6 janvier 2021 (Le quatrième pouvoir)

4 minutes de lecture

Elle : « Tu prends l’air ?

Moi : - Oui, un peu, pour me changer les idées. Et la télé commençait à me taper sur le système.

Elle : - Comment ça ?

Moi : - S’il y a un truc qui m’agace en ce moment, c’est la multiplication des micro-trottoirs à propos de tout et de n’importe quoi.

Elle : - C’est quoi, un micro-trottoir ? C’est un trottoir qui a rétréci ?

Moi : - Non, c’est plutôt du journalisme qui a rétréci. Ça vient des mots "microphone" et "trottoir". C’est une technique parfois employée à la télé et à la radio, qui consiste à interroger des gens au hasard dans la rue pour leur demander leur avis.

Elle : - Leur avis sur quoi ?

Moi : - Il s’agit d’offrir une palette de points de vue sur une seule et même question. Ils sont censés illustrer une opinion ou une tendance, humaniser une infirmation, sauf que la plupart du temps, les micro-trottoirs n’apprennent strictement rien à personne. Il y a des micro-trottoirs saisonniers, par exemple "Allez-vous dépenser plus cette année pour les fêtes ?" ou bien "Comment envisagez-vous la première rentrée scolaire de votre enfant ?" Le micro-trottoir peut même être utilisé pour angoisser les gens : "Comment avez-vous dormi avant la première rentrée scolaire de votre enfant ?", "Lequel des deux angoisse le plus avant la première rentrée scolaire de votre enfant, vous ou votre enfant ?", ou, pire, "Racontez votre première rentrée en tant qu’enseignant". Mais ces quelques derniers mois, les micro-trottoirs envahissent JT et chaînes info à toute heure de la journée. C’est comme les mille et une façons d’accommoder le quinoa, je n’en peux plus, j’arrive à saturation ! Tous les jours, on a droit à Jean-Pierre qui nous fait part de son incompréhension sur l’heure du couvre-feu alors que les gens ont tout le loisir de s’agglutiner dans les supermarchés, à Chantal qui nous explique que le couvre-feu, c’est très bien mais qu’elle ne comprend toujours pas pourquoi on autorise les gens à prendre les transports en commun, ou encore Pascal qui nous confie n’en avoir pas grand-chose à foutre. Parce que tu vois, le problème, c’est qu’on se doute qu’un journaliste qui aurait pour mission d’interroger les gens dans la rue ne peut reproduire fidèlement l’ensemble des propos recueillis : il lui faudra pour illustrer quasiment chaque cas, un avis pour, un avis contre et un avis médian. Par exemple, en cas de canicule, on aura "C’est terrible, je ne supporte pas, c’est l’enfer je n’ai pas dormi de la nuit. Je n’avais plus eu d’insomnie depuis la mort de Johnny", "Non c’est sympa, pour une fois qu’on a du soleil, on va en profiter, on va faire des merguez dans le jardin et empester tout le quartier", et enfin "Ouais, enfin, je m’en fous un peu, j’ai installé la clim’ chez moi, et tant pis si ça crée des îlots de chaleur, j’emmerde mes voisins". Et pendant ce temps-là, on ne nous explique pas le sens des mesures en vigueur à l’heure actuelle.

Elle : - Ça a l’air passionnant, comme truc.

Moi : - Quand on nous sert l’avis précieux et éclairant d’une collégienne sur les risques de contagion de la COVID-19 dans les écoles plutôt que les paroles d’un épidémiologiste, il y a de quoi se demander si les journalistes ne croiraient pas un peu qu’il n’y a rien de plus rassurant par les temps qui courent qu’un micro-trottoir auprès des enfants.

Elle : - Si c’est vrai, alors vous êtes tombés bien bas, vous les humains.

Moi : - Bref, je me demande pourquoi on ne me demande pas mon avis, alors que j’en ai un sur tout !

Elle : - Ben, tu sors beaucoup, toi, en ce moment ?

Moi : - Non, pas trop.

Elle : - Je crois que voilà la réponse à ta question. Comment veux-tu que les journalistes te demandent ce que tu penses, si tu montres à peine ton museau ?

Moi : - Pas faux.

Elle : - Tu aimerais passer à la télé pour dire le fond de ta pensée ?

Moi : - Pourquoi pas ? Sur un sujet aussi sérieux que l’épidémie de Coronavirus, plutôt que d’avoir les explications d’un représentant des pouvoirs publics ou d’un médecin sur les dernières décisions gouvernementales, je suis on ne peut plus habilitée à exprimer mon jugement sur ce point. Il fut une époque où j’étais régulièrement interviewée à la sortie des cinémas par des types de "La Voix du Nord" pour dire ce que je pensais du film que je venais de voir. Je n’étais plus une simple spectatrice, mais tout à coup je devenais une experte sur le septième art.

Elle : - Aaaah je comprends ! Ça te manque !

Moi : - Bof, non, c’est juste que les micro-trottoirs me soûlent. Quitte à meubler le journal de 20 heures avec une séquence parfaitement creuse qui vient prendre la place d’une analyse ou d’informations qui pourraient être utiles, qu’on vienne m’interroger sur un bon gros sujet sociétal, je suis prête à débattre gravement du réchauffement climatique, de la dernière tendance automne-hiver pour les masques FFP2 ou des difficultés de cohabitation humains-voitures.

Elle : - Oh, mais s’il n’y a que ça pour te faire plaisir, je peux très bien t’interviewer si tu veux.

Moi : - Mmm ?… Oui ?

Elle : - Heu, bonjour Madame, heu, vous arrive-t-il de laver votre voiture ?

Moi : - Tu vois, c’est la parfaite illustration de ce que je disais tout à l’heure : la réponse est prévisible. Si le micro-trottoir consiste à obtenir confirmation de ce qu’on sait déjà, il est inutile. Et puis on n’est pas vraiment dans le sociétal, là.

Elle : - Très bien. On peut essayer une autre question alors. Bonjour Madame, entre participation individuelle et mobilisation collective, quel est le meilleur moyen aujourd’hui pour un citoyen de prendre sa place dans le débat démocratique ?

Moi : - Tiens, t’as remarqué ? Il commence à pleuvoir. »

Annotations

Vous aimez lire Grande Marguerite ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0