O desmembrado

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Lorsqu'il était encore en vie, mon grand-père maternel me racontait souvent sa jeunesse passée dans son pays natal. Ses histoires préférées étaient celles traitant de ses innombrables farces qu'il faisait à son entourage, comme par exemple celle racontant la fois où il avait mis de l'encre dans la peluche préférée de sa soeur. Il ne se lassait jamais de répéter encore et toujours les mêmes anecdotes. Toutefois, parmi toutes les histoires de mon grand-père, il y en a une qui m'a particulièrement marqué, et dont je n'ai jamais su si elle était véridique ou non. Mon grand-père n'était pas un menteur, mais une part de moi espère tout de même que cette histoire est une pure invention de sa part.

D'après mon grand-père, il avait tout juste une dizaine d'années quand cela s'est produit. À cette époque-là il vivait encore dans le petit village perdu de Vila Nova de Foz Côa situé au nord du Portugal. Il se trouve que mon grand-père devait se lever tôt pour pouvoir prendre son petit déjeuner avant de se rendre à pied jusqu'à l'école. Normalement, il s'y rendait avec sa soeur, et les deux enfants rentraient ensuite ensemble. Malheureusement, ce jour-là sa soeur était malade et ne pouvait pas bouger de son lit, mon grand-père s'est donc rendu seul jusqu'à son école et le chemin était particulièrement long. Il peut sembler étrange pour nous de laisser un jeune enfant faire un long trajet seul sur des routes de campagne déserte, mais cela était normal pour l'époque, les gens ne fermaient même jamais leur porte à clé durant la nuit.

Finalement, mon grand-père s'est bel et bien rendu à son école et la journée s'est déroulée comme à l'ordinaire, en réalité c'est le chemin du retour en fin de journée qui fut particulièrement traumatisant. Déjà, alors qu'il marchait depuis plusieurs minutes il remarqua un détail auquel il ne prêta pas une grande attention, mais qui lui reviendrait en mémoire peu après et qui ravivait constamment un certain sentiment de terreur chez mon grand-père. Ce détail étant le corps sans vie d'un petit oiseau posé sur le sentier et auquel il manquait les deux pattes.

Il était à peu près à la moitié du chemin, et il se souvenait qu'il avait eu mal aux pieds à force de marcher sur le petit sentier de pierres qui traversait les champs d'oliviers complètement isolés de tout. Il se souvenait également de la peur qu'il avait eue en entendant une voix masculine qui provenait de derrière lui :

- Bonjour mon petit, tu n'aurais pas vu ma mère par hasard ? Je la cherche depuis plusieurs heures mais elle semble avoir disparu.

C'est en se retournant que mon grand-père vit celui qu'il a par la suite nommé "o desmembrado". Il me l'a décrit comme étant un jeune homme particulièrement grand, avec des cheveux noirs sales et en bataille, même ses vêtements semblaient usés par le temps, comme s'il les avait porté durant plusieurs mois. Il avait une odeur très désagréable, un mélange de fer et d'urine. Mon grand-père pensa logiquement qu'il s'agissait d'un sans abri ou d'un vagabond. Seulement un détail attira son attention, l'homme ne portait dans de chaussure, et on pouvait clairement voir que ses pieds étaient de vieilles prothèses, cela mit mon grand-père plutôt mal à l'aise. Il répondit à l'homme qu'il n'avait pas vu sa mère avant de continuer son chemin en accélérant le pas. Mais l'homme étrange se mit à le suivre et ne semblait pas vouloir le laisser partir.

- Tu pourrais m'aider à la chercher. Je suis certain que nous aurons plus de chance de la trouver à deux.

Malgré le pas de plus en plus rapide de mon grand-père, l'homme n'eut aucun mal à le devancer et tendit sa main vers lui comme pour l'inviter à le suivre. Son attitude lui rappelait un peu celle d'un enfant. C'est alors que mon grand-père vit que les mains de l'étranger étaient elles aussi des prothèses, et il ne parvenait pas à comprendre comment l'homme pouvait les bouger avec autant de fluidité. Or, l'homme remarqua bien que cela intriguait mon grand-père, ce qui le fit sourire.

- Je les ai perdu il y a longtemps, si tu viens avec moi je pourrais t'offrir les mêmes. Alors si tu veux que l'on soit ami tu dois venir avec moi.

- Pour aller où ?

- Chez maman et moi.

- Mais c'est où chez vous ?

"O desmembrado" indiqua avec sa "main" l'horizon complètement désert. À ce moment-là, mon grand-père commençait à se demander s'il avait assez d'endurance pour courir jusqu'à sa maison, mais il n'était qu'à la moitié du chemin, il n'aurait jamais eu la capacité de courir sur une aussi longue distance. Il savait alors qu'il lui fallait trouver quelque chose pour convaincre l'homme étrange de lui foutre la paix.

- Ce serait super, mais mes parents m'attendent à la maison, ils vont être très fâchés si je ne rentre pas à l'heure.

Il lui avait fallu un énorme sang froid pour sortir cette phrase sans que sa voix ne tremble. "O desmembrado" lui a alors souri de nouveau avant de lui dire :

- Tu as raison, il ne faut jamais quitter un sentier, pas plus qu'il ne faut parler à un inconnu mon petit. Aller rentre chez toi, ne quitte pas le chemin et ne regarde pas derrière toi. Si tu fais ce que je te dis tu seras récompensé.

Mon grand-père se remit alors à marcher d'un pas rapide, il n'entendit pas l'homme étrange le suivre, et il ne se retourna pas pour vérifier jusqu'à ce qu'il arrive enfin devant la porte de sa maison. Il raconta bien entendu ce qui venait de lui arriver à ses parents qui firent le tour du voisinage pour avertir tout le monde qu'un homme étrange rôdait autour du village. Et le soir même, alors que mon grand-père peinait à trouver le sommeil, il ne cessait de se demander ce qui se serait passé s'il avait accepté de suivre l'homme. Il se demandait aussi pourquoi l'homme ne l'avait tout simplement pas enlevé, le sentier était désert, personne n'aurait vu ou entendu quoi que ce soit.

Le lendemain, mon grand-père ne se rendit pas à l'école, mais il prit peur lorsqu'il vit quelque chose qui lui semblait familier posé contre le rebord de la fenêtre de sa chambre. En ouvrant cette fenêtre il vit avec horreur le corps d'un petit moineau sans pattes.

Les villageois ont fait le tour du village et du sentier plusieurs fois, mais ils n'ont jamais retrouvé cet homme. Mon grand-père n'a plus jamais revu cet étrange personnage non plus.

Fin.

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