1er mai 2020 (Super 8)

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Moi : « Nous voici au mois de mai. Le temps passe quand même assez vite.

Elle : - Tu trouves ? Tu dois être à peu près la seule à penser ça !

Moi : - C’est sûr que j’ai plus d’occupations que vous deux. Cela dit, il y a des choses qui commencent à me manquer.

Elle : - Comme quoi ?

Moi : - Le cinéma. J’y allais quand même très souvent. Mai, c’est habituellement le mois du festival de Cannes. Ça va être bizarre, un mois sans festival de Cannes.

Elle : - C’est le truc dont on parle à la radio tous les ans ?

Moi : - Oui, c’est le plus grand marché mondial du film, et c’est l’un des plus grands moments du cinéma de l’année. L’an dernier, le festival a été une excellente édition et le film qui a obtenu la Palme d’Or a eu un succès phénoménal dans quasiment tous les pays. Pour mémoire, il s’agissait du film coréen "Parasite".

Elle : - Han ! Ça parlait déjà du coronavirus !?

L’autre : - La Corée, ce n’est pas à côté de la Chine ?

Moi : - Non, ça ne parle pas de maladie. Et non, il n’y a pas de complot là-dessous.

Elle : - Un film asiatique… qui parle d’un organisme qui vit aux dépends d’un autre… juste avant la pandémie… Tu ne peux pas dire que c’est juste le hasard !

Moi : - Si tu commences à voir des signes partout, t’as pas fini, poucette ! J’espère que tu ne vas pas rejoindre la cohorte des gens qui délirent tous azimuts, l’époque est suffisamment étrange ainsi… Et puis le festival de Cannes, c’est le festival de Cannes, un point c’est tout. Ne fais pas dire au festival ce qu’il n’a jamais eu envie de dire.

L’autre : - Et pourtant, il en dit des choses, ouh là là !

Moi : - Vous vous y connaissez en festival de Cannes, vous ?

L’autre : - Écouter "Le masque et la plume", ça cultive un peu.

Moi : - Je vois ça. C’est sûr que vous et Marie-Apolline n’avez pas des propriétaires qui écoutent Rires et Chansons à longueur de temps.

Elle : - Moi j’aimerais bien écouter des émissions qui parlent de voitures ! Tires et Pistons, ça s’appellerait.

L’autre : - Tu crois que ça pourrait exister ?

Elle : - On risque de jamais savoir, avec nos intellectuels de propriétaires !

L’autre : - À croire que les profs ne savent pas se détendre…

Elle : - C’est vrai qu’il est prof aussi, le tien… Curieux qu’ils fassent le même boulot… Tiens, tu vois, une autre coïncidence…

Moi : - Vous savez, le métier d’enseignant n’est pas spécialement rare ! Et puis la preuve que je sais me détendre : je vais souvent au cinéma.

L’autre : - Mais à ce niveau-là, ce n’est plus du divertissement.

Moi : - Qu’est-ce que vous savez de mes goûts ?

L’autre : - Je me souviens des films que vous avez cités l’autre jour, ceux que vous aviez enregistrés sur Arte.

Moi : - Eh bien vous avez de la mémoire…

L’autre : - Avouez que vous voulez paraître intelligente et qu’il y a du snobisme dans tout cela.

Moi : - Mais pas du tout, heu…

L’autre : - On va faire un petit test : vous pourriez me dire qui a eu la Palme d’Or il y a deux ans ?

Moi : - Heu… Ça m’échappe pour le moment, mais… Ça va me revenir, hein.

L’autre : - C’est ça. Le "Parasite" de 2019, c’est un peu l’exception qui confirme la règle. Les films du festival de Cannes sont en général des œuvres que personne ne va voir.

Moi : - Je me demande si les Porsche ne rendraient pas un peu beauf ?!

L’autre : - Non, mais qui a envie de voir un film philippin qui narre pendant trois heures et demie la quête de rédemption d’un ex-taulard en proie à la dépression et dont la seule confidente est une prostituée transgenre ?

Moi : - Vous caricaturez.

L’autre : - Oh mais à peine. Tous les ans, j’entends dans les comptes rendus de Cannes les mêmes lieux communs : "le cinéma, c’est de l’émotion brute à vingt-quatre images par seconde", "le cinéma est un cri qui vient du plexus des gens qui ont quelque chose à dire, à vingt-quatre images par seconde" ou encore "le cinéma c’est le grand bruit du monde, à vingt-quatre images par seconde." À entendre cela, je ne regrette pas forcément de ne pas pouvoir mettre les pneus dans une salle de cinéma.

Elle : - Ben moi j’aimerais bien essayer quand même une fois.

L’autre : - Marie-Apolline, on peut laisser les drames sur les nombreuses épreuves de la vie à ceux que ça intéresse. Regarde, je suis sûre que la vie des fournis qui passent devant notre capot est plus passionnante que certains films cannois. Et après, on se demande pourquoi il coule tellement d’alcool et de drogue dans les nuits cannoises ! Mais quand tu t’es enquillé ce genre de film toute la journée enfermé entre quatre murs, tu n’as qu’une seule envie : changer de réalité, tutoyer les nuages, voir des éléphants roses !

Elle : - Noooon, des éléphants roses ! Ils ne sont pas que bleus, les éléphants ?

Moi : - Mais quelle mauvaise foi ! Il y a aussi des films grand public, au festival de Cannes. Et puis des stars, des tapis rouges où on peut voir parfois un haut de fesse, le bout d’un sein !

L’autre : - Ouais, à vous entendre, c’est quasiment le grand moment érotique de l’année !

Elle : - Ça veut dire quoi, ″érotique″ ?

Moi : - Cela dit, on va s’épargner cette année le non-humour de Michael Haneke et l’enthousiasme épuisant de Xavier Dolan, qui a l’air d’être toujours sous amphét’.

L’autre : - Vous ne l’aimez pas ?

Moi : - Bof, pas trop. J’ai déjà un petit problème avec les Québécois au départ. On est très indulgents avec eux ici en France parce qu’ils parlent français, mais en fait, ce sont des Nord-Américains comme les autres.

Elle : - Ah ? Eux aussi ils veulent boire de la Javel pour guérir du coronavirus ?

Moi : - Non, je ne parlais pas de CE type de Nord-Américain en particulier… Encore que je trouve qu’on ne rend pas assez justice au président des États-Unis. Il y a un fond de vérité quand il préconise de s’injecter du produit désinfectant : quand on se shoote au détergent, on ne meurt pas du coronavirus. Pour en revenir aux Québécois, ils sont aussi épuisants que les autres Nord-Américains, avec leur enthousiasme un rien pénible. Je ne sais pas à quoi ils se dopent, à la caféine, au ginseng, aux pois sauteurs, mais bon sang, il n’y a que Céline Dion qui soit aussi extatique à l’idée de parler à Michel Drucker ! Le Québec, c’est le pays où les chanteuses brament comme des caribous en rut et les réalisateurs ruissellent de bonheur et le font savoir pendant d’interminables minutes dès qu’ils reçoivent la moindre babiole.

L’autre : - Au moins, ils savent dire merci, eux.

Elle : - Il n’y a peut-être pas de festival de Cannes en ce moment, mais on se fait chier tout autant à vous écouter, vous deux !

Moi : - Ben je te remercie ! Toi, dès qu’il y a une conversation un peu sérieuse…

Elle : - Chiante.

Moi : - Sérieuse.

Elle : - Chiante.

Moi : - Je ne sais pas si je vais encore m’adresser à vous si ça continue comme ça !

Elle : - Bah, pour ça, on est tranquilles : t’as personne d’autre à qui causer en ce moment.

Moi : - Ouh, mais tu oublies le propriétaire d’Ursula ! Et puis j’ai ma mère au téléphone tous les soirs.

L’autre : - Entre bonjour-bonsoir avec l’un et raconter votre non-vie à l’autre, on comprendrait presque pourquoi vous avez besoin de compenser ce vide avec des films plombants.

Moi : - Pardon, mais vous oubliez tous mes stagiaires et étudiants ! Et puis merci pour votre remarque, mais c’est petit, ça. C’est vraiment petit. Ça m’apprendra à faire la conversation à n’importe qui.

Elle : - De qui elle parle, là ?

L’autre : - Mmm ?… Je ne vois pas. »

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