31 octobre 2020 (Le grand voyage)

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Le 2e confinement a débuté deux jours plus tôt, à minuit

Elle : « Qu’est-ce que c’est que ça ? Ça pue !

Moi : - Cela s’appelle une balconnière, et non, ça ne pue pas. Mais dis-moi, j’ai l’impression qu’il y a beaucoup d’odeurs qui t’indisposent. Je me trompe ?

Elle : - Ah ? Pourquoi tu dis ça ?

Moi : - Tu réagis mal quand je mets du parfum, quand je mange un sandwich, quand on va dans la campagne…

Elle : - Tout ça, ça sent mauvais.

Moi : - Et qu’est-ce qui sent bon, d’après toi ?

Elle : - De l’oxyde de carbone, du dioxyde de carbone, du monoxyde de carbone, de l’oxyde d’azote, des hydrocarbures aromatiques polycycliques, des dérivés soufrés, du formaldéhyde, du benzène. Y a le choix.

Moi : - Tu joues à la parfaite petite chimiste, maintenant ? Qu’est-ce que c’est que tout ce bazar ?

Elle : - Tout ce qu’il y a dans les gaz d’échappement.

Moi : - J’aurais dû m’en douter. Je crois que toi et moi, on n’a pas la même définition du sent-bon.

Elle : - Et donc, les plantes, ça fouette. Les machins dans la balconnière, qu’est-ce que c’est ?

Moi : - Des prétextes.

Elle : - Hein ?

Moi : - Quand Macron a décrété le deuxième confinement, il a aussi ajouté qu’il y avait une tolérance pour que les gens puissent aller au cimetière ce week-end.

Elle : - Pourquoi ?

Moi : - C’est la Toussaint, c’est-à-dire la fête de tous les saints. Et le 2 novembre, c’est la fête des morts. Cependant, parce que la Toussaint est un jour férié, il est plus facile de se rendre au cimetière ce jour-là plutôt que le 2 novembre…

Elle : - Comme si tu attendais la Toussaint pour aller au cimetière, toi ! Tu m’en diras tant ! Et puis en plus, on est samedi 31 !

Moi : - Aujourd’hui, il fait beau, et demain il est prévu de la pluie.

Elle : - Oh, toi, tu as une idée derrière la tête. Ça sent le safari-photo.

Moi : - Oui. Ma balconnière, c’est ma tenue de camouflage. Il y a des chrysanthèmes dedans, et ce sont des fleurs que les gens mettent sur les tombes à cette époque-ci de l’année.

Elle : - Attends. D’habitude, tu ne te balades pas avec des fleurs pour visiter les cimetières ! C’est quoi, l’embrouille ?

Moi : - Ben non, je ne vais pas fleurir toutes les tombes de soldats que je vois en une année, sinon je vais t’échanger fissa contre un véhicule utilitaire à grande capacité.

Elle : - Mmm, c’est peut-être pas une super idée, ça.

Moi : - Mais aujourd’hui, c’est différent, il faut qu’on passe inaperçues.

Elle : - Et tu te caches derrière un pot de fleurs ? Comprends toujours pas.

Moi : - Aujourd’hui il faut un motif visible pour aller dans un cimetière, sinon notre petite balade de plus d’un kilomètre va sembler suspecte.

Elle : - D’accord, mais on n’a pas pris la direction de la Somme.

Moi : - Non, on va à Roubaix. On ne peut raisonnablement aller beaucoup plus loin.

Elle : - Ah, OK… Un prétexte, c’est en fait une excuse à durée limitée.

Moi : - Si on veut, oui.

Elle : - Mouaif. Et dis-moi ce qu’il y a à Roubaix. Un cimetière, j’imagine.

Moi : - Un cimetière avec plein d’arbres. Et comme la famille de ma mère est de Roubaix, il doit y avoir plein d’ancêtres à moi, en cherchant bien. Prétexte numéro deux. Tu vois, j’ai blindé le truc.

Elle : - Plus blindé qu’un panzer. Mais si on en venait à la véritable raison de notre petite promenade honteuse ?

Moi : - Bah, il y a un carré militaire adjacent au cimetière.

Elle : - M’en serait doutée, ne serait-ce qu’à la musique tordue qu’on doit se taper depuis qu’on est parties. Tu n’es pas capable de chasser le cimetière en silence.

Moi : - J’ai besoin de créer une ambiance, c’est tout.

Elle : - Et là, qu’est-ce qu’on entend ?

Moi : - C’est la bande originale d’un film qui s’appelle "Carnets de voyage".

Elle : - Ah je vois. C’est astucieux. Périple vers Roubaix, musique de voyage. T’es vraiment à fond dans le concept, quand tu t’y mets ! Et le film raconte quoi, comme voyage ?

Moi : - Il s’agit des pérégrinations de deux jeunes gens à travers l’Amérique du sud.

Elle : - C’est où, l’Amérique du sud ?

Moi : - C’est très loin.

Elle : - Ça se situe où, par rapport à la Somme ?

Moi : - C’est juste un peu plus loin, à gauche. Tu vois, les États-Unis, dont on parle tous les jours en ce moment, c’est juste à côté.

Elle : - De l’autre côté de la mer, alors… Prrt !

Moi : - Quoi ?

Elle : - Je te signale à tout hasard qu’on vient tout juste de dépasser le Courte-Paille de Wasquehal. Alors l’Amérique du sud… Wouaf ! Tu me fais bien rire ! Hou-hou !

Moi : - Arrête de pouffer comme ça, c’est vexant… D’accord, on n’est pas vraiment sur l’Altiplano…

Elle : - Non mais, l’Amérique du sud à quelques encablures du Parc Barbieux, wouf, tu me fais marrer… Et c’est qui, ces deux jeunes dans le film ?

Moi : - Il y en a un des deux, Ernesto Guevara, qui va devenir un révolutionnaire célèbre.

Elle : - Ah c’est peut-être cet aspect-là qui l’emporte sur le voyage, dans ce cas. Il a pris la Bastille, l’Ernesto ?

Moi : - Non, c’est pas cette révolution-là.

Elle : - C’était un anti-masque, alors.

Moi : - Non. Et puis il y a plus révolutionnaire qu’un anti-masque, tu sais. De toutes les luttes sociales possibles et imaginables, l’anti-masque choisit celle qui consiste à ne rien faire, où la moindre attention envers autrui est perçue comme une atteinte épouvantable à ses libertés. Son seul et unique combat, c’est de prendre le risque de contaminer son entourage.

Elle : - Uuuh.

Moi : - Je trouve dommage que les anti-masques n’y aillent pas franchement à fond, si les règles leur donnent tellement de boutons. Tant qu’ils y sont, qu’ils clopent dans les endroits non autorisés : les hôpitaux, les stations-service…

Elle : - AAAH !

Moi : - Qu’ils fassent du bruit au milieu de la nuit, si c’est ça leur liberté, qu’ils roulent à gauche sur la route…

Elle : - AH NON, ALORS ! Tu parles d’une attitude révolutionnaire !

Moi : - Tu vois, dans la vie, on ne fait pas exactement ce qu’on veut. Ernesto Guevara, lui, voulait réduire les inégalités entre les plus pauvres et les plus riches.

Elle : - Ça a tout de suite plus de gueule. Mais au fait, notre révolution à nous ?

Moi : - C’est d’aller à Roubaix aujourd’hui avec la balconnière. On court-circuite le confinement avec les chrysanthèmes. On pervertit le système à la manière horticole.

Elle : - Résistance souterraine et égoïste, puisque ça ne sert que ta cause. On retombe nettement d’un degré, là. »

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