7 avril 2020 (Armaggedon)

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Elle : « Alors, comment c’était ?

Moi : - Très fatigant. Comme avant, j’y allais en général deux fois par semaine, faire mes courses en une seule fois me prend plus de temps et d’énergie, et en plus il y avait la queue aujourd’hui…

Elle : - Non mais ça, je m’en fous. J’aimerais que tu me fasses un récit un peu plus exaltant que ça.

Moi : - Un peu plus exaltant ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

Elle : - Ben, qu’il y ait un peu plus d’action ! C’est barbant, les courses ! Je veux que ça gicle ! Qu’il y ait de la tripe, quoi !

Moi : - Pfff, mais t’es pas vraie… La prochaine fois, on ira faire un saut chez un charcutier si tu veux de la tripe… Et tu ne vois pas que je conduis ? Je dois d’abord m’occuper de la route, tu ne crois pas ?

Elle : - Arrête ton cinéma, les rues sont désertes. Tu n’as pas à faire hyper gaffe comme si c’était l’heure de pointe, tout de même !

Moi : - C’est vrai, mais c’est quoi ces envies subites ?

Elle : - Si on ne pimente pas un peu notre quotidien, on ne tiendra jamais le coup ! J’ai besoin d’un peu de fun, et toi aussi !

Moi : - Bon d’accord, allons-y pour le grand récit épique… S’il n’y a que ça pour te faire plaisir… (Après un instant) Il était peu après 10h30 quand j’ai pu entrer au Carrefour de Croix-Wasquehal, écrasé par l’exceptionnelle chaleur de ce mois d’avril tout à fait extraordinaire. Faire la queue en respectant les distances avec mes voisins avait endurci mon instinct de chasseuse. Les sens affûtés, j’étais prête à sauter sur le premier pain complet qui passerait à ma portée, tranché ou non. Quand tout à coup, j’entendis un bruit de tonnerre, soulevant une vague clameur dans le magasin. Je me retournai et vis alors une horde sauvage en train d’envahir le rayon des fruits et légumes, dézinguant le magnifique écriteau "Fraîcheur is coming" (humour de supermarché) et causant la panique parmi les clients venus acheter paisiblement des tomates cerises bio. Tel Attila le Hun et sa bande barbare, des casseurs, juchés sur des poneys…

Elle : - Hop hop hop, je t’arrête tout de suite ! Bon, sur le fond, c’est assez prometteur, mais il va falloir rendre tout ça un peu plus inclusif. Ton récit, là, il est un peu trop genré. C’est pas très respectueux envers toutes celles et tous ceux qui t’écoutent.

Moi : - M’enfin il n’y a que toi qui m’écoutes !!!

Elle : - Eh bien ? C’est bien ce que je dis. Pas respectueux. Des agenres. Qui t’écoutent.

Moi : - Plus les jours passent, plus t’es casse-pieds… Je m’en vais te séparer d’une certaine Allemande, moi… Et puis si c’est tout ce que tu retiens de nos discussions… (Après un profond soupir) Je reprends ma petite histoire… Tels Attila, ses Hunes et ses Huns, une bande de casseuses et de casseurs firent irruption, chevauchant des ponettes et des poneys…

Elle : - Pourquoi des ponettes et des poneys ?

Moi : - Parce que je trouve que c’est plus impressionnant si les casseuses et casseurs ont des montures, et d’autre part tous les chevaux (et les juments) ont déjà été mangés.

Elle : - Han ! C’est pour ça qu’on n’en voit plus à l’hippodrome d’à côté ! Ils sont tous morts !

Moi : - Oui, voilà, c’est ça. Avec toi, on tombe souvent dans le même type d’explication, mais au moins, c’est une assertion qu’on peut refourguer dans beaucoup de situations. Bon, où en étais-je ?… (Prenant un ton un peu grandiloquent) Il était clair que cette bande de hors-la-loi était venue pour en découdre et faire sauter quelques têtes. N’écoutant que mon courage, je plongeai prestement sous un étal de laitues. Je tombai très malencontreusement sur une mère de famille apeurée, et nous poussâmes toutes deux le même cri, car nous nous aperçûmes au même moment que nous ne respections pas la distance d’un mètre qui nous est imposée par toutes les autorités sanitaires de ce pays. Il n’était pas question pour moi d’abandonner une planque aussi commode, aussi je chassai à grands coups de tatane l’intruse et ses deux mioches qui pensaient profiter d’un peu de répit à l’abri des roquettes (je parle des salades, bien sûr). Au-delà des scaroles et des frisées, la bataille faisait rage. J’entendis une quinte de toux sur ma droite, provenant de dessous les mandarines espagnoles, et je braquai mon arme en direction d’une forme ramassée qui tremblait dans la semi-pénombre. Une voix faible s’éleva : "Aaaaah, aidez-mouaaaaah… – J’crois pas, non", répondis-je, cinglante. "Figurez-vous que j’ai vu de très nombreux films, et on sait très bien, vous et moi, que dès que je vais m’approcher, vous allez vous retourner brusquement avec un regard furibard parce que vous êtes un zombie. Ou, pardon, une zombie. Et si ça se trouve, vous êtes déjà contaminé + e – e par les mandarines espingouines* qui sont au-dessus de vous. Je vais vous coller directement une bastos dans la tête, comme ça, on gagnera du temps. – Et à quoi voyez-vous que je ne suis pas humain ? Ou humaine ? – Eh bien on va faire un test très bref : vous avez votre autorisation de sortie ? – Rhâââ non, vous m’avez eu…"

