucia.

 — Dites-moi, est-ce que l’un d’entre vous aurait aperçu Malgati ces derniers temps ?

 — Pas depuis hier matin ! cria Guégar de sa lourde voix.

 — Mince… Et vous n’avez aucune idée d’où il aurait pu aller ?

 — Pourquoi vous vous inquiétez pour lui ? demanda Fanfrelet, un soldat à l’allure fébrile.

 — Il a disparu hier soir, et nous avons retrouvé son armure dans un sale état ce matin.

 — Flûte.

 — Je pense que tu n’as pas compris sa question, Soucia, cracha Klandel, aussi disrespectueux qu’à l’accoutumée. Il demandait pourquoi est-ce qu’on devrait s’inquiéter pour un naze comme Malgati.

 — Pas vraiment ce que je voulais dire, non… mumura Fanfrelet.

 — Malgati est un des nôtres, que vous le vouliez ou non, répliqua Soucia. Malgré ses tares, il est notre camarade et nous ne pouvons l’abandonner à son sort, quel qu’il soit. Je pense que je n’ai pas besoin de vous rappeler que notre devoir est de nous assurer qu’aucun mal ne soit fait aux membres du village.

 — Ouais, ouais… soupira Klandel.

 Le noble chef de la brigade Nord de jour rentra dans la garnison. Il y trouva un mélange des derniers soldats de la garde diurne en train de s’habiller et des derniers soldats de la garde nocturne enlevant leur armure. Il s’adressa à ceux-là.

 — Non désolé, rien vu ni entendu de particulier cette nuit.

 — Ouais, rien du tout. Toujours aussi calme.

 — On a croisé absolument personne.

 Soucia désespéra. Il se dit que Malgati reviendrait sans doute par lui-même à un moment ou un autre, mais rien n’était moins sûr. Le soldat, désireux de résoudre ce mystère, observa à nouveau la carcasse métallique ayant appartenue au guerrier le moins intelligent du village. Il récupéra la plume noire aussi longue que son avant-bras et la montra aux veilleurs.

 — À tout hasard, ça ne vous dit rien ? tenta Soucia.

 — Ça devrait ?

 — Désolé Soucia, mais je n’ai jamais vu cette plume.

 — Maintenant que tu le dis, se souvint un troisième guerrier, c’est vrai qu’on a aperçu un énorme oiseau qui survolait le village au milieu de la nuit.

 — Ah oui tiens c’est vrai ! se rappela un autre. Il avait l’air immense ce truc ! J’ai cru qu’il s’était posé au milieu du village, mais j’ai rien trouvé là-bas.

 — Comment ça « cru » ? interrogea Soucia.

 — Eh bien on aurait dit qu’il descendait vers le village de là où j’étais. Mais comme il n’y avait aucun oiseau de trois mètres et que je n’ai rien vu décoller non plus, c’est que j’ai dû me tromper.

 — Je vois. Merci. Reposez-vous bien.

 Soucia donna les instructions habituelles aux soldats, qui s’exécutèrent aussitôt.

 — Et moi ? demanda Fabull.

 — Toi, tu viens avec moi.

 — Où ça ?

 — Au centre du village, là où l’oiseau a atterrit.

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