Dans le bus, un dimanche matin.

de Image de profil de MustafMustaf

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Certains dimanches, je prends le bus. Pas par gout d’une promiscuité qui peut m’amuser par instant, mais pour emprunter le fil me ramenant au passé d’une vie conjugale. Mon ex-femme vit à quelques hectomètres de ma tanière, et régulièrement, elle m’appelle au secours dans l’espoir que je puisse apaiser ses angoisses.

Cette fonction d’ « apaiseur d’angoisse d’ex-femme en souffrance » tend à se raréfier et j’en suis ravi pour elle.

Un saut de transport public suffit pour voyager dans le temps.

Mais ce type de bus, ça ne transporte pas de passagers mais du mal être, de l’empressement masquant la lassitude.

Et dans chacun de mes tracés publics, je fais la rencontre de cet homme âgé, atemporel. Il prend le temps de saluer tout le monde. Spectacle détonnant.

Le vieil homme a une voix grave qui déraille à la fin de chaque phrase, une voix qui vient de l’intérieur, des organes, une voie artérielle, depuis la voute plantaire, une voix de noyau terrestre en fusion qui explose dans le conduit qui le libère. Il est à chaque fois d’humeur égale, courtois, poli. Près d’un siècle de civilisation barbare ne sont pas venus à bout de cette masse de bienveillance,

Il porte son par-dessus de saison, gris clair aux rayures sombres, un anthracite de circonstance à notre époque de noir abyssal. Sur le nez, des lunettes aux verres circulaires suspendus par des branches de sèves organiques, lui donnant des allures de sage de la nature, omniscient. A la vision de ce tableau en mouvement, jaillit un sentiment soudain de réminiscence et une sensation d’excavation, de terre sablonneuse qui m’ensevelit.

La canne est usée, c’est certain, le pas est tremblant, assurément, la démarche a des hésitations de condamné mais le visage est taillé par le stoïcisme, contenu comme une falaise en bord de mer. Les vagues du quotidien s’y brisent dans le fracas sourd de son inflexibilité.

Je le regarde, je lui souris, et lui rends un bonjour teinté de respect et de mystère. Quelle existence fut la sienne pour sourire et saluer un connard comme moi ? Il incarne des valeurs décharnées que notre modernité a violées, un vestige de ce que fus l’homme en représentation sociale, l’image d’une respectabilité qu’on donne à suivre aux enfants. La situation m’intrigue, me mets mal à l’aise.

Pour me rassurer, je me convaincs qu’il est atteint d’Alzheimer ou plutôt d’une forme édulcorée, une maladie light, bio, sans gluten, qui affecte sans symptômes, sans douleurs. Une sournoiserie de plus au royaume de l’hypocrisie. Ou encore que je sois le seul à le voir, qu’il est le produit de mes dérèglements sensoriels, qu’il est le produit de mes failles psychiques. Que seul moi je peux apercevoir ce spectre par la grâce, ou la damnation de mes délires atrophiés.

Dans ce corridor motorisé, étroit et puant, théâtre mouvant de la collision des époques, mon trajet est d’un éphémère quelconque, des poignées de secondes jetées en pâtures à Kronos le vorace, ce trajet fait remonter à la surface du réel la vacuité de nos parcours, du mien et de ceux que j’entraine dans ce vertige, de cette boucle temporelle que l’univers me renvoie, inlassablement par le mécanisme du destin.

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La croisée des sièclesChapitre11 messages | 4 ans

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