Elle : - Ouais, mais faut quand même que ça reste crédible, ton histoire. Je te vois pas avec une arme.

Moi : - Heu, et si je te dis que le RAID est intervenu, ça te paraît plus crédible ?

Elle : - Ouais, vachement plus !

Moi : - Bien. À partir du moment où la maréchaussée intervint, ce fut une vraie boucherie, et pas seulement au rayon du même nom. Le ou la zombie pas encore zombie se prit malencontreusement une balle perdue. Il ou elle alla agoniser parmi les petits-suisses. Le pire, ce fut au rayon des pâtes et du riz, où bientôt on ne distingua plus les taches de sauce tomate du vrai sang coulant des blessures des ponettes et des poneys.

Elle : - OH OUI OH OUI, C’EST BON !

Moi : - Presque à bout de souffle, j’entrepris une lente progression en m’aplatissant au maximum contre les linéaires. Les policiers du RAID étaient en train d’affronter de véritables forteresses humaines furibardes et quasiment imprenables qui assenaient moult coups d’épée à gauche et à droite. J’ai toujours tenu nos vaillants représentants de l’ordre pour des symboles de puissance, d’intelligence et de force de volonté, mais il fallait reconnaître qu’ils n’en menaient pas large pour endiguer la déferlante des Hunes et des Huns, comme dopés à la compote sans sucre (ils en avaient dévalisé le rayon). Certes, les policiers ne sont plus formés de nos jours à combattre les chevaliers, et c’est bien malheureux. Ils luttaient, bouclier contre bouclier, défendant les rangées de boîtes de raviolis avec un courage immense. À vue de nez, le combat avait l’air très inégal, mais je laissais là ce spectacle et poursuivais ma progression, ruisselante de sueur, en rampant parmi les rayons de couches pour bébé. J’eus l’idée d’ouvrir quelques paquets et de rembourrer ma veste avec des protections à élastique afin d’avoir un semblant de cuirasse en cas de nouvelles balles perdues. C’est ainsi que je parvins à gagner la caisse la plus proche, où toute activité était en suspens : l’opérateur de caisse était en effet en pleine recherche de code pour les Pink Lady et l’opération, en apparence simple, avait viré à l’effort collectif grâce à ses deux voisines hôtesses de caisse toujours prêtes à aider (à titre d’information, c’est le 312). Quand ce fut mon tour, je franchis les derniers mètres à croupetons et déposai un pain complet et une salade sur le tapis roulant, tous mes sens en alerte. Étonnée par l’impassibilité et le regard indéchiffrable du caissier, je lui demandai s’il n’était pas un peu troublé par les cris et explosions qui provenaient du fond du magasin. "Du remue-ménage ? Ah peut-être. Vous savez, quand on se fait incendier par les clientes et clients au sujet du raisin blanc mal emballé alors que c’est même pas la saison, il y a des choses auxquelles on ne prête plus attention…" Comme je me demandais si la Providence n’avait pas envoyé sur mon chemin un stoïcien souffrant d’ataraxie sévère, ou plus simplement un Allemand perdu en France, j’entendis ces paroles stupéfiantes, comme sorties du tréfond des âges : ″Eh mais dites donc vous croyez quand même pas chourrer des couches-culottes comme ça en douce. Sortez-moi tout ça de dessous votre manteau que je vous les décompte″. C’était donc la dernière épreuve du jour, celle des bons comptes qui font les bons amis. Je sortis enfin du supermarché non sans avoir jeté un dernier regard sur ce brave, héros humble et anonyme du tapis motorisé et de la caisse enregistreuse.

Elle : - Ah ouais ! C’est assez chouette magré quelques baisses de régime ici et là dans le récit.

Moi : - Merci pout tant de mansuétude. Mais pourquoi ces penchants glauques et sanguinaires, dis-moi ?

Elle : - On voit bien que tu passes pas toute la sainte journée sur un parking coincée à côté d’une Allemande aussi drôle qu’un test de résistance psychologique à la dépression suicidaire.

Moi : - Moi je crois que c’est plutôt l’excès de soleil qui te tape sur la carrosserie… »

* Rappel : l’Espagne est alors en pleine explosion épidémiologique

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