Personne n’aime personne ici

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Elena avançait sur le quai presque vide au milieu de l’après-midi en remarquant à peine la femme hésitante en longue robe noire qui la suivait depuis la sortie de l’université. La journée était paisible, un petit vent lui ébouriffait les cheveux, et rafraichissait l’air autour d’elle.

Elena s’arrêta net au milieu du pont en serrant machinalement contre sa poitrine la veste noire qu’elle portait sur son bras. Elle réfléchissait mieux en marchant, mais en ce moment il n’y avait aucune piste viable. S’il s’agissait bien d’un enlèvement, malgré le saccage incongru de l’appartement, aucune demande de rançon n’avait été faite. Mais si le professeur avait été enlevé pour aider une organisation criminelle à finaliser une sorte d’arme biologique, alors… Mais en réalité, aucune piste.

En plus, ce que les assistants venaient de lui dire, semait encore plus le doute…

« Nous ne sommes plus les assistants du professeur Laval », lui avait dit Viviane d’emblée lorsqu’Elena leur demanda comment s’était passé la journée du 8 juin.

« Ils nous a viré ce jour-là, merci Arnault ! » continua-t-elle en jetant un regard furieux vers lui par-dessus de la pile des dossiers qu’elle était en train d’étudier.

« Je n’ai pas bâclé mon travail ! Et en plus, » cria Arnault derrière sa pile de dossiers « qui a demandé des fonds supplémentaires pour le dernier groupe témoin ? pour les formulaires ? pour les accès ? »

« Ce n’est pas le groupe témoin qui a fait capoter les résultats », Moïse haussa les épaules en se levant, et puis vers Elena « Je n’ai aucune idée où il est parti. Il nous a viré à cause de ça, », et il lui tendit un courrier froissé. « Il a fait toute un drame de cette histoire et une crise de nerfs en prime, nous a viré et on est sortis. ».

« C’est le lab qui a pris le bouillon », continua Viviane, et devant les yeux écarquillés d’Elena, « Le professeur ou quelqu’un d’autre a cassé toutes les éprouvettes, déchiré des papiers, et jeté les dossiers partout. Quand je suis revenue dans l’après-midi ce lab était dans un sale état. »

« Quelqu’un d’autre a les clés ? »

« A part le professeur et nous, peut-être madame Bernard, la secrétaire »

Mais madame Bernard se jurait n’avoir mis les pieds dans le laboratoire ce jour-là que lorsque Viviane lui avait annoncé le désastre. Son ton était cette fois plus aimable, la situation du professeur l’inquiétait.

Elena regarda le courrier, avec l’entête de l’AFA, il annonçait le démarrage d’une enquête concernant l’utilisation des fonds de recherche pour l’étude « Modélisation de la transmission de la grippe. Gestion statistique d’une future pandémie ». C’était le titre de l’article sur la grippe, mais le texte n’en disait pas plus.

Ça pourrait être une coïncidence, se dit-elle. La rivière scintillait paisiblement sous le pont. Un pigeon vola à quelques centimètres de sa tête avec un fracas d’ailes. Elena sursauta et vit la femme à côté d’elle.

- Désolée, je ne voulais pas vous interrompre dans vos pensées, dit l’inconnue.

Elena la dévisagea surprise, mais la femme s’était retournée vers le pont avec un air préoccupé.

- Je vous ai vue dans l’amphithéâtre, vous êtes de la police, reprit-elle après un moment.

- Comment vous le savez ?

L’inconnue ne sembla pas l’entendre, ce qu’elle avait à lui dire se laissait difficilement formuler.

- Vous enquêtez sur la disparition du professeur Hugo Laval….

Cette fois, Elena hocha la tête.

- Je m’appelle Larana Thiaw, j’avais travaillé avec lui comme assistante… pendant cinq ans. Il avait été mon coordinateur de thèse avant, il était mon modèle… Je préfère vous en parler directement plutôt que de vous laisser l’entendre des autres…

Larana s’arrêta un instant le regard fuyant.

- Il y a six ans j’ai signalé au rectorat qu’il m’avait agressé. Il a essayé de m’embrasser de force… puis a récidivé… j’avais peur. Personne ne m’a cru, j’ai eu droit à des intimidations, mon travail a été dénigré, j’ai été menacée... J’ai été obligée de partir de l’université, et mettre mon doctorat en pause.

