Après

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"Et ensuite ?"

La petite blonde ouvre de grands yeux écarquillés sous sa frange.

Le reste de l'assistance retient son souffle.

Lucie sourit et laisse passer un temps de pause, ménageant son effet. Lorsqu'elle voit que les trente-cinq élèves de la classe de première sont pendus à ses lèvres, elle reprend la parole :

"Ensuite, Maya a fait asseoir le gars sur une chaise et ... Mais elle voudra sans doute vous raconter ça elle-même, n'est-ce pas ?

La colombienne enchaîne avec aisance, leur petit numéro de duettiste étant bien rodé :

"J'ai trouvé un truc pour lui attacher les mains, et je lui ai demandé ce qu'il faisait là, et qui l'avait envoyé. Bien sûr, il a commencé par me traiter de tous les noms, mais il a fini par me dire qu'il était seul, qu'il avait trouvé Lucie au hasard sur un groupe Facebook, et que comme il l'avait reconnue, ça lui paraissait drôle de l'emmerder.

Ca a commencé par des messages publics, puis des messages privés, et enfin, comme il me l'a dit, il a "pété les plombs", il a voulu la retrouver et au moment où il est arrivé chez elle, il n'avait plus qu'une idée en tête : la tabasser."

Lucie ne peut retenir un frisson rétrospectif à ce passage de l'histoire. Dire que ce mec voulait vraiment la frapper (voire pire) juste pour des commentaires sur un réseau social ... La voyant piquer du nez, l'air sombre, Maya la pousse discrètement du coude, pour la ramener à la réalité. La jeune femme se redresse, elle sait que c'est le moment de passer à la conclusion. Elle se force à sourire, et énonce d'un ton pédagogique :

"Maya a fait ce qu'il fallait : elle a rappelé la police, cette fois pour leur dire que je subissais une tentative d'effraction avec menaces de mort. Ils sont arrivés assez vite, et ont embarqué le type. A l'heure actuelle, il a interdiction de m'approcher, et il passe en jugement le mois prochain. Happy end, heureusement !

  • Vous avez des questions ? Demande Maya.

Comme à l'annonce d'un signal, la parole des élèves jaillit dans un brouhaha inintelligible.

"Dans le calme ! Et on lève le doigt pour demander la parole !" S'écrie la prof, qui restait jusqu'ici en retrait.

Les adolescents se calment peu à peu, et posent leurs questions les uns après les autres :

"Comment on fait pour protéger ses données sur Internet ?

  • Il faut faire quoi si on reçoit des messages chelous ?
  • Ma copine, elle envoie des photos d'elle à poil à son mec, ça craint ou pas ?"

Maya et Lucie répondent à tour de rôle, donnent des références, des textes de loi, des numéros verts, des adresses ... Puis la cloche vient mettre fin à leur conférence.

"On remercie Lucie et Maya, de l'association [XXX], pour leur visite, et on sort en silence !" conclut la prof.

Elle reste quelques instants pour échanger quelques mots avec les des deux jeunes femmes et les raccompagne à la sortie du bâtiment. Une fois seules, Lucie soupire : 

"Je meurs d'envie d'une clope.

  • Va falloir sortir pour ça, dit Maya, tu voudrais pas devenir un mauvais exemple pour la jeunesse, non ?

Lucie rigole, et se dirige vers le porche du lycée. "C'est drôle, pense-t-elle en louvoyant au milieu du chaos de la cour, chaque fois que je reviens dans un lycée ou un collège, ça me rappelle quand j'étais élève ... J'aurais bien aimé qu'il y ait des intervenants comme nous ..."

Perdue dans ses pensées, cherchant son briquet dans son sac - évidemment, il est encore allé se loger tout au fond - elle ne remarque pas la petite blonde qui a pris la parole un peu plus tôt en classe, cachée derrière un pilier.

"Madame ?" dit une petite voix tremblante.

Maya donne un coup de coude à son amie.

"Hein ?

  • Je crois que t'as des fans, murmure la colombienne en désignant l'adolescente.

Lucie lève enfin les yeux de son sac ; la gamine se dandine d'un pied sur l'autre, visiblement mal à l'aise. Frange dans les yeux, vêtements informes et trop grands, sac grisâtre, on dirait qu'elle cherche à tout prix à se faire oublier. Lucie lui fait un sourire encourageant, elle ne connaît que trop bien cette habitude, qui a été la sienne de nombreuses années, de raser les murs. Elle prend sa voix la plus douce pour lui parler : 

"Re-bonjour ! Tu voulais nous dire quelque chose ?"

La fille regarde par terre. Dans les manches de son pull XXL, elle se tord les mains. Lucie et Maya attendent ; elles savent que la parole doit venir d'elle.

Enfin, l'adolescente relève la tête, se mord les lèvres, et dit à toute vitesse :

"Je ... Je m'appelle Sonia. Je suis lesbienne."

Ses yeux bleus se remplissent de larmes, et finissent par déborder.

"C'est la première fois que j'le dis. Le mot, j'veux dire. J'ai trouvé des articles sur internet, mais je sais pas comment faire, si je dois en parler à mes parents, à mes potes ..."

Le reste de la phrase se perd dans ses sanglots. Lucie et Maya se regardent, se consultent muettement quelques secondes : "Toi ou moi ?" Finalement, c'est Lucie qui enchaîne : 

"Tu es très courageuse de mettre des mots sur ce que tu ressens. Si tu as besoin d'en parler, on peut te donner des numéros que tu peux appeler anonymement. Et tu as peut-être une personne de confiance dans ton entourage à qui tu peux te confier ?

  • Je ... Je crois, balbutie la fille.

Elle se torche le nez du revers de sa manche.

Maya enchaîne, avec son sourire le plus rassurant : 

"Tu n'es pas obligée d'en parler tout de suite à tout le monde si tu ne veux pas. Mais il y a des gens qui peuvent t'aider à mettre au clair tout ça. Tiens, dit-elle en lui donnant une brochure, cette association est spécialisée dans l'écoute et l'accompagnement des jeunes qui ont des questions au sujet de la sexualité et de l'orientation sexuelle. Tu peux les appeler de notre part, on les connaît bien.

  • Merci ... 

Sonia prend le document et le fourre dans sa sacoche. Elle semble hésiter, puis, finalement, demande : 

"Et vous ? Comment vous avez fait ?"

Lucie et Maya sourient : 

"Il n'y a pas de recette miracle. Mais on a parlé avec des gens concernés, qui étaient passés au travers des mêmes épreuves. Et ça nous a beaucoup aidées."

Sonia regarde encore une fois les deux jeunes femmes et, pour la première fois, sourit. Elle a l'air soulagée, et déclare au bout de quelques instants : 

"Bon, ben ... J'vais y aller, j'ai cours. Merci pour tout."

Elle file dans les couloirs, sa sacoche lui battant les flancs. 

"Encore une mission réussie, dit Maya.

  • Ouais. Bon, on sort maintenant ? demande Lucie, j'ai vraiment besoin de cette clope.

Elles franchissent les hautes portes de l'établissement, et remettent leurs cartes de visiteur à l'entrée. Sur le trottoir, Lucie brandit victorieusement son briquet : 

"Enfin !"

Et avant d'allumer sa cigarette, elle embrasse Maya.


FIN




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