Et ma conscience, me direz-vous... ?

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Eté 2020.

Les étudiants qui profitaient des derniers après-midis ensoleillés de la saison ont lentement déserté le parc, avant l’arrivée de l’autre faune qui peuple les lieux au crépuscule, j’ai eu largement le temps d’appeler maman pendant une vingtaine de minutes et – à nouveau – de la rassurer ‘’Ne t’inquiète pas, je suis parmi les meilleurs de ma promo, je vais réussir ma session les doigts dans le nez’’… ‘’Mais oui, je m’en sors toujours, j’ai mon job étudiant, puis tu m’as appris à balancer mon budget, tu as assuré, maman t’es la meilleure’’… Le mix de semi-mensonges et de compliments parfaitement équilibré, en tout cas mieux que mon budget des cinq dernières années. L’expérience, on dira. Puis la débrouille, un peu.

Mon banc était naturellement libre, logique aussi, il est le plus excentré dans ce parc de la cité U, puis, il faut dire, il a mauvaise réputation, alors que les autres sont restés immaculés, celui-ci est blindé de tags de sexes masculins, et de numéros de portable pour la plupart probablement non-attribués depuis longtemps… Pas que j’aie jamais été tenté de vérifier, c’est juste pas mon truc, je marche aux contacts oculaires, au langage corporel… puis aux signaux aussi subliminaux que possible.

Et où mieux qu’ici… Mon banc, mon poste de guet depuis deux ans.

(***)

Janvier 2018.

Je dois à la vérité – croyez-moi ou non – de dire qu’avec le premier poisson que j’y ai pêché sans vraiment le vouloir, j’avais mis quelques minutes à comprendre les règles du jeu, les sous-entendus, les messages à double sens… Et à capter qu’il y a des mecs vraiment désespérés. Je me rassure en me racontant qu’à l’époque, ma conscience était restée assez pure, et que ce gros c*n pompeux de Simon s’était fait un film tout seul dans sa tête, sur base de mon accent germano de l’est du pays, mon apparence juvénile, et peut-être un peu la veste ridiculement cintrée qui soulignait ma silhouette filiforme.

- T’es pas avec des potes ?

- Mes potes, ils sont à cinquante bornes, en plus c’est mon anniv’, alors je bade un peu plus que d’hab’’, avais-je confié à cet inconnu.

- Oh ! Note, je comprends, la première année, ici, c’est pas facile’’ (euh… je suis en 3è bac, j’ai l’air d’avoir dix-huit ans, mec ?) ‘’quand on est loin de chez soi, rongé par la timidité’’ (moi, timide ? Tu me fais quoi, là ?) ‘’mais avec ton physique, si tu te forçais un peu, tu emballerais easy, et sans allonger de thune, toi… Pas comme moi’’ avait-il soupiré. ‘’Ce soir, il y a une soirée post-nouvel-an en fac de sciences, assez ouverte pour qu’ils aient ajouté ‘doctorants en chimie pharmaceutique acceptés’, comme tu as l’air désoeuvré, je t’aurais bien proposé de t’y faire entrer, mais si c’est pour m’y prendre râteau sur râteau…’’

OK, mec, la référence voulue à ton doctorat, c’est fait, puis celle plus involontaire à ta possible presque virginité à vingt-cinq ans passés, check !

La pitié, à part envers moi-même dans la situation financière dans laquelle je me débattais réellement, c’est pas mon truc, mais sans non plus être cruel, j’avais juste voulu un peu jouer avec lui, puis peut-être voir jusqu’où je pourrais le pousser.

La candeur feinte, un peu d’admiration simulée, je pouvais le faire, ça.

- Oh ! Ben, à ton niveau d’études, tu as plus de cerveau que trois mecs de ma promo mis ensemble, ça doit au moins attirer les sapiosexuelles’’ avais-je glissé ‘’Et merci pour la prop’, mais j’ai cramé mon budget de sorties, malgré mon job étudiant, il me… reste du mois à la fin de mon argent, on dira. Je dois vraiment me trouver une autre source de revenus, mais avec mon… physique, comme tu dis, je me vois pas trimballer des caisses toute la soirée après les cours, c’est mort’’

- Hmmm… les sapiosexuels, ça tient beaucoup de la légende urbaine, tu sais. Mais il… parait que, même sur le campus, il y a des activités… différemment physiques, et assez bien rémunérées’’ avait-il suggéré, avant de pencher la tête à gauche puis à droite, en une question - sinon une proposition – muette.

Je lui avais offert mon sourire timide en me levant, pour murmurer ‘’En black, je suppose ? C’est quoi, le salaire horaire ?’’ ‘’Oh… On parle de cinquante boules pour deux heures, je pense’’ ‘’Je loge à la résidence universitaire, le bâtiment B13 si tu vois… Si c’est sur ton chemin, tu peux m’en dire plus ?’’ ai-je soufflé suavement en lui frôlant la main.

Mes colocs avaient soulevé un sourcil étonné lorsque nous avions traversé le salon commun, mais je ne les avais pas trop habitués à ramener un mec en surpoids dont la grand-mère choisit les fringues…

A vingt-deux heures, des sourires goguenards nous avaient suivis quand, plus riche de cinquante euros et d’un paquet de compliments sur mon corps qu’il avait caressé, léché, puis maladroitement envahi, j’avais raccompagné Simon à la porte. Je ne l’ai jamais revu, en grande partie parce que pendant les deux mois qui ont suivi, j’avais évité ce coin isolé du parc, le temps qu’il cesse de m’y chercher, et se concentre sur sa défense de thèse.

(***)

Eté 2020.

En ce soir d’été, sur mon banc désormais attitré, il fait bien plus chaud, la licorne qui pète un arc-en-ciel sur mon tee, sélectionné dans ma rainbow collection de ‘vêtements de travail’ colle à mes maigres pectos, et envoie un signal assez clair, pour qui peut le déceler… Plus que les pas derrière moi, les effluves de Fahrenheit dont il s’est ridiculement aspergé m’ont signalé sa présence avant même qu’il ouvre la bouche.

- L’heure tardive et la température se prêtent peu à l’introspection, jeune homme, je me demande ce qui justifie que vous fuyiez la compagnie de vos camarades de promo’’ a grondé une voix rendue rauque par trente ans de clopes.

Comme un process bien réglé, j’ai mis ce qu’il fallait de trémolos dans la mienne pour murmurer, à la limite du gémissement ‘’C’est mon anniversaire, mes amis et ma famille me manquent, puis mes camarades de promo, vous savez…’’

- On ne devrait jamais le fêter seul… Bon, à cette heure, le resto U est fermé, il faudra faire l’impasse sur la tranche de gâteau, mais je peux vous offrir un verre.

Je l’ai suivi à sa voiture, puis jusque chez lui.

(***)

- On pourrait changer de scénario, je sais que ton anniversaire tombe en janvier’’ a-t-il grogné, en faisant un nœud à l’enveloppe de latex. ‘’Puis la rencontre rituelle à ce banc du parc, sérieux, c’est symbolique pour toi, ou quoi ?’’

Je me suis retenu de lui répondre que l’exécution de ces petits jeux de rôle est le seul plaisir que je ressens à la fréquentation des mecs comme lui, je me suis contenté de souffler sur un ton ingénu ‘’Ça m’amuse, c’est tout.’’

- Je suppose que tu ne veux toujours pas finir la nuit ici… Non, évidemment. Mon portefeuille est dans ma veste, paie-toi. Jeudi prochain, même endroit ?

- Désolé, ça ne va pas le faire, j’entame mes partiels, c’est mon second master, c’est sérieux, vous vous en doutez, professeur’’.

- Soit, nous reprendrons après la session, alors…

- Ou pas…’’ ai-je murmuré en tirant sur moi la porte de son appartement…

(***)

J’ai décidément été bien inspiré de cloisonner, si on avait été dans la même fac, il aurait été foutu de me faire un petit chantage à la c*n pour l’obtention des crédits de mes examens finaux, en suspendant son évaluation finale jusqu’à la semaine précédant la remise de diplôme, histoire de se garder mes faveurs trois mois de plus…

Eh bien non, professeur, j’ai trop muselé ma dignité, je vais consacrer le trimestre à me refaire une virginité morale.

Puis aussi, par franchise, mais en taisant cependant quelques détails, avec un air contrit, et peut-être une larme coupable à l’œil, je vais dire à maman pourquoi je n’ai jamais ramené de copine, même pour un week-end, depuis cinq ans.

Mais d’abord, parce que je ne renie finalement pas grand chose, avant de quitter définitivement le campus, je vais aller fixer sur mon banc la petite plaque de métal que j’ai fait graver chez Mister Minit de ces mots :

‘Propriété éternelle et inaliénable de Jérémie D.L. qui y a posé ses jolies fesses 2015-2020’

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