2.

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2.

Du côté de Rennes, la météo était bien de celle que l’on se fait en Bretagne. Thérence s’aperçu tout à coup que la pluie frappait les pavés. Vu à quel point le sol est détrempé, cela devait faire un bon moment qu’il pleuvait.

Son esprit restait embrumé par le sommeil lourd duquel il venait de s’extraire. Morphée le tenait encore fermement dans ses bras. Comme un amant se glissant hors de l’étreinte de la femme endormie, il tira doucement les draps pour se redresser et se mettre enfin en mouvement. Il chercha son équilibre sur ses pieds. Cela devait faire une petite heure qu’il n’arrivait plus à dormir, somnolant, navigant entre deux eaux. Son esprit lointain se perdait dans un miasme vaporeux où les pensées censées avaient du mal à prendre racine. Et pourtant certaines surgissaient avec une grande clarté, certe, mais fugace. S’y accrocher demandait un effort colossale alors qu’elles tournaient autour d’un sujet lourd et puissant. La réflexion prit peu à peu la place centrale dans sa tête, faisant taire ces voix d’enfants qui braillaient pour se concentrer sur l’une d’entre elle.

Qui était-il vraiment ? Voilà encore ce resentiment. Il se sentait incompris de tous et encore plus de lui-même. Comment en vouloir aux autres… Il sentait un décalage entre la vision qu’il avait de lui et la manière avec laquelle il prenait place dans sa vie, dans son entourage. Une sorte d’inadéquation insondable, idée qui le rendait d’autant plus bizarre face au reste du monde. Dans l’incompréhension et l’impuissance face à cet état, il alla en direction de la cuisine pour se faire un café. Il le ferait un peu plus corsé que d’ordinaire, dans l’espoir que cela l’aiderait à rassembler ses préoccupations. D’ailleurs est ce que c’est possible de savoir qui on est ?

Tandis que l’odeur torréfiée investissait l’appartement, la pluie d’un orage d’été lourd comme une chape de plomb - et peut-être comme ce récit - continuait sa chute incessante. Il aurait été bien plus satisfaisant de donner tord aux poètes et peintres romantiques qui veulent que le temps soit à l’image de l’esprit humain. Pourtant ce ciel bouché incarnait parfaitement sa morosité. L’un entraînant un peu plus l’autre vers le spleen. Quoi-que… Avec l’effort d’une écoute fouillée, ce petit tintement des gouttes lui procura du réconfort et un certain apaisement. Le célèbre spleen est mal considéré mais pourtant indispensable pour donner vie à son opposé. Adossé au plan de travail, il but sa première gorgée en se disant que de toutes manières : qu’il vente, pleuve ou fasse grand soleil, il avait toujours des pensées existentielles au réveil. Comme si la nuit venue, il devenait tout à coup une sorte de philosophe. Philosophe la nuit et somnambule le jour.

Thérence s’attabla avec son carnet à la couverture rigide en cuir. Il fit craquer la reliure et ouvra sur la prochaine page blanche. Il ne pouvait pas rester avec cette tension dans le ventre, il fallait vomir ces mots qui lui pesait sur l’estomac. Il fallait les coucher sur le papier pendant qu’il était encore au plus proche de ses émotions, avant que la raison ne l’emporte, avant que son cerveau prenne le dessus. Il ne prit même pas le temps d’allumer une cigarette et s’emparra du premier stylo qu’il trouva. La mine imbiba les fibres du papier jusqu’à ce qu’il se décide à la faire glisser pour tracer le premier mot vers lequel ses pensées le menaient.

Thérence passa une heure à noircir les feuilles. Il l’avait son sujet de monologue pour son cours de théâtre avec Madame Pickward. Maintenant il fallait de la substance, de la matière et il voulait retranscrire un côté académique à ce texte, en plus de la poésie de l’émotion. Ce serait le personnage d’un vieux professeur hirsute qui déclamerait ce monologue. Comme si l’érudition était gage d’importance et légitimait qu’on s’attarde autant sur le sujet. Ainsi il n’y aurait pas que les « futilités » émotionnelles de l’âme humaine.

Tous les humains ressentent le sentiment d’être incompris, tout au moins de temps en temps, mais pour la plupart assez souvent. Comme un fléau parfois, il emprisonne l’âme, sans que l’égo n’ait à prendre une part surdimensionnée. Il y a bien comme l’impression que quelque chose nous échappe, se dérobe à nos yeux.

Le sentiment d’être incompris serait-il le propre de l’homme, en ce sens qu’il prend part à sa nature même ? Est-il repéré par Rousseau chez son bon sauvage vierge de toute civilisation ? Est-il présent chez le Baruya, peuple de Papouasie Nouvelle Guinée que les ethnologues prennent pour référence lorsqu’il s’agit de comprendre l’humain préservé de toutes souillures coloniales ?

Bien entendu tout être se sent incompris lorsqu’il veut quelque chose alors que personne ne s’en aperçoit ou ne veut accéder à sa demande. Mais je ne parle pas de cette situation là. Je parle de l’être. Je parle de ce sentiment d’être incompris dans son être. Avec l’idée de vouloir ouvrir le dictionnaire à la page pour y lire tout haut sa propre définition. Lire ce texte de source sûre, pour en apprendre le sens aux autres mais aussi à soi-même. Lire pour mettre des mots sur un magma intérieur qui ne cesse de gronder, de bouger, de nous échapper. Entre liquide et solide, comme un fluide qui engloutit les morceaux de ce qui nous paraissait encore tangible.

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