- Pourtant…

- Je travaille pour un laboratoire pharmaceutique, répondit Larana en regardant Elena droit dans les yeux, je viens aux cours libres pour repérer des candidats intéressants… je viens pour Viviane Lopez, elle était une des assistantes du professeur Laval.

- Vous êtes au courant.

- Oui. Je sais aussi pour l’enquête… sur l’utilisation des fonds de recherche, pour une étude bâclée publiée il y a deux mois dans la Epidemiology review…

Et devant les yeux étonnés d’Elena, elle continua :

- Ça avait l’air très bien, ça promettait un meilleur traitement des virus de type H1N1 et une meilleure anticipation des souches actives en se basant sur une modélisation des vagues de transmission, mais peut-être les détails de l’étude ne vous servent pas à grande chose…

- Si, quelques-uns.

- L’étude avait été annoncée en avance comme sensationnelle, le professeur avait fait plusieurs conférences là-dessus avant, elle aurait dû permettre de prédire les vagues de grippe et les pics de transmission… En bref, de révolutionner la prise en charge de nouveaux virus de la grippe. Mais l’étude en soi est une grosse déception. Le modèle est bâclé, même pas une centaine de cas suivis, insuffisant pour dire quoi que ce soit, sans même parler d’IA qui nécessite quelques années d’observation, à l’échelle planétaire… Le hic, à part le prestige de l’université, est que le professeur Laval a utilisé pour cette étude pratiquement tous les fonds de recherche d’épidémiologie de l’université.

Larana parlait avec de grands gestes, passionnément, cela avait été son travail, se dit Elena en la suivant.

- Vous savez ce qui s’est passé ?

- A vrai dire je ne comprends pas, Viviane me disait qu’elle avait fait plusieurs recommandations, mais qu’ils avaient changé plusieurs fois d’objectif d’étude…

Une sirène retentit dans le quartier. Elena attendit que le bruit passât et reprit :

- Vous n’avez pas participé à la recherche ?

- Je suis partie juste avant.

- Le professeur a détruit votre carrière.

- Ma carrière universitaire a été anéantie, c’est vrai. Mais pas par lui tout seul, c’est tout un système… La loi de la réputation… loi du silence. D’ailleurs, il a repris pratiquement ma thèse dans un de ses articles. Visiblement, comme j’étais dans son équipe, il a le droit…

- Ça vous gêne.

- Je n’avais pas finalisé ma recherche, ce n’est pas encore du prix Nobel, sourit-elle, mais je me suis sentie trahie...

Larana tourna de nouveau la tête vers le fleuve.

- Et vous n’avez jamais essayé de vous venger ?

- A quoi bon ? Tout le système est comme ça, pas partout, mais ici c’est bien le cas.

Court silence. Elena reprit :

- Comment est le professeur Laval ?

- Charmeur, génial, dix nouvelles idées par minute, chacun de ses cours est un spectacle en lui-même, il est adulé par les étudiants… et puis, imprévisible, rancunier, manipulateur, narcissique… misogyne, lourd…

- Sa relation avec les autres professeurs ?

- Personne n’aime personne ici, un vrai nid de vieux serpents, sourit amèrement Larana. Souvent pour des histoires inutiles, genre qui est mentionné en premier à telle ou telle occasion…

- Vous pouvez penser à quelqu’un qui aurait pu lui faire du mal ?

- Il y a beaucoup de jalousies, de vieilles histoires, mais je pense qu’ils tiennent tous à leurs rancœurs, ils ne passeraient jamais à l’acte. En fait, la plupart ce sont des vrais couards… il y a une seule personne qui me vient en tête, il me faisait carrément peur, un de ses anciens étudiants, super fan du professeur Laval à l’époque, Alexander Ian, il était encore étudiant il y a trois ans, je ne sais pas où il est maintenant.

Elena tressaillit :

- Vous pensez qu’il aurait pu lui faire du mal ?

- Je n’ai aucune idée. Mais il avait tout d’un fanatique.

- Vous connaissez la famille du professeur ?

- Du professeur Laval ?! fit Larana surprise, il n’en parlait jamais.

- Merci, j’aurai besoin de vos coordonnées pour votre déposition.

- Bien sûr.

- Ha! au fait, comment vous avez su que je suis de la police ?

- Je vous ai entendu quand vous avez demandé à l’accueil pour les assistants du professeur Laval, j’étais derrière vous.

- Effectivement, sourit Elena. Et pour l’enlèvement ?

- C’était dans la presse ce matin, toute l’université en parle.

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