7 décembre 2020 (A serious game)

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Attention, le texte ci-dessous contient de vrais sujets d’examen.

Elle : « C’est le jour des chats-chats !

Moi : - Oui, comme ça tu te dégourdis un peu les roues. J’imagine que tu attends ce moment avec impatience.

Elle : - Peut-être plus que toi, oui. Ça va quand même ?

Moi : - Oui, d’autant que les cours seront bientôt finis avant les vacances.

Elle : - Bah tout va bien alors.

Moi : - Ne t’en fais pas, je me soutiens le moral toute seule. J’ai même plusieurs stratégies. Avec un ami, je fais une espèce de concours de chansons neurasthéniques sur Facebook. On poste chacun à tour de rôle des morceaux déprimants depuis deux-trois semaines.

Elle : - C’est pour contribuer à la gaieté ambiante ?

Moi : - Non, c’est pour essayer d’atteindre une forme de mithrodida… de mithrisati… mithridita… mithra… enfin une forme d’immunité contre la morosité de cette fin d’automne.

Elle : - Et ça marche ?

Moi : - Je crois qu’on aura constitué à la fin une belle anthologie de chansons pour réussir au mieux sa dépression. On pourra aller jouer la play-list à titre de vengeance dans les grottes peuplées de chauves-souris.

Elle : - Qui a eu cette idée tordue ?

Moi : - C’est moi.

Elle : - J’aurais dû m’en douter.

Moi : - Sinon j’ai d’autres matières à rire, tu sais.

Elle : - Parce que les chansons tristes, ça te fait rire ?

Moi : - Heueueu non-non pas vraiment, mais c’est parfois drôle au second degré, enfin je veux dire c’est une forme de rire en creux, heu, plutôt de non-rire…

Elle : - Du rire en creux. Du non-rire. Mouais. C’est à ça qu’on voit que c’est une année compliquée pour vous, les humains. Il y a des concepts émergents assez zarbi.

Moi : - Non mais je voulais dire du rire à contretemps…

Elle : - Arrête, tu es en train de t’enfoncer méchamment. Pas la peine d’en rajouter, c’est suffisamment glauque comme ça.

Moi : - Mais non, je…

Elle : - Tu disais donc que tu avais d’autres matières à rire ?

Moi : - Heu ah oui. On approche de la période de examens dits ″partiels″. D’habitude, je me contente de corriger des copies en fin de semestre, mais cette année je dois m’occuper d’autres chats-chats.

Elle : - Tu as d’autres groupes d’étudiants ?

Moi : - Oui, j’ai accepté de faire des heures supplémentaires pour pallier le manque de profs au département de biologie. Le nombre record de bacheliers au mois de juin a provoqué un afflux d’étudiants inédit sur les bancs de la fac et une pénurie de professeurs dans certains secteurs. Et voilà comment je me retrouve à faire cours à des étudiants en deuxième année de biologie et dans l’obligation de leur faire passer des oraux d’anglais à distance dans une quinzaine de jours.

Elle : - Attends, ces autres chats-chats, tu ne les vois pas en présentiel ?

Moi : - Ben oui, tu as bien vu qu’on ne bougeait que le lundi ; les autres jours, je reste chez moi.

Elle : - Je comprends pas. Tu dois faire du présentiel pour certains et du distanciel pour d’autres ?

Moi : - C’est ça, et tu comprends très bien.

Elle : - C’est pas les mêmes règles pour tout le monde ?

Moi : - Non, chaque département choisit ses propres règles. Pour certains, il est primordial de garder les cours en face-en-face avec des moitiés de groupes, pour d’autres, il est essentiel d’enseigner à des groupes entiers par vidéo.

Elle : - Rheu ! Et qu’est-ce qu’il y a de mieux ?

Moi : - Rien, Cocotte, rien. L’une et l’autre solution comporte des inconvénients. Avec des demi-groupes, on avance moins vite dans les programmes, et avec des groupes par vidéo uniquement, on risque d’avoir plus de décrocheurs. Dans les deux cas, la transmission du savoir en prend un coup. Les cours par vidéo demandent de plus de travail puisqu’il faut adapter l’enseignement à ce nouveau médium. C’est ainsi que nous passons de très longs moments à trouver des sujets d’examens, car avec les smartphones et autres ordinateurs, les sujets peuvent être très vite diffusés entre étudiants.

Elle : - Chuis pas sûre d’avoir tout suivi… Et c’est qui ce ″nous″ ?

Moi : - Mes collègues et moi. Nous devons avoir presque autant de sujets d’examen que d’étudiants pour éviter qu’ils ne trichent en se refilant les sujets pendant qu’ils passent leurs tests oraux les uns après les autres. Et donc nous mutualisons nos forces pour obtenir un grand nombre de sujets sur lesquels faire parler les étudiants.

Elle : - C’est quoi encore ce langage à la noix ?

Moi : - Ça signifie qu’on cherche tous ensemble des sujets pour en avoir suffisamment le jour de l’examen. J’ai vingt-deux étudiants à auditionner et on les fait passer deux par deux. Je dois donc trouver onze jeux de rôles à leur faire jouer, parce qu’on a pensé qu’animer des dialogues entre personnes fictives était le meilleur moyen de les faire parler.

Elle : - C’est quoi, du théâtre ?

Moi : - À peu de choses près. Il y a beaucoup de trac et des trous de mémoire, mais les spectateurs sont obligés d’être là et ne peuvent pas s’en aller si c’est mauvais… Bon, on va pas faire la fine bouche, car ces temps-ci, c’est le seul spectacle autorisé. En tout cas, si je reprends les sujets d’une de mes collègues, ça va dépoter. Je te cite un de ses thèmes de dialogue, de mémoire : "Votre cher pangolin est mort. Vous êtes triste, et vous avez décidé de le congeler. Mais avant faire ça, il faut faire une procédure rare s’appelle "neuroséparation". Expliquez vos raisons." Ça, c’est pour le premier étudiant. Le second doit composer à partir de cette base : ″Une de vos relations n’est pas normale. Il ou elle vous raconte quelque chose d’inquiétant. Posez-lui des questions. Essayez de changer son avis."

Elle : - Ben au moins c’est dans l’air du temps…

Moi : - J’étais morte de rire quand j’ai lu ça. T’imagines des étudiants à moitié bouffés par le stress et qui découvrent qu’ils doivent se transformer en espèce de Dr Frankenstein ou en psy ! Je suis sûre que ça peut se transformer en petit plaisir d’examinateur pervers… Il y avait aussi ce sujet-là, encore plus retors à mon avis : "Vous êtes professeur d’anglais. Il est tard dans la nuit et vous sortez avec vos amis. Vous avez un cours demain matin mais vous ne voulez pas y aller. Appelez votre élève et annulez votre cours."

Elle : - Ça sent le vécu. Et que doit dire l’autre étudiant ?

Moi : - "Vous n’êtes pas satisfait de votre professeur d’anglais. Récemment, vous avez pensé à trouver un autre professeur. Il est 23h35 et vous êtes au lit. Vous avez cours demain matin. Bientôt, votre téléphone sonnera." Va savoir pourquoi, cette partie-là me plaît nettement moins.

Elle : - C’est quoi, le but ? Créer un gros malaise ?

Moi : - Tu ne le croiras probablement pas, mais on nous demande d’être bienveillants, cette année…

Elle : - Eh bien !!! Je n’ose imaginer ce que c’est en temps normal… »

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