Chapitre 5

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  Alors, j’obéis. Je prends place dans cette couche, sur cette simple planche de bois couverte d’un drap blanc, la tête surélevée pour qu’il puisse mieux représenter les traits de mon visage. La main droite sur le ventre, la gauche pendante, comme amorphe, déborde du lit, selon ses volontés. Il déplace mes pieds, décale mon bras, écarte les cheveux de mon front. Il me manipule, m’observe, me replace. Moi, je me laisse faire, coutumière du fait. Puis lorsque tout lui convient, lorsque je lui conviens, il me regarde.

  • Maintenant, tu peux fermer les yeux, poursuit-il. Je te dirai quand les rouvrir. Je veux que tu incarnes ce qu’a vécu cette Sainte. Les souffrances, la misère et cet espoir, aussi ; cette recherche éperdue de l’amour. Je veux que tu incarnes son martyr.

  À ses mots, je m’exécute et me recueille. Sans le vouloir, je repense à mes nuits passées et celles à venir. Aux rageux, aux ivrognes, aux notables égarés qui me passent sur le corps, m’empestent de leurs haleines putrides, s’abandonnent à leurs péchés nocturnes dont je suis et resterai à leurs yeux la seule origine. Tous ces hommes de haute société qui me rappellent que je suis sous eux, que je le veuille ou non et s’empressent à me souiller, me labourer le corps de leurs assauts carnassiers. Je me rappelle le mal qu’ils m’infligent, les supplices qu’ils me font endurer et qui flattent leurs envies, quels que soient mes cris ou mes suppliques. Soldats, artisans, notables… tous se valent, s’empressent à brutaliser mes entrailles, à se vider en moi après avoir vidé leur outre jusqu’à la lie pour finalement renier leurs actes avec l’impure que je suis, telle qu’on me définit. Après avoir montré leur vrai visage, dégoutés de leur vil portrait, ils font alors tout pour laver leur réputation et surtout leur âme : aller à confesse, me payer davantage, me menacer ou tenter de m’étrangler pour m’imposer le secret.

  Je profite de ce répit pour repenser à ma vie et à toutes celles qui, comme moi, trainent les rues obscures parce qu’elles y sont nées et mourront prochainement sous les coups de ces bourreaux pour finir dans l’indifférence de la fosse commune.

  • Parfait ! Garde les yeux et la bouche fermés, me dit-il en commençant à me peindre. Tu es tellement plus authentique que les autres…

  Ainsi je garde la pose et donne corps à celle que je remplace. Aujourd’hui, la Vierge Marie, mourante. Auparavant, épouse de riches dignitaires, maîtresse de grandes familles, sainte, simple servante, bergère, comtesse… Aussi, grâce au maître, une part de moi s’est installée dans des palais, au pied du Christ, en pleine campagne ou au service des plus puissants. J’ai porté les étoffes les plus précieuses, les joyaux les plus étincelants et me suis couchée sur la paille, portant un crâne humain comme on porte un enfant, simulant la piété, le désespoir, l’innocence. J’ai simulé comme j’ai toujours su le faire des sentiments qu’on ne m’a jamais adressée. Et quand il le faut, je montre ma vraie douleur au seul qui sait la dépeindre, la comprendre, la voir.

  Les yeux toujours clos, j’imagine ces parts de moi, mes doigts, mes mains, mes poignets, mes épaules, mon cou, la courbure de mes hanches et maintenant mon corps dans tout son entier, de dos comme de face, morte comme vivante.

  J’ai vu toutes les toiles avant qu’elles ne soient cédées à leurs commanditaires. Dans chacune d’elles, en y regardant bien, je me retrouve à travers tous ces détails qui sont les miens ; tous ces fragments qui masquent la réalité pas assez belle pour être payée et représentée comme telle. Si vérité et cruauté sont des sœurs jumelles de noble lignée, moi, je ne suis qu’une bâtarde offerte aux riches époux qui souhaitent flatter leur femme et porter loin leur postérité. J’ignore si certains ont deviné la duperie, mais tous s’accommodent de ne pas retrouver avec exactitude la représentation de leur dulcinée, voyant par le truchement du maître l’art de magnifier la peinture. Et ses sujets.

  Quant à mon seigneur le Cardinal, a-t-il compris que je suis à la source de l’émotion des scènes bibliques qui trônent dans les plus grandes églises ? Lui qui souhaite par-dessus tout que les corps représentent le plus fidèlement possible la toute-puissance du créateur et expriment avec sincérité la pauvreté, la piété, la dévotion, sait-il que le maître obtient ce résultat grâce à une damnée, une païenne qu'on traite de sorcière, de pécheresse de chair ?

  Je ferme les yeux jusqu’à ce qu’il me dise de les rouvrir. Je ferme les yeux comme si je les fermais pour l’éternité. En ce moment, il peint, j’entends les bruissements du pinceau sur la toile. Je sais qu’il me regarde. Moi, je ne le vois pas, mais je sens toujours ses yeux posés sur moi.

  Aussi, je me plais à m’imaginer au sein de ces toiles exposées auprès des plus puissants, admiratifs des sujets représentés dans lesquels je m’invite et de leurs expressions qui sont les miennes. Je devine les compliments, les flatteries, les honneurs qui s’élèvent à la vue des œuvres du maître ; qui sont aussi, en partie, mes cachettes.

  Il faut que je garde la pose. Il ne faut rien montrer. Ne pas me laisser submerger par la colère ou la noirceur de la vie que je mène. Et encore moins montrer la lueur d’espoir qui brille encore, comme la flamme d’un cierge dans l’obscurité de la nuit. Mon espoir d’avoir laissé une trace, discrète, mais concrète de ma vie sur les murs des châteaux, dans les demeures des plus grands. L’espoir de pouvoir être vue, au sein de ces toiles, devant des centaines, voire, des milliers de regards pétrifiés devant tant de beauté, de grâce, d’authenticité ; loin de penser que derrière ces reines se cache une impie.

  Alors je continue à fermer les yeux et formule un vœu, toute condamnée que je suis. Que ces tableaux me survivent, car à travers eux, il y a un peu de moi. Juste pour continuer à vivre à travers d’autres regards. Même si je ne les verrai pas.

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