17 octobre 2020 (Le prix du danger)

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Elle : « Je ne savais pas qu’être prof était si dangereux.

Moi : - C’est que maintenant, le métier se trouve quelque part entre pompier et pilote d’essai sur l’échelle de la dangerosité.

Elle : - Ouais, j’ai l’impression qu’il y a un côté jusqu’au-boutiste qui sommeille en tout prof.

Moi : - N’exagère pas quand même. Tiens, je me souviens de la prof d’anglais que j’avais en première. Elle avait la même coiffure que la reine d’Angleterre, elle devait dépenser une fortune en bigoudis. Elle, c’était pas exactement une grenade dégoupillée.

Elle : - Alors ? Comment tu te sens dans ton boulot à risque ?

Moi : - Il aura quand même fallu un confinement qui a montré aux parents que la pédagogie, c’est pas si facile, et un assassinat de prof pour redorer l’image des enseignants en France. On ne passe plus pour d’horribles fonctionnaires repus de vacances, c’est déjà ça.

Elle : - Pfiou. Ce qu’il ne faut pas faire, parfois.

Moi : - C’est pas pour ça que la crise du recrutement dans l’Éducation nationale va être réglée. M’est avis que ça va pas trop se bousculer au concours de l’agrég’ au printemps prochain.

Elle : - J’imagine que t’es bien contente de ne pas enseigner l’histoire-géo, hein ?

Moi : - Ne crois pas qu’un prof d’anglais soit à l’abri. Il y a un an, alors que je faisais un cours sur la distillation du whisky à mes étudiants en biologie, j’ai entendu des choses…

Elle : - Han ! Tu incites à l’alcoolisme en cours ! Criminelle ! Irresponsable ! Y a rien de pire que ça !!! Tu sais ce qu'on dit : boire ou conduire…

Moi : - Mais non, sotte ! Il s’agissait simplement d’une leçon de vocabulaire, pour leur apprendre des mots comme fermentation, alambic, distillat, tout ça…

Elle : - Et alors ?

Moi : - Et alors, j’ai entendu deux élèves dire à voix basse que c’était pas leur culture.

Elle : - Ah mais ça c’est courant, des étudiants qui trouvent des prétextes pour ne pas écouter…

Moi : - Non, je suppose que c’était en rapport avec leur religion. J’ai dû avoir un regard suffisamment éloquent, car elles ont cessé leur bavardage aussitôt que je me suis tournée vers elles. L’argument de la culture, il passe difficilement avec moi. Le whisky n’est pas spécialement dans mes gènes non plus.

Elle : - Ah non ? Parce que tu es toujours sobre, toi ?… Tu tiens toujours des propos cohérents ?…

Moi : - Non mais faut arrêter avec "ma culture", "leur culture", "notre non-culture"… C’est quand même nouveau, cette identité de groupe avec sa "culture", comme s’il y avait la culture de l’institution que je représente, et d’autres cultures à côté ! L’un des buts de l’école, c’est justement d’assurer qu’il y ait un minimum de culture qui soit partagée par tous !

Elle : - Beuh non, toi et moi, on n’est pas du tout pareilles, alors question culture… Et puis la tradition Renault, c’est pas la même chose que la tradition Citroën, si on va par là…

Moi : - Ça d’accord. Toute culture, par définition, possède une dimension de tradition. La question réside dans ce qu’on va choisir dans cet héritage et transmettre comme connaissances à l’école ou à l’université, et surtout quelle sera la finalité de ces connaissances afin qu’elles soient suffisamment émancipatrices pour construire ou faire fonctionner une démocratie. Il faut que tout puisse rouler sans accident, tu comprends ?

Elle : - La conduite sans à-coups, ils ont tenté de faire ça avec la suspension hydraulique à une certaine époque, et on a vu le résultat ! Et donc, pour être un bon citoyen, il faut connaître la distillation du whisky ?

Moi : - Pour faire de futurs laborantins, oui ! À leur âge, mes étudiants ont dépassé le stade des apprentissages de base depuis longtemps ! Mais il faut secouer parfois un peu les convictions des jeunes. Par exemple, quand on pense que 96 % des croyants ont la religion de leurs parents, ça veut dire en clair qu’ils ne doivent leur religion qu’au simple hasard de leur naissance. Ils devraient y songer quand ils tiennent leur culte pour la vérité universelle.

Elle : - Toi, tu crois plutôt en l’universalité de la bibine, c’est ça ?

Moi : - En l’universalité de certaines valeurs, plutôt… Tais-toi et roule, je ne suis pas sûre que tu comprennes tous les enjeux…

Elle : - Mais au fait ?! Tu ne crains pas qu’on t’arrache la tête ?

Moi : - Je crois qu’étant donnée la façon dont on ne respecte pas la distanciation sociale à l’université de Lille (car je fais cours dans des salles de classe standard avec des élèves assis les uns à côté des autres), je risque plus de choper la COVID que de subir les foudres d’un fou furieux parce que mon cours sur les prépositions de temps ne lui a pas plu.

Elle : - Han… ! Vous ne respectez pas les gestes barrière !

Moi : - Quand je te dis que le métier est devenu dangereux… Tout le monde porte un masque, tout de même. Et ne m’inclus pas dans ce "vous", s’il te plaît. Je me planque derrière mon bureau, moi. Discrètement, mais je me cache un peu plus derrière mon écran d’ordinateur qu’avant, surtout quand il y en a un qui tousse dans la classe… Je n’ai jamais trouvé mon bureau aussi chouette depuis que je lui ai trouvé ce nouvel usage !

Elle : - Ah bon, c’est ça, réinventer l’école ?

Moi : - Nan, c’est l’"école de la confiance", selon le ministre de l’Éducation. Depuis qu’il a inventé cette expression, je n’ai jamais autant flippé au travail… »

À Samuel Paty